Lieu public


 

En distinguant « lieu public » d’« espace public », on rompt avec le concept générique d’espace et avec l’acception habermassienne d’« espace public », par ailleurs abordée dans ce dictionnaire. La notion de « lieu » fait référence à un « endroit », à une entité susceptible d’être située géographiquement et d’être matériellement définie, fragment de campagne, village, quartier ou édifice particulier en ville.

Certains lieux associent, dans leur formulation, l’adjectif public. Si l’on se réfère à la France, on pense immédiatement à l’école laïque, certes publique, mais encore, au moment où elle fut créée, celle des garçons et celle des filles. On en voit encore le souvenir inscrit sur les bâtiments qui flanquent les mairies de la République. On pense aussi, à propos de « lieux publics », aux jardins publics, autre invention de la jeune République française sinon du Second Empire. Ces lieux publics, ouverts sous certaines conditions d’horaires, à l’air libre pour les derniers, abrités pour les premiers, se distinguent du plus étendu des lieux publics : celui de la voirie publique, immense réserve d’espace qui relie les parcelles privées affectées à divers usages urbains ou ruraux.

 

Lieux privés, communs et publics…

Aussi est-il nécessaire de se donner, pour l’examen de la notion de « lieu public », une indispensable profondeur de champ, à la fois historique, géographique, architecturale et anthropologique. Ainsi fera-t-on remarquer que les communautés paysannes d’avant la révolution industrielle avaient une pratique des communs ou des communaux, souvent prés, étangs et bois, qui permettait de distinguer les biens d’une famille de ceux auxquels avait accès l’ensemble de la communauté rurale établie sur un territoire donné. De même, dans les pays régis par la Charia (la loi musulmane), la notion de « lieu public » n’a pas de sens et c’est à la fois le pouvoir et le rapport du masculin et du féminin qui ordonnent les usages des lieux selon qu’ils sont domestiques ou partagés par la Umma (la communauté des musulmans) ; cette conception n’est pas sans rapport avec une culture méditerranéenne illustrée dans la Grèce antique, par la séparation sexuée des mondes d’Hermès et d’Hestia (Vernant, 1963).

Une distinction doit par conséquent être établie entre deux termes apparemment proches : commun et public. Le premier renvoie en effet à un groupe rattaché à un territoire et à des valeurs fortement homogènes tandis que le second assure la coexistence de territoires et de collectifs fondés sur des histoires et des valeurs diverses mais compatibles. Deux grands sociologues européens du début du XXe siècle ont identifié ces deux formes d’être ensemble : « Gemeinschaft / Gesellschaft », selon le sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1887) et « solidarités mécaniques et organiques », pour le sociologue français Émile Durkheim (1893).

En République française, nation qui a forgé son unité en luttant contre les particularismes provinciaux (Weber, 1983), pays où la loi sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905 a accru le clivage entre le public et le privé, le terme public désigne une sphère où les valeurs mises en avant par les Lumières au XVIIIe sont devenues la règle, la loi, le droit… et continuent à se développer dans l’espace de dialogue ouvert par la démocratie. Ces valeurs partagées – affichées (Liberté, Égalité, Fraternité) ou déclarées (Solidarité, Laïcité…) – constituent un socle de références pour la République, ses citoyens et les étrangers qui y résident, auxquelles doivent se soumettre, plus qu’en d’autres démocraties (notamment celles de culture anglo-saxonne) les valeurs particulières des communautés, ethniques, religieuses, confessionnelles, corporatistes, culturelles, sexuelles…

 

Les lieux publics et les lieux privés ouverts au public, couverts ou découverts…

La référence initialement faite à l’école nous met sur la piste d’une autre distinction qui constitue une bonne entrée pour cerner la notion de « lieu public », non plus dans son rapport au social, mais dans son rapport au spatial. L’école publique revêt, la plupart du temps, la forme d’un espace clos et couvert (son enceinte, la « grille » d’entrée, les classes, la cour, le préau…) : son ouverture au public, à des publics bien sériés, en termes d’âges, voire de sexes, et même de « niveaux », est en effet précisément définie. On peut distinguer ce genre, clos et ouvert sous certaines conditions, de celui des lieux publics, assurément les plus fréquentés et les plus ordinaires, qui sont mis en permanence à la disposition du public sans contrepartie financière et discriminante. La « voirie publique », avec ses places et ses rues, mais aussi ses jardins publics évoqués plus hauts, entre dans cette catégorie : elle participe d’un dispositif permettant une vaste gamme de communications et d’échanges (de biens et de personnes) entre des entités sociales réparties sur un territoire donné, notamment urbain.

Ceci ne signifie pas que cette voirie et ces « espaces verts », largement ouverts à toutes les couches de la société, soient dépourvus de règles pour leur utilisation. La police de la voie publique est une forme de « maintien de l’ordre » ancestrale et remonte à ces « coutumes » instituées par les échevins des villes de la fin du Moyen-âge pour libérer les rues, d’abord, des encombrements matériels, animaux et humains, faisant obstacle à la circulation en ville, puis garantir l’ordre public dans ces lieux ouverts à tout un chacun. Entre la voirie entièrement ouverte au public et le domicile fermé sur les intimités privées (Sennett, 1979), et d’abord familiales, se déploient de nombreux lieux, bâtiments mais aussi espaces de plein air, propriété de personnes ou de sociétés privées, voire d’institutions publiques, qui peuvent recevoir des publics variés, parfois précisément définis, comme les enfants des écoles ou les fidèles de certains cultes. Dans les sociétés mondialisées du voyage, gares et aéroports – autres lieux publics – cherchent à sortir de leur condition de « non-lieux » (Augé, 1992), en proposant comme alternative aux « pas perdus » des espaces d’attente plus conviviaux.

De même, avec l’apparition de la société de consommation et l’extension, à la périphérie des villes de formations urbaines pavillonnaires très étalées, obligeant le recours aux déplacements en automobile, se sont développées d’immenses zones commerciales, privées (mais ouvertes au public des consommateurs… et des curieux). Organisées autour d’une « grande surface » de vente, polymarchande, elles alignent une suite de devantures qui prétendent reconstituer l’ambiance d’une rue urbaine réelle, tout en protégeant les chalands des intempéries.

 

Les lieux publics comme espace de représentation

Le théâtre est à la fois une activité, littéraire et artistique, et un lieu concret, outil de travail des acteurs, ouvert au public des spectateurs. Comme fiction, il a partie liée avec la démocratie et libère une parole auparavant soumise au carcan des dépendances sociales, culturelles et religieuses. Il ouvre le droit à l’expression dans l’espace public en gestation (Habermas, 1962). Auparavant, le Carnaval, en plus d’être un défilé de rue, aura été une représentation cathartique des souffrances de la domination en régime non démocratique, par le renversement des rapports sociaux qu’il autorisait en ce seul jour ou cette unique semaine de l’année (Leroy Ladurie, 1979).

Quant à la manifestation de rue, avec ses bannières, ses slogans et ses adresses dénonciatrices des abus des puissants ou des crimes des fanatiques (7 et 11/01/2015), elle est, de nos jours, une représentation majeure du droit à l’expression et à la protestation en démocratie. Son succès, sa portée et ses effets potentiels sont mesurés, tant par ses protagonistes que par les pouvoirs – qu’on dit aussi « publics » –, à partir du nombre de personnes rassemblées dans les lieux éminemment publics que sont les places, lieux de formation et de dislocation du défilé, et les rues et boulevards empruntés par le cortège des manifestants. Pour occuper la voie publique, elles font l’objet d’une demande d’autorisation qui, en plus de définir les lieux occupés, garantissent les propriétés riveraines et fixent les limites des formes protestataires, parfois « débordées » par la violence de manifestants échappant au contrôle des organisateurs, en dépit de leur recours à un service d’ordre.

Plus largement, le traitement esthétique des voies de circulation, l’ordonnancement architectural des façades et le choix du mobilier urbain, la création des places, le dessin des perspectives, l’érection des monuments, des obélisques, des fontaines et autres statues allégoriques (Agulhon, 1979), l’attribution de noms aux rues, l’édition des plans de ville, celle des lignes de métro, outre qu’ils structurent les parcours dans l’immensité du réseau de la voirie publique, inscrivent ces lieux dans la mémoire collective des citadins-citoyens (Halbwachs, 1950 ; Nora, 1997).

 

La rue, lieu public majeur, entre marche et circulations mécaniques

On notera que, même à l’époque de la toute-puissance de l’automobile, les manifestations sont restées associées de manière dominante à la marche. Celles qui recourent à des moyens mécaniques concernent des corporations bien identifiées : les paysans et leurs tracteurs, les chauffeurs et leurs camions ou leurs taxis… Mais en adoptant une allure à peine supérieure à celle de la marche, ces manifestations « paralysent » tout autant la circulation. En étant souvent associée à cette forme d’action majeure de la protestation qu’est l’arrêt du travail, la « grève » – originairement cette étendue en bordure de Seine où se réunissaient les ouvriers en recherche d’emploi –, la manifestation prend le contrepied du temps de la production moderne, en permanente accélération (Rosa, 2012).

L’occupation piétonne de la voirie publique urbaine a été, jusqu’au XIXe siècle, un mode majeur d’être en ville et la circulation en automobile l’a supplanté, au siècle dernier. Cette dernière est devenue un mode d’utilisation spatialement et temporellement dominant de l’espace public urbain, tant pour le transport des biens que celui des personnes, et son développement est en rapport direct avec l’élargissement de la production et de la consommation. Elle a profondément transformé la configuration de l’espace public comme sa perception et sa représentation dans l’espace urbain tout au long du siècle dernier et d’abord dans les pays développés. L’espace du piéton s’est réduit au trottoir et il est, dans l’espace public de la voirie, le seul où sa présence soit pleinement admise. Bien plus que l’accueil et la protection du piéton, ce dispositif a été adopté pour ne pas gêner la vitesse de déplacement des véhicules. La quasi-totalité de l’espace restant a été progressivement réservé aux engins mécaniques et s’est appareillé de tout un système de signalisation et de dispositifs assurant la fluidité de la circulation.

Aujourd’hui cette hégémonie de la voiture individuelle, source de pollution, est remise en cause à travers l’extension, en centre-ville, parfois contestée, des zones piétonnes, et la priorité redonnée aux modes de déplacement doux ainsi qu’aux transports collectifs. Partout requalifié, en termes de matériaux de sol, de mobilier urbain et d’ornements arbustifs, pour une présence mieux accueillie du piéton, l’ « espace public », entendu comme espace physique dédié à la communication (parcours, rencontres, design urbain) fait, aujourd’hui, l’objet du plus grand soin de la part de certains urbanistes et architectes (Gehl, 2012).

Avec cette réserve que l’accroissement des inégalités sociales met au ban de la société, et particulièrement dans les lieux publics, où ils pratiquent l’économie de la manche, de plus en plus de « marginaux ». Le caractère insupportable de leur misère, voire la crainte, souvent irrationnelle, de certains passants, conduisent certaines autorités municipales jusqu’à créer, à défaut de pouvoir les chasser – dès le moment où ils ne troublent pas « l’ordre public » –, des dispositifs dissuasifs, comme des bancs modernes dont les accoudoirs ne leur permettent plus de s’allonger.


Bibliographie

Agulhon M., 1979, Marianne au combat, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1889, Paris, Flammarion.

Augé M., 1992, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éd. Le Seuil.

Durkheim É., 1893, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France, 2007.

Gehl J., 2012, Pour des villes à échelle humaine, trad. de l’anglais par J.-P. L’Allier, Montréal, Éd. Écosociétés.

Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

Halbwachs M., 1950, La Mémoire collective, Paris, A. Michel, 1997.

Leroy Ladurie É., 1979, Le Carnaval de Romans. De la Chandeleur au mercredi des Cendres (1579-1580), Paris, Gallimard, 1986.

Nora P., 1997, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard.

Rosa H., 2012, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, Éd. La Découverte.

Sennett R., 1979, Les Tyrannies de l’intimité, trad. de l’américain par A. Berman et R. Folkman, Paris, Éd. Le Seuil.

Tönnies F., 1887, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, trad. de l’allemand par N. Bond et S. Mesure, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

Vernant J.-P., 1963, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », L’Homme, 3, 3, pp. 12-50.

Weber E., 1983, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, trad. de l’anglais par A. Berman et B. Géniès, Paris, Fayard, 1988.

Auteur·e·s

Pinson Daniel

Laboratoire interdisciplinaire en urbanisme Aix-Marseille Université

Citer la notice

Pinson Daniel, « Lieu public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/lieu-public.

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