Majorité silencieuse


 

Depuis que Nicolas Sarkozy a choisi d’en appeler, avec une certaine insistance, à la « majorité silencieuse » durant sa campagne électorale de 2007 puis tout au long de son quinquennat et au-delà, l’associant à son combat pour effacer le funeste « héritage de 68 », l’idée est couramment reçue que la formule aurait été forgée par les gaullistes en mai-juin 1968 pour qualifier la masse des Français raisonnables et majoritaires face aux « minorités agissantes », aussi bruyantes que dangereuses. Il semble pourtant assuré qu’elle n’apparut dans le discours public en France qu’après « les événements ». Le 30 avril 1970 précisément, lors du débat parlementaire sur le projet de loi « anti-casseurs », quand le député gaulliste Eugène Claudius-Petit présenta le vote comme un choix « entre la loi et la rue », et déclara : « Dans notre démocratie, il revient à chacun d’éviter que les minorités imposent leur loi à la majorité silencieuse » (Bas, 1996).

 

68, des deux côtés de l’Atlantique

La formule venait des États-Unis, rendue célèbre par le président Richard Nixon lors de son discours télévisé, le 3 novembre 1969, sur la guerre du Vietnam dans lequel il avait exhorté « la grande majorité silencieuse de [s]es concitoyens » à le soutenir (Coppolani, 2013). Mais c’est son vice-président, Spiro Agnew, ancien gouverneur du Maryland, et ses proches collaborateurs, William Safire et Patrick Buchanan, qui avaient les premiers, semble-t-il, lancé l’expression : « Le temps est venu pour la majorité silencieuse d’Amérique [America’s silent majority] de se lever afin de défendre ses droits » (discours du 9 mai 1969).

En France, l’existence d’une « majorité silencieuse » fut définitivement consacrée par le président Georges Pompidou à l’occasion de son voyage en mai 1970 dans le Cantal, le département où il était né et dont il avait été député de 1967 à 1969 : « Tâchons d’avoir du bon sens. Restons calmes et ne croyons pas que la révolution est à nos portes. Il faut que le gouvernement fasse son devoir, que le pays le soutienne, que la majorité silencieuse ne soit pas silencieuse, qu’elle s’exprime, se fasse entendre comme en mai et juin 1968 car c’est comme cela que nous sommes sortis des drames » (discours de Murat, 16 mai 1970).

Sans que les dates coïncident exactement, il apparaît néanmoins qu’un lien direct existe donc entre « majorité silencieuse » et les années 1968. L’idée sinon la chose était en effet bien présente dès le mois de mai 1968 comme l’atteste la déclaration de Valéry Giscard d’Estaing qui, le 19 mai, s’exprima au nom de la Fédération nationale des républicains indépendants (FNRI) qu’il présidait : « Dans la grave circonstance nationale que traverse notre pays, je tiens simplement à exprimer le point de vue que je sais être celui du plus grand nombre des étudiants, des travailleurs mais aussi des Français et des Françaises tout court. […] Jusqu’ici, le plus grand nombre des Français épris d’ordre, de liberté et de progrès, et qui n’accepte ni l’arbitraire, ni l’anarchie, est resté silencieux ». Aux yeux des gouvernants, l’immense manifestation gaulliste du 30 mai aux Champs-Élysées, suivie de plus d’une centaine d’autres dans presque tous les départements les jours d’après, puis le triomphe électoral de l’Union de défense de la République (UDR) lors des élections législatives des 23 et 30 juin démontrèrent de façon irréfutable que les tenants du désordre, braillards et violents, étaient bel et bien minoritaires.

Les circonstances de l’entrée de la « majorité silencieuse », sinon dans le vocabulaire des chercheurs en sciences humaines, du moins dans le langage politique courant étant précisées (elle fut en fait employée dès le XIXe siècle, mais épisodiquement et sans s’imposer comme un topos du discours politique), que dire de sa signification ?

 

Défendre l’ordre établi

L’expression vise, on l’aura compris, à opposer aux diverses contestations, déclarées minoritaires, le poids et la légitimité d’une majorité de citoyens et de citoyennes attachés à l’ordre établi, au calme, au respect des lois et des traditions. Phénomène classique en politique que de délégitimer ses adversaires en affirmant qu’ils crient d’autant plus fort et manifestent d’autant plus violemment qu’ils sont peu nombreux. Mais comment savoir que les silencieux sont majoritaires puisqu’ils se taisent ? Plus largement, peut-on interpréter le silence comme un assentiment pur et simple des pouvoirs en place, selon l’adage « qui ne dit mot consent » ? À l’image de ce que l’on observe dans le champ des relations sociales, le silence dans le champ politique peut revêtir des significations hautement contradictoires. On peut « se réfugier dans le silence » par refus d’approuver. On peut même protester par son silence, comme dans les « Cercles de silence » initiés par des Franciscains de Toulouse et réunis chaque mois dans plusieurs villes en France afin de dénoncer les insupportables conditions de vie faites aux étrangers sans papiers (Barbet, Honoré, 2013). Deux certitudes toutefois.

D’abord, lorsque l’on entend invoquer la « majorité silencieuse », le doute n’est pas permis : ce sont toujours les tenants du pouvoir en place qui l’appellent à la rescousse contre ceux qui les contestent. Que l’expression s’enracine aux États-Unis et en France simultanément en 1968-1970 (elle gagna ensuite d’autres pays, jusqu’à la Tunisie lors du soulèvement contre le président Zine el-Abidine Ben Ali en 2011) n’est pas le fruit du hasard, le « moment 68 » étant justement un temps de contestations puissantes et multiformes de l’ordre établi dans tous les domaines, faisant craindre ou espérer une subversion générale (Zancarini-Fournel, 2008). Ensuite, la majorité silencieuse n’a en réalité jamais été vraiment, ni longtemps, silencieuse dans ces deux pays. Le suffrage universel n’y permet-il pas l’expression de tous et toutes, et les élus aux divers scrutins ne sont-ils pas – dans la plupart des cas – l’émanation d’une majorité ? Une majorité tout sauf muette puisqu’elle s’est « exprimée dans les urnes » et que ses représentants continuent de s’exprimer tout au long de leurs mandats. Dans des pays démocratiques, où les citoyens votent régulièrement et où, parallèlement, les opinions des individus sont observées, mesurées, disséquées quotidiennement par les instituts de sondages, on pourrait presque affirmer que « majorité silencieuse » est un oxymore.

 

La République : une longue histoire conflictuelle

Dans le cas de la France, on peut tenter de comprendre ce paradoxe en replaçant les appels récurrents à la « majorité silencieuse » dans une histoire longue de la République. Une République qui triompha entre 1879 et 1889 mais vit de façon concomitante émerger un mouvement ouvrier de plus en plus puissant, structuré dans le cadre d’organisations de masse : syndicats parmi lesquels la Confédération générale du travail (CGT), créée en 1895, qui eut jusqu’à 6 millions d’adhérents à la Libération ; mutuelles et coopératives ; associations de tous types ; partis politiques enfin, aux premiers rangs desquels la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) puis le Parti communiste français (PCF), celui-ci fort de plusieurs centaines de milliers d’adhérents du milieu des années 1930 au milieu des années 1980. Or, ce mouvement ouvrier fit le choix de contester l’ordre établi – la République libérale de Jules Ferry et Jules Méline – en recourant non seulement à la lutte électorale, aléatoire dans un pays qui conserva jusqu’aux années 1950 une puissante classe moyenne indépendante, mais aussi aux manifestations et aux grèves, deux formes d’expression publique à la fois massives et sonores. D’où l’inquiétude récurrente à droite de perdre le contrôle des masses – et du gouvernement comme en 1936, en 1945 ou en 1981 – et, récurrents eux aussi, les appels, contradictoires en soi, aux silencieux à donner de la voix pour faire pièce aux gauches. Deux exemples parmi beaucoup d’autres. Le premier entendu : les impressionnantes manifestations pour défendre l’école privée en 1984 ; le second resté sans réponse : en 2006, Dominique de Villepin appelant la « majorité silencieuse » à son secours lors des manifestations contre le « contrat première embauche » (CPE).

Cette inquiétude des droites face au bruit des gauches interroge : ne sont-elles pas toujours au pouvoir, ayant jusqu’à maintenant réussi à garder ou reprendre le contrôle de la situation ? Une différence doit toutefois être faite sur le long terme entre les libéraux et les autres forces de droite. Pour les premiers, il n’a jamais été question de construire des organisations concurrentes de celles des gauches : leur influence, faute de pouvoir passer comme sous Louis-Philippe par le droit de suffrage réservé aux riches, s’exerce depuis la fin du XIXe siècle par le contrôle de l’État et des grands moyens d’information, en étroite association avec les grands milieux d’affaires. Mais les autres familles politiques ont su jouer le jeu des organisations de masse, à commencer par les nationalistes (le Parti social français – PSF – de François de La Roque, avec ses 1,2 million d’adhérents en 1939, fut le plus grand parti que la France a connu) et les démocrates-chrétiens, appuyés sur les puissants réseaux d’influence de l’Église catholique, mais aussi les agrariens, longtemps maîtres du syndicalisme paysan, et les gaullistes, capables de réunir 400 000 adhérents dans le Rassemblement du peuple français (RPF) à sa création en 1947 (Richard, 2017).

Dans ces conditions, il paraît possible d’affirmer que l’appel à la « majorité silencieuse » afin qu’elle prenne la parole et se mobilise, toujours lancé par les droites, est une forme privilégiée de l’appel au combat contre les gauches menaçantes, réputées par nature hurlantes et violentes, déraisonnables et irresponsables depuis que la République des « modérés » – la « République conservatrice » espérée par Adolphe Thiers en 1872 – s’est imposée dans les années 1880.

 

Les silencieux ont changé de camp au début du XXIe siècle

Cela dit, l’observateur attentif de la vie politique française ne peut échapper à l’impression croissante que, depuis les années 2000, cet appel (tout comme, à gauche, l’appel à un « nouveau Mai-68 ») tourne à la répétition d’une formule incantatoire, de plus en plus privée d’effet sur la réalité – Nicolas Sarkozy en fit l’amère expérience de 2008 à 2017, lui qui ne cessa d’en appeler à la majorité silencieuse pour justifier sa politique puis, après sa défaite en 2012, l’aider à revenir au pouvoir.

À l’heure où les gauches sont en miettes, à l’heure où plus de 2 millions d’électeurs potentiels ne sont même pas inscrits sur les listes électorales, où 12 millions d’électeurs se sont abstenus en 2017 et 4 millions ont voté blanc ou nul au second tour de l’élection présidentielle de 2017 (soit plus du tiers des inscrits au total), à l’heure où les abstentionnistes se recrutent prioritairement parmi ces classes populaires qui firent si peur aux droites par le passé, il semble bien que la « majorité silencieuse » ait changé de camp et de nature. C’est sans doute la conclusion principale que l’on peut tirer, au moment où nous écrivons, du mouvement dit des « Gilets jaunes », lancé le 17 novembre 2018 via les réseaux sociaux numériques contre la nouvelle augmentation des taxes sur les carburants décidée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Ainsi, une nouvelle majorité, souvent silencieuse lors des consultations électorales, donne soudain de la voix de façon totalement inédite. Massivement mais sans organisation de masse. Sans programme officiellement arrêté à l’échelle nationale – « En colère », lit-on sur de nombreuses banderoles, sans plus de précision – mais avec une profonde aspiration à l’égalité sociale, caractéristique de la culture politique française depuis 1789. Tout cela sous couvert de gilets dont la couleur jaune fluo, empruntée au répertoire de la « signalétique » mise au point par les experts de la Sécurité routière, ne renvoie à aucune des couleurs ayant servi depuis deux siècles de signe de ralliement aux différentes familles politiques.

Sans que son parti, le Rassemblement national (RN), soit à l’initiative du mouvement, Marine Le Pen a, dans un entretien accordé à un journaliste de France Info le 24 novembre 2018, apporté son soutien aux « Gilets jaunes », les qualifiant de « majorité silencieuse » qui prend enfin la parole. On est loin de la majorité que Georges Pompidou sut rassembler aux élections législatives de juin 1968 et qui le porta à la présidence de la République en juin 1969 – entre-temps, il est vrai, une autre majorité avait dit « non » à Charles de Gaulle. Un demi-siècle plus tard, à l’heure de la « mondialisation » néolibérale et de l’européisme, du clivage politique dominant entre « mondialistes et nationalistes » pour plagier Bruno Mégret au congrès du Front national (FN) à Strasbourg, en mars 1997, et de la catastrophe écologique planétaire, l’héritage contradictoire de « Mai-68 » paraît décidément, à droite comme à gauche, bel et bien tombé en déshérence.

*

Quoi qu’il en soit, l’invocation récurrente de la « majorité silencieuse » démontre que le consentement tacite de ladite majorité n’est pas acquis d’avance. Ce qui renvoie au problème de fond posé aux classes dirigeantes en régime démocratique représentatif : le hiatus entre un peuple juridiquement constitué de citoyens libres et égaux et une société divisée par les différences de classes qui l’affectent. Or, c’est précisément ce hiatus qui empêche les gouvernants d’anticiper à coup sûr les réactions aux décisions prises et les résultats des scrutins à venir. À l’évidence, la prolifération des sondages depuis un demi-siècle pour tenter de saisir l’insaisissable « opinion publique » n’offre pas toutes les garanties attendues en la matière (Blondiaux, 1998). La vie politique demeurera donc encore longtemps un champ d’affrontements où le rapport de force sera au bout du compte favorable aux classes dirigeantes, minoritaires mais jamais demeurées silencieuses.


Bibliographie

Barbet D., Honoré J.-P., 2013, « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence », Mots. Les langages du politique, 103, pp. 7-21.

Bas F., 1996, « “La majorité silencieuse” : une construction du pouvoir ? », Lettre d’information, 17, « Les années 68 : événements, cultures politiques et modes de vie ». Accès : http://sirice.eu/sites/default/files/pdf_lettre_17_bas.pdf.

Blondiaux L., 1998, La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Éd. Le Seuil.

Coppolani A., 2013, Richard Nixon, Paris, Fayard.

Richard G., 2017, Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, Paris, Perrin.

Zancarini-Fournel M., 2008, Le Moment 68. Une histoire contestée, Paris, Éd. Le Seuil.

Auteur·e·s

Richard Gilles

Arènes Centre national de la recherche scientifique Université Rennes 2

Citer la notice

Richard Gilles, « Majorité silencieuse » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 10 décembre 2018. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/majorite-silencieuse.

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