Livre politique


 

La télévision et l’internet n’ont pas tué – loin de là – le livre politique. Par la légitimité culturelle qui continue à lui être associée, celui-ci, en France au moins, nourrit plus que jamais l’actualité politique. Ainsi le septennat de François Hollande (2012-2017) s’ouvrit-il sur une série de livres-programmes (Hollande, 2011 ; Hollande, 2017) et s’abîma-t-il sur deux publications aux effets cumulativement délétères, les confessions de son ancienne compagne d’abord (Trierweiler, 2014), ; ensuite, celles de l’intéressé se confiant bien imprudemment à deux journalistes du Monde (Davet, Lhomme, 2016). Mais n’est-ce pas le même François Hollande qui, plusieurs mois durant, a parcouru le pays pour dédicacer son livre en forme de mémoires (Hollande, 2018) ?

On plaidera ici pour que le livre politique soit pris au sérieux. En tant que source, sa valeur est certes très discutable. Les historiens sont parfois obligés de faire avec, sollicitant par exemple les témoignages publiés de rencontres au sommet entre leaders politiques ou entre chefs d’État, mais ils savent bien sûr que tout témoignage est orienté par les convictions et les intérêts de celui qui fut aussi forcément un peu acteur de la scène qu’il raconte. Les livres de politiques ne sont-ils pas toujours d’abord des plaidoyers pro domo ? En revanche, en tant qu’objet structurant de la vie politique, le livre politique mérite attention (Neveu, 1992). Par exemple, il est indiscutable que certains livres constituent des coups éditoriaux qui vont profiter à leurs auteurs : en vendant à plus de 100 000 exemplaires de son Qu’ils s’en aillent tous !, Jean-Luc Mélenchon s’imposait en 2010 comme figure incontournable de la gauche ; de même François Bayrou en 1994 à droite, dont le Henri IV. Le Roi libre s’écoulait à 300 000 exemplaires. S’il n’anticipe pas mécaniquement les performances électorales, le succès du livre témoigne d’un intérêt de l’opinion publique pour une personnalité. Cet intérêt n’est pas réductible à la lecture ou à l’achat du livre : il se nourrit de l’attention portée par l’ensemble des médias à une publication qui pourra valoir à son auteur une recension dans la presse, un entretien, une invitation à la télévision, des commentaires sur les réseaux sociaux… Autant de façons d’attirer l’attention sur soi auprès d’un électorat qui va bien au-delà du lectorat. Certains livres politiques font événement parce qu’ils révèlent les coulisses de la vie politique, qu’ils obligent à réviser l’image de telle ou telle personnalité politique, qu’ils bousculent les rhétoriques politiques convenues ou font bouger les lignes qui marquent les frontières partisanes.

 

Un genre indéfinissable

Mais qu’est-ce d’abord qu’un livre politique ? Tous les spécialistes du livre entrevoient la difficulté pour les libraires, se risquant à constituer un rayon consacré aux « livres politiques », à trancher sur le statut qu’il convient de donner à des productions très véritablement « politiques » : que faire d’une biographie historique signée d’un ancien ministre ? Du roman d’un leader partisan considéré comme présidentiable ? D’un essai sur les politiques de santé signé d’un haut-fonctionnaire ou d’un chercheur ? Du portrait journalistique de la femme d’un chef d’État ?… La caractérisation d’un livre comme « politique » est un geste social lourd de sens que certains acteurs sociaux sont habilités à effectuer : le libraire ou le bibliothécaire qui, on l’a dit, classent les ouvrages qu’ils reçoivent ; le média qui en rend compte – en pages politiques ? en pages culturelles ? en page littéraires ? ; l’éditeur qui, via le péritexte, catégorise plus ou moins explicitement le texte – nom d’une collection, résumé de l’ouvrage, illustration de couverture, présentation de l’auteur, titre, etc. ;et bien sûr l’auteur, a priori le mieux placé pour dire le sens de son travail, mais très loin de pouvoir prétendre contrôler la réception qui en sera faite. C’est bien l’auteur qui s’exprime le premier par l’écriture, et il n’est pas rare qu’il reprenne la main pour préciser, par exemple le temps d’un entretien, si, selon lui, son livre est ou non politique. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il a, sur ce terrain, le dernier mot…

Ainsi appréhendé comme socialement coproduit à l’échelle de configurations complexes (les acteurs sociaux précités sont en interaction au gré de rapports de force très variables), le livre politique échappe à toute définition essentialiste. Utilisée qui plus est au singulier, l’expression « livre politique » ne peut que susciter la perplexité du chercheur s’intéressant à cet objet ; celui-ci n’aura alors d’autre solution, s’il veut objectiver cette catégorie, que de suivre les méandres des labellisations opérées par d’autres : le Henri IV. Le Roi libre de F. Bayrou (1999) a été de fait, qu’on le veuille ou non, considéré par beaucoup comme un livre politique participant d’une stratégie de montée en présidentialité de son auteur, le succès du livre ayant eu en outre des conséquences politiques puisqu’il lui permettait de consolider un leadership partisan. Lorsque les commentateurs cherchaient les analogies possibles entre le premier des Bourbons et le leader de l’Union pour la démocratie française (UDF), entre les guerres de Religion et nos querelles politiques contemporaines, ils contribuaient à faire de ce livre un « coup politique » là où d’autres n’auraient voulu voir qu’un exercice académique… Quant au livre de V. Trierweiler sur son compagnon F. Hollande (livre vendu, a-t-on dit, à plus de 500 000 exemplaires), il a été évidemment reçu comme un livre politique. Comment contester qu’il le fut au moins par ses conséquences, tant il a participé à l’effondrement de la popularité de celui qu’il critiquait violemment ?

Au-delà de ces exemples connus, les verdicts sur la nature (politique ou non ?) des ouvrages apparaissent souvent flottants et fragiles, pour une raison simple : les critères auxquels ils s’adossent sont multiples, souvent eux-mêmes assez flous et divergents. Les commentateurs autorisés précédemment évoqués ont beau jeu de mobiliser tel ou tel critère pour formuler les verdicts qui les arrangent… Passons rapidement sur le critère du contenu : si est politique un livre qui parle de politique, L’Éducation sentimentale (Flaubert, 1869) est un livre politique. Le politique ? La politique ? Le critère du genre (au sens de genre littéraire) est à peine moins déraisonnable : le livre politique serait par définition un essai, à l’exclusion donc des formes « littéraires » comme le roman ? On peut aussi construire la catégorie à partir du profil des auteurs – appartiennent-ils ou non au champ politique ? –, en argumentant autour des arrière-pensées souvent très politiques qui président à la publication. On considérera alors les romans de Valéry Giscard d’Estaing ou de Bruno Le Maire comme politiques, mais quid de la correspondance de François Mitterrand (1916-1996) – les Lettres à Anne –, publiée à titre posthume en 2016 ? On peut affiner en s’intéressant aux éditeurs et aux collections ou bien aux réceptions (dans la presse, sur les réseaux sociaux, etc.). Les critères se superposent et s’entremêlent…

 

L’essoufflement de la tradition politique lettrée

Le livre politique a une histoire (Le Bart, 2012). Alternative au glaive, la plume est apparue précocement comme consubstantielle au pouvoir politique, pour des raisons qui tiennent à la fois à la nécessité de légitimer celui-ci, à la bureaucratisation de l’État, et à ce que Norbert Elias (1897-1990) a appelé la civilisation des mœurs (1973). Homme de plume autant qu’homme de guerre, Richelieu (1585-1642) laisse par exemple après lui des milliers de pages, un Testament politique (1688), des pièces de théâtre, etc. L’espace public moderne se trouve nourri par la prétention des gouvernants à mettre l’écrit au service de leur autorité, mais c’est aussi par l’écrit que leurs adversaires tenteront de s’opposer. Propagande royale et Imprimerie Nationale d’un côté, mazarinades et libelles subversifs de l’autre… En valorisant la culture, l’État français incite plus qu’aucun autre ceux qui prétendent gouverner à exceller sur ce terrain autant que sur les champs de bataille. L’équation qui noue grandeur littéraire et grandeur politique, propre à l’hexagone en sa forme exacerbée, autorisera tout au long du XIXe siècle un curieux mélange des genres : François René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, et d’autres, la gloire littéraire autorise alors toutes les prétentions politiques… ! Ce n’est que fin XIXe siècle, avec la professionnalisation des rôles politiques, que les mondes littéraires et politiques vont commencer à diverger. Certes, les grandes figures politiques sont hommes de culture, grands lecteurs, amis des hommes et femmes de lettres, parfois eux-mêmes travaillés par l’envie d’écrire, mais la politique exige le sacrifice de cette vocation. Le politique sera peut-être journaliste, essayiste, historien (François Guizot, Adolphe Thiers, Jean Jaurès…), mais il devra renoncer à la « pure » littérature, quitte à exhiber ce renoncement comme une forme de sacrifice (Léon Blum ou François Mitterrand).

Activité de temps plein qui suppose le sacrifice de soi, la politique moderne exclut l’écriture entendue comme activité solitaire et égotiste, en tous cas pour ceux qui sont au pouvoir. En revanche, pour ceux qui s’opposent et attendent de pouvoir un jour gouverner, l’écriture, la publication demeurent d’excellents moyens pour toucher une opinion publique désormais démocratique et donc arbitre des débats politiques. La démocratisation joue donc en sens inverse de la professionnalisation : mais si elle incite à exister via les médias et l’espace public, ce sera évidemment en privilégiant une écriture strictement politique : livres-programmes, pamphlets, livres de doctrine, mémoires politiques, etc. Il s’agit de s’adresser à un lecteur qui est d’abord un électeur, en pariant sur le fait que la politique moderne fait naître, du côté d’un public scolarisé, une curiosité citoyenne qui incitera à la lecture. Les politiques ne sont évidemment pas les seuls à parier sur cette curiosité : journalistes, publicistes, commentateurs, et bientôt politologues contribuent à faire advenir cette improbable catégorie du « livre politique », de « l’essai politique », en référence à un public dont on ne cerne que très imparfaitement les contours sociologiques – lectorat diplômé ? militant ? masculin ? –, mais dont on peut penser qu’il prolonge celui de la presse nationale, qu’il correspond aux électeurs qui ne s’abstiennent jamais, qui déclarent s’intéresser à la politique, etc. Loin de toute prétention littéraire, le « livre politique » existe désormais comme genre à part.

Les professionnels de la politique sont très loin de pouvoir prétendre à un quelconque monopole en matière de production des livres politiques. Au-delà de la sévère concurrence qu’ils se livrent entre eux (les performances éditoriales anticipent-elles les performances électorales ?), ils doivent affronter celle d’auteurs soucieux de faire valoir un autre regard sur la politique, et désireux de faire vivre l’espace public démocratique : froide objectivité du journaliste dévoilant les coulisses de la vie politique et ne s’interdisant pas toujours le sensationnalisme qui fait vendre (Le Bart, Leroux, Ringoot, 2014), expertise du chercheur en sciences sociales, critique à l’emporte-pièce de l’essayiste jouant sur la dénonciation facile des « politiciens ». Le média « livre », comme la presse et comme désormais les réseaux sociaux, donne à voir une infinie pluralité de points de vue sur la politique.

Une autre facette de la professionnalisation politique tient au développement, tout au long du XXe siècle, des partis politiques, ce qui n’est pas sans effet sur le livre politique. L’enrôlement progressif des notables, l’obligation faite aux personnalités de s’astreindre à une discipline collective et de s’en tenir à une ligne définie collectivement, vont donner au livre politique – en particulier au livre de politique –, une orientation très particulière. N’importe qui ne peut s’autoproclamer porte-parole d’une formation politique : la production discursive est régulée, voire encadrée. Le livre exprime désormais souvent une tension entre énonciation individuelle – auctorialité manifestée par une signature – et énonciation collective – livre signé à plusieurs, livre signé par l’organisation, désindividualisation de l’énonciation. À travers les ouvrages publiés aux Éditions sociales, le parti communiste illustre plus qu’aucun autre cette tension : celui qui s’exprime commence toujours par s’auto-effacer en tant qu’auteur singulier. Il n’est que le porte-parole autorisé du collectif. La figure de « l’auteur » s’estompe…

 

Le retour de l’auctorialité politique

Cette tension entre un champ politique, dont on a pu dire qu’il était hostile aux personnalités (phobie du césarisme après-guerre), et un champ éditorial au contraire pénétré de l’idéologie de l’auteur singulier (Heinich, 1995) va disparaître avec le retour au pouvoir du général de Gaulle et l’avènement de la Ve République. Par la centralité conférée au chef de l’État, cet événement marque en effet la réconciliation, au cœur même du jeu politique, entre institutionnalisation et personnalisation. En tant qu’expression individualisée, le livre de politique connaît un succès éclatant : la publication des Mémoires de Guerre, au fil de la décennie 1950, a permis au général de Gaulle (1890-1970) de travailler sa popularité, bien mieux que, par exemple, sa position institutionnelle de leader partisan (chef du Rassemblement du peuple français – RPF). Loin de signifier, comme le titre aurait pu le suggérer, son renoncement à gouverner, les Mémoiresconfèrent à leur auteur une popularité qui facilitera son retour au pouvoir, parmi d’autres facteurs évidemment.

Inédite, l’équation gaullienne est double : d’un côté, un président, incarnation de la France pour qui l’écriture politique est une évidence, et à qui le statut d’écrivain sera concédé y compris par ses adversaires ; de l’autre côté, des collaborateurs ministres souvent issus de la haute-fonction publique et socialisés à travailler docilement dans l’ombre du grand homme. Il en résulte une division très nette du travail de communication politique, au seul profit du chef de l’État, et qui se retrouve sur le terrain éditorial. Le président participe d’une grandeur tout à la fois militaire, historique, politique, et littéraire, ne laissant à ses collaborateurs que l’austère service de l’État.

L’écriture comme privilège présidentiel ? Ce serait oublier une gauche qui s’oppose plume en main, à l’image de F. Mitterrand publiant en 1964 son fameux Coup d’État permanent. Ce dernier ouvrage constitue sans doute un tournant en ce qu’il marque la conversion des adversaires du général de Gaulle à une forme de présidentialisation adossée à l’écriture, écriture certes politique par son contenu, mais aussi soucieuse de légitimité littéraire. Et si l’écriture est la marque qui définit le président, elle deviendra rapidement le critère qui définit le présidentiable. Il en résultera, après le général de Gaulle, un processus de banalisation du livre politique. Tous les présidents, mais aussi tous les présidentiables, se sentiront contraints de publier. Ce qui était au départ la stratégie de distinction de quelques-uns (voire d’un seul) devient la norme ordinaire pour quiconque veut attirer l’attention et endosser le costume de présidentiable avéré, supposé, possible, putatif… À mesure que cette norme se diffuse à tous les présidents en exercice, à tous les candidats à l’élection présidentielle, aux candidats des primaires et plus généralement à tous ceux qui veulent exister dans un champ politique de plus en plus présidentialisé, la grandeur littéraire se délite. Le modèle gaullien obséda Georges Pompidou (agrégé de Lettres, 1911-1974), V. Giscard d’Estaing (qui s’essaya au roman), et bien sûr F. Mitterrand (Hourmant, 2010). Les derniers locataires de l’Élysée s’en sont affranchis, se contentant de faire publier sous leur nom des livres-programmes sans prétention littéraire. Autour d’eux, la compétition pour l’accès à la présidentiabilité (et au statut de « personnalité politique ») se joue en librairie comme elle se joue sur les réseaux sociaux, à la télévision et dans la presse. Paradoxalement, si le livre politique s’est banalisé (Delorme-Montini, 2002), si les prétendants sont si nombreux à faire le siège des maisons d’édition, n’est-ce pas parce qu’ils continuent à croire en la valeur distinctive du média « livre » ?

Contrairement aux schémas hâtifs qui renvoient le marketing politique contemporain aux seules nouvelles technologies, le livre survit par la légitimité classique (sinon littéraire) qui lui demeure associée. La symbolique de l’écriture (solitude, réflexion, temps long, hauteur de vue) sollicite un imaginaire d’autant plus valorisé qu’il est le strict inverse du portrait, bien dévalorisé, de l’homo politicus contemporain (urgence, mesquinerie, dispersion…) (Lehingue, Pudal, 1991). Désuet sans doute, le modèle gaullien du politique « homme de plume » demeure prisé par certains acteurs politiques de premier plan – Dominique de Villepin, Bruno Le Maire, Alain Juppé, François Bayrou, etc. Certes concurrencé, le livre tire au demeurant d’autant plus volontiers son épingle du jeu qu’il n’est pas à l’écart des autres médias. Publier, c’est pour une personnalité politique un excellent moyen de faire parler de soi dans la presse, sur les chaînes d’information continue, sur les réseaux sociaux… Entretiens, publication des « bonnes feuilles » en avant-première, conférences, séances de dédicace (Treille, 2019), le livre est plus que jamais au cœur de la communication politique. Et pour ceux des politiques qui n’ont pas le temps d’écrire (ou qui ne savent pas le faire), les entourages et collaborateurs externes sont là, et peuvent prendre le relai (on sait que la plupart des livres signés de personnalités politiques sont écrits par ces collaborateurs).

 

Banalisation et individualisation du livre politique

Cette banalisation du livre politique participe de l’individuation du champ politique. Le déclin des partis politiques est le signe le plus évident de cette individuation. On assiste à une montée en puissance des entreprises politiques individuelles (une « personnalité » et ses fidèles) aux dépens des grands partis nationaux, ceux-là même qui étaient parvenus au fil du XXe siècle à discipliner les notables et les « personnalités » (Le Bart, 2013). Le retour de ces dernières, dont la victoire d’Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017 fut un symbole éclatant, signifie aussi la montée en force des ressources individuelles (visibilité médiatique, fief électoral) aux dépens des ressources collectives (investiture partisane). Les conséquences éditoriales de cette évolution sont manifestes : longtemps réprimée, l’auctorialité effectue un retour spectaculaire. S’exprimer contre le parti politique auquel on appartient ou contre le gouvernement dont on a fait partie n’est-il pas devenu le meilleur moyen d’attirer l’attention sur soi ? Éditeurs et journalistes ont compris que l’invocation de l’authenticité primait sur celle de la loyauté, la sincérité sur la langue de bois. Les partis politiques ne sont plus en mesure d’empêcher quiconque d’au moins faire entendre une petite musiquedissonante…

Le livre participe d’une individuation qui est aussi – si l’on me pardonne ce vocabulaire technique – une individualisation. En effet, non seulement il est le fait de personnalités politiques qu’il contribue à faire exister comme telles (voir les portraits en couverture de ces ouvrages), mais il contribue par ailleurs à déplacer l’attention sur la personne au détriment du rôle institutionnel. Jusqu’aux années 1990-2000, le livre politique demeurait enfermé dans des normes qui renvoyaient aux conceptions classiques du jeu politique standardisé : on y parlait politique, on comparait les pays, les époques, les secteurs d’action publique ; on y dressait des bilans, on y établissait des diagnostics, on y formulait des propositions. Parfois, les auteurs prenaient un peu de hauteur, s’essayant au rôle d’historien, de sociologue, ou de philosophe. Mais il s’agissait toujours de parler du monde social et des façons de le changer par la politique. On observe depuis quelques années un déplacement très significatif : si elle n’a bien sûr pas disparu, l’orientation précédente compose avec une orientation concurrente qui prend la forme de présentations de soi de plus en plus intimistes (et de moins en moins politiques). Au motif que les citoyens doivent savoir à quels gouvernants ils ont affaire, les livres politiques empruntent à l’autobiographie et à l’autoportrait. Cette évolution participe d’une peopolisation(Dakhlia, 2012) largement consentie, comme si la popularité se situait désormais davantage du côté de l’individu authentique que du côté du rôle social endossé.

La convergence est alors finalement forte avec les ouvrages eux aussi qualifiés de « politiques » et signés de journalistes. Dévoiler les coulisses politiques mais aussi amoureuses, multiplier les anecdotes, offrir le verbatim des propos tenus à l’emporte-pièce, il y a là un marché pour le journalisme d’investigation. C’est sans doute un des ressorts les plus significatifs de l’individualisation du champ politique que la curiosité du grand public pour des personnalités politiques qui semblent désormais se prêter au jeu de la « peopolisation » pour les bénéfices politiques que ce jeu est supposé permettre. Il en résulte une désacralisation que l’on constate quotidiennement sur les plateaux de télévision, en particulier lorsque les personnalités politiques désertent les émissions politiques pour se confronter à d’autres « personnalités » (du cinéma, de la télévision, de la chanson…).

 

Conclusion

Pour le chercheur désireux de travailler sur le livre politique, le défi est de conjuguer des approches disciplinaires différentes en risquant des changements d’échelle importants. La perspective socio-historique que l’on vient d’esquisser n’a de sens que si elle est confortée par des travaux empiriques mobilisant des corpus clairement délimités pour affiner l’analyse. On pense par exemple aux travaux menés par Bernard Pudal et Claude Pennetier (2002) ou par Frédérique Matonti (2005) à l’échelle du parti communiste, et qui tout à la fois resituent les publications dans leur contexte partisan, rappellent le poids de la conjoncture politique, et s’efforcent de repérer les invariants d’un genre ou d’un sous-genre, par exemple « l’autobiographie communiste », qui d’ailleurs vise certainement un public au-delà des militants et sympathisants. Même en s’en tenant au livre de politique, on voit s’esquisser des catégories qui renvoient aussi bien, comme dans le cas précédent, au modèle partisan qu’à des variables liées aux stratégies et à l’intentionnalité de l’auteur : livre de campagne électorale, ligne de justification personnelle suite à un échec politique, livre d’accompagnement et d’explicitation de l’action menée, livre-bilan, livre visant à redresser une image abîmée, à revenir dans le jeu politique… Inévitablement, il conviendra alors de mettre ces stratégies en relation avec les rôles institutionnels occupés (ancien ministre démissionné, maire fier de son bilan et désireux de faire de sa ville un laboratoire, leader partisan désireux de monter en présidentiabilité, député spécialiste d’un secteur…). Car si les modalités de l’écriture politique sont infiniment variables, elles ne se distribuent pas aléatoirement dans le champ politique. Chaque posture d’écriture résulte d’une double trajectoire propre à son auteur : la trajectoire réelle des années précédentes, la trajectoire envisagée en référence à un rôle postulé (par exemple Azam, 2019 sur Georges Marchais [1920-1997] ; Mathieu, 2019 sur Jean-Luc Mélenchon).

La question des variations internes au genre « livre politique » se pose plus largement en référence aux variables lourdes qui structurent le champ politique. Quid des publications émanant des partis d’extrême droite ou d’extrême gauche ? Quid de la distinction entre hommes et femmes politiques ? De la distinction entre personnel politique local (maires, présidents de régions et de départements) et personnel politique central (parlementaires, ministres) ? Les variations internes au genre « livre politique » doivent au demeurant – selon une perspective interdisciplinaire encore trop rare – être analysées à partir des outils que proposent les sciences du langage : formes d’énonciation, formes d’argumentation… Les problématiques ne manquent pas pour déconstruire les façons d’écrire le politique. Comment les auteurs se présentent-ils ? Comment construisent-ils leur légitimité à prendre la parole pour dire le monde social ? Entre anecdotes, choses vues sur le « terrain » et rapports d’experts, comment construisent-ils et comment mobilisent-ils celui-ci dans le texte ? Quelles valeurs invoquent-ils ? Quels auteurs, quelles personnalités citent-ils ? Quelles émotions sollicitent-ils ? Et, bien sûr, comment construisent-ils la figure du lecteur/citoyen/électeur, autrement dit de leur public ?


Bibliographie

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Auteur·e·s

Le Bart Christian

Arènes Institut d’études politiques de Rennes

Citer la notice

Le Bart Christian, « Livre politique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 31 octobre 2019. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/livre-politique.

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