Lurker


 

Pour le Jargon File 4.4.8, glossaire libre de droit né en 1975 et qui revendique l’héritage de la culture hacker, le lurker est un membre de la « majorité silencieuse » qui, dans un forum électronique, ne poste qu’occasionnellement ou pas du tout, mais dont on sait qu’il lit les messages du groupe régulièrement. Il est précisé que le terme n’est pas péjoratif et s’emploie communément sous forme réflexive : « Oh, je ne fais que lurker » (du verbe to lurk, littéralement, « épier »). Prendre part pour la première fois aux échanges est désigné par le terme delurking.

Le terme lurker apparaît pour la première fois en 1990 dans la version 2.1.1 du glossaire. On y apprend que l’expression « les lurkers » désigne communément l’audience hypothétique d’un forum du réseau Usenet ou d’un BBS (bulletin board system, l’ancêtre de nos forums en ligne). L’emploi de ce terme a commencé dans le milieu des années 1980, en même temps que les modes de communication électronique auxquels il s’applique. Dès 1996, l’Office québécois de la langue française recommande l’emploi du terme de « badaud ». En 2014, la commission d’enrichissement de la langue française recommande l’emploi du terme de « fureteux ». En wallon, on préférera le terme de « loukeux » (Leclercq et al., 2006).

Si toute communauté en ligne a ses lurkers, la part de ceux-ci a pu être estimée entre 50 % et 90 % des membres de la communauté selon les contours de cette dernière et les modalités de son fonctionnement (Nonnecke, Preece, 2000 ; Soroka, Jacovi, Ur, 2003).

 

De l’image du passager clandestin à celle du spectateur engagé

Dans la littérature anglophone, le verbe to lurk fait son apparition dans un article de 1996 consacré à la coopération et au conflit dans les communautés en ligne. Peter Kollock et Marc Smith y assimilent la pratique du lurking à celle de passagers clandestins (free riders). Il s’agissait alors de désigner une pratique soupçonnée d’avoir une influence néfaste pour la pérennité des communautés en ligne. La même année, Merrill Morris et Christine Ogan s’interrogent sur le nombre des lurkers, leur passivité apparente et ce qui les retient de contribuer (Morris, Ogan, 1996).

Quelques années plus tard, dans un premier article, puis dans sa thèse de doctorat de philosophie consacrée aux pratiques de lurking sur les listes de discussion électroniques, Robert B. Nonnecke (1999 ; 2000) établit le fait que lire une publication communautaire régulièrement sans pour autant contribuer constitue une forme réelle d’engagement dans la communauté de la part des lurkers. Selon lui, « ignorer, écarter ou mal comprendre le lurking perturbe notre connaissance de la vie en ligne » (Nonnecke, 2000 : 1). Dès lors, il n’est plus question de considérer le lurker comme une sorte de parasite passif, profitant de l’activité de son pendant c’est-à-dire le poster qui produit et publie des contenus au sein de la communauté en ligne.

 

Un participant potentiel

Pour certains, la posture du lurker constitue une étape préalable à la participation visible à la communauté : après s’être familiarisé avec cette dernière, le lurker peut décider d’y contribuer lorsqu’il juge avoir quelque chose à lui apporter (Depover, Quintin, Strebelle, 2013). L’enjeu consiste alors à déterminer comment maximiser la transformation des lurkers en posters.

Une revue de littérature distingue à ce titre quatre facteurs susceptibles de favoriser la participation (Sun, Rau, Ma, 2014) : la perspective d’une gratification, l’amélioration de l’utilisabilité du dispositif technique, l’encouragement par la communauté et ses animateurs, et l’accompagnement des nouveaux venus. En creux, ces facteurs décrivent les freins qui peuvent confiner certains membres d’une communauté en ligne dans une posture de lurker. Cette même revue de littérature souligne que l’environnement offert par la communauté peut décourager la contribution par une trop importante ou une trop faible activité, ou encore par l’absence de retours suite aux contributions. Le lurker peut également manquer de confiance en lui ou en la pertinence de ce qu’il pourrait avoir à exprimer (a fortiori si certains ont déjà exprimé des idées similaires), notamment s’il ne fréquente pas d’autres membres de la communauté. Enfin, des raisons de sécurité et de protection de sa vie privée peuvent retenir le lurker de participer de manière visible à la communauté.

 

Une audience silencieuse

Pour Robert B. Nonnecke et Jenny Preece (2001), les diverses motivations des lurkers sont principalement tournées vers la satisfaction de besoins personnels et informationnels. La démarche du lurker ne semble pas très différente de celle d’un individu qui s’abonne à un titre de presse, fréquente une salle de cinéma, ne manque aucun épisode de telle émission télévisée ou de radio, ou qui rejoint les bancs de l’université en auditeur libre. Comme tout consommateur de contenu culturel ou médiatique, les lurkers recherchent des contenus fiables et de qualité ; c’est pourquoi ils se révèlent plus sensibles encore que les posters à l’affichage d’une reconnaissance des contributions et au respect de la liberté d’expression (Yang, Li, Huang, 2017).

Les lurkers constituent une audience dont le nombre et le trafic sont rendus mesurables par les outils numériques, au même titre que ceux des visiteurs de n’importe quel site internet. Ces indicateurs sont une source potentielle de valorisation pour la communauté dont ils font partie (Jenkins, 2013) ; ils permettent également de profiler les lurkers aussi sûrement que les utilisateurs plus actifs (Gong, Lim, Zhu, 2011).

Depuis les travaux fondateurs de Robert B. Nonnecke, les chercheurs anglophones qui recourent à cette figure s’accordent à déplorer le manque d’attention consacrée aux lurkers par la communauté scientifique. L’origine de ce manque résiderait dans la difficulté à recueillir des données sur une activité par nature invisible et qui laisse peu de traces en dehors de discrets enregistrements dans des journaux (logs) de connexion (Rafaeli, Ravid, Soroka 2004). En outre, l’ethnographie en ligne, à la différence d’une pratique en face-à-face, ne permettrait pas de lever les barrières susceptibles de restreindre l’expression des lurkers (Nonnecke, 2000). Dans le champ des fan studies, ces méthodologies ont notamment pu conduire à occulter l’existence pourtant majoritaire, de fans qui ne présentent pas les pratiques participatives que les chercheurs attendent communément d’un fan (participation aux forums, expression sur les réseaux sociaux, créations dérivées, etc.) (Falgas, 2016).

 

Un acteur incontournable de la circulation des informations, des idées et des savoirs

La terminologie anglophone étant d’usage courant sur les forums en ligne, certains chercheurs francophones en sont familiers. Ces derniers recourent au terme lurker et s’appuient tous sur les travaux de Robert B. Nonnecke, pour désigner toute personne engagée dans la lecture régulière des échanges tenus sur un espace de conversation en ligne (forums, listes de discussion, zones de commentaires, réseaux sociaux numériques…) et qui ne contribue pas de manière visible aux échanges (Caby-Guillet, Guesmi, Mallard, 2009 ; Amato, Boutin, 2013 ; Depover, Quintin, Strebelle, 2013 ; Orange, 2013 ; Falgas, 2016).

À présent, certains travaux envisagent le lurking et le delurking selon une approche longitudinale afin de saisir l’évolution des pratiques (Tagarelli, Interdonato, 2015). D’autres recherches insistent sur la nécessité de mieux comprendre le rôle des lurkers dans la circulation des idées, de l’information et des connaissances ; et ce, dans le domaine de l’enseignement à distance (Beaudoin, 2002), de la communication organisationnelle (Takahashi, Fujimoto, Yamasaki, 2003), des industries culturelles (Falgas, 2016) comme du marketing (Mousavi, Roper, Keeling, 2017).

Ainsi une part de la valeur ajoutée du lurker résiderait-elle ailleurs que dans le fait de delurker pour devenir des posters participants. Des travaux conduits en contexte professionnel, au Japon comme en Nouvelle-Zélande, ont permis d’établir qu’un nombre considérable de lurkers est susceptible d’exercer une forte influence à l’extérieur de la communauté en ligne, que ce soit en propageant la production de la communauté par d’autres biais, ou en la mobilisant dans son activité, exerçant à son tour une influence à l’extérieur (Cranefield, Pak, Huff, 2015 ; Takahashi, Fujimoto, Yamasaki, 2003).

Au moment où Robert B. Nonnecke publiait ses premiers travaux, Daniel Dayan (2000 : 433) affirmait qu’« un public ne peut exister que sous forme réflexive. Son existence passe par une capacité à s’auto-imaginer, par des modes de représentation du collectif, par des ratifications de l’appartenance ». En ce sens, le lurker serait au visiteur, à l’internaute, ce qu’un authentique public est au presque-public selon ce sociologue : un spectateur investi, nourri de la représentation du collectif que lui offre le support info-communicationnel qu’il consulte régulièrement sans y contribuer.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Falgas Julien

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Falgas Julien, « Lurker » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 mai 2017. Dernière modification le 26 février 2018. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/lurker.

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