#MeToo


 

Plus de deux ans après son lancement sur les réseaux sociaux numériques en octobre 2017, le succès de #MeToo se mesure à sa double entrée dans les cultures militante et populaire, faisant tant l’objet de slogans de ralliement que de productions humoristiques (« MeToo : le jeu ! » par Bertrand Usclat ; « Etre une femme/être un homme » par Blanche Gardin ; « Affaire Weinstein : les justiciers du Web » par Marina Rollman), musicales (« Balance ton quoi » par Angèle) et cinématographiques (« L’intouchable Harvey Weinstein » par Ursula Macfarlane). Systématiquement présenté comme mouvement transnational de libération de la parole des femmes victimes de violences misogynes, #MeToo se distingue par l’intensité et la nature exceptionnelles du traitement médiatique qui lui a été réservé. La diversification inédite et pérenne des cadrages journalistiques (Benford, Snow, 2000) portant sur des violences sexuelles à compter de sa large diffusion en ligne nous renseigne sur la réappropriation de ce mouvement par les producteurs d’informations, et de ses effets sur la définition des règles et pratiques journalistiques en vigueur (Lemieux, 2000). L’attention éditoriale accordée aux dénonciations relayées par #MeToo par une majorité de médias d’information générale, ordinairement contraints par la règle journalistique dite de « la chambre à coucher » qui proscrirait la médiatisation des questions intimes, résulte d’un processus de remise en cause des représentations partagées des attentes supposées du public. Par sa dimension intrinsèquement populaire – #MeToo, mouvement initié par son propre public (les femmes victimes de violences sexuelles) – a contribué à la redéfinition des critères de sélection et de hiérarchisation des nouvelles, participant par là-même au brouillage de la frontière journalistique délimitant les sphères privée et publique.

“We were never silent. We were silenced. And ignored”. Photographie par Alec Perkins, le 20 janvier 2018, Wikimédia (CC BY 2.0).

 

 

#MeToo, un mouvement par et pour les femmes victimes

Initié en ligne en 2007 par la militante américaine et victime Tarana Burke (directrice des programmes au Girls for Gender Equity) pour dénoncer l’ampleur des violences sexuelles subies par les femmes, le mouvement #MeToo a été relancé à l’automne 2017 dans le contexte d’intense médiatisation des plaintes à l’encontre du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein. Relayé par plus d’une quinzaine d’actrices de renommée internationale, le #MeToo s’est largement diffusé à travers le monde, inspirant l’organisation d’une vingtaine de sous-mouvements nationaux, poursuivant parallèlement le même objectif de publicisation de l’étendue du phénomène. #BalanceTonPorc et #MoiAussi en France et au Québec (Despontin Lefèvre, 2019), #YoTambién en Espagne, ou encore #WeToo au Japon (Gonon, 2019 ; Schaal, 2019) figurent parmi les principales illustrations notables. L’émergence en 2019 du #KuToo sur les réseaux sociaux japonais, publié en signe de protestation contre la norme sexiste du port de talons hauts pour les femmes en entreprise, témoigne du prolongement et de l’inscription de #MeToo dans le référentiel d’action féministe (Muller, 2000). Ainsi #MeToo constitue-t-il un appel à témoignages numérique inédit, lancé par des femmes victimes, qui sont parvenues à contourner les multiples étapes de filtrage opérées par les médias traditionnels (hiérarchisation, sélection, vérification, agencement des nouvelles ; Huré, 2016 ; Neveu, 2015) par la mise à contribution de leurs communautés de fans internautes respectives. L’attention médiatique accordée à ce mouvement en ligne (Greffet, Wojcik, 2008 ; Monnoyer-Smith, 2011) s’explique tant par sa viralité transnationale que par la notoriété des célébrités d’Hollywood ayant contribué à ses diffusions et reprises au sein d’espaces publics nationaux par d’autres personnalités à fort capital symbolique, jugées susceptibles d’intéresser une audience élargie. L’analyse diachronique du traitement journalistique des violences sexuelles par la presse écrite française ces deux décennies (2000-2020) renseigne sur l’existence d’un double effet #MeToo : sur la mise à l’agenda médiatique exceptionnelle des violences sexuelles subies par les femmes ; sur les choix éditoriaux en termes de cadrage de ces faits.

 

Une médiatisation des violences sexuelles, quantitativement et qualitativement hors-norme

La comparaison des Unes de quatre titres de presse française nationale (Figaro, Le Monde Libération,) et régionale (Le Parisien), publiés au cours du dernier trimestre des années 2007, 2012 et 2017 – réalisé dans le cadre du projet Cultures pénales continentales de 2018, soutenu par l’Agence nationale de la recherche ; Jobard, Laumond, 2019) – permet d’observer la régularité de la fréquence de couverture en Unes des atteintes sexuelles corporelles (ASC) : le nombre de 1er et 2e titres portant sur les ASC dans ces quatre journaux est relativement stable d’une année à l’autre. Sur l’ensemble des 1 903 titres relevés ces trois années, moins de 2 % (32 titres) traitent des atteintes sexuelles corporelles, quand 16,6 % des titres portent plus largement sur des enjeux de sécurité et/ou de criminalité. Bien que l’effectif total du nombre de sujets en Unes sur les ASC et sur les atteintes sexuelles non corporelles (ASNC) sur l’ensemble de la période soit faible (32 et 10), on constate en 2017 une hausse significative du nombre de titres consacrés d’une part, aux ASC en Unes de Libération, d’autre part, aux ASNC en Unes du Parisien, et plus encore du Monde. A titre d’illustration, alors que les ASC représentaient moins de 1 % des sujets en Unes de Libération en 2007 et en 2012, ils en constituent près de 9 % en 2017. En un mot, on observe un effet #MeToo plus fortement marqué dans Libération et Le Monde,respectivement caractérisés par une plus forte attention aux ASC et ASNC. Cette particularité s’explique principalement par l’organisation dans chacune de ces deux rédactions d’une cellule #MeToo (également appelée « task force #MeToo ») qui réunit, plusieurs mois durant, une vingtaine de journalistes volontaires, aux spécialités diverses (politique, société, sport, culture), afin d’assurer une couverture permanente de ces sujets.

Si l’on s’intéresse maintenant au volume d’articles publiés par six quotidiens d’information générale nationaux et régionaux (Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, Libération, La République du Centre et La Dépêche du Midi ; Ruffio, 2019), l’année 2017 se caractérise par un nombre de publications plus de deux fois supérieur aux années antérieures : 182 articles identifiés en 2017, pour une moyenne de 82 articles relevés les années 2015 (64 publications), 2010 (22 publications), 2005 (154 publications) et 2000 (87 publications). Si l’on remarque deux pics d’intense médiatisation du viol en 2005 et 2017, la couverture de 2017 se distingue de celle de 2005 par une très forte hausse de de longs articles d’analyse : à peine plus de 2 % en 2005, les contenus de plus de mille mots représentent plus d’un quart des publications entre octobre 2017 et octobre 2018. On constate ensuite que si le nombre d’affaires couvertes ces deux années est comparable (32 en 2005 ; 36 en 2017 ; 15 en 2010 et 2015), l’attention médiatique est davantage fragmentée en 2017 qu’en 2005 :  alors que trois dossiers concentrent plus de la moitié des articles publiés en 2005 (dossiers des « réseaux pédophiles » d’Angers et d’Outreau ; procès du père Lefort pour viols et agressions sexuelles sur mineurs), seule l’affaire Tariq Ramadan (alors mis en cause pour viols avec violence par deux femmes) se distingue des autres dossiers couverts en 2017, se hissant en tête de ce classement avec 29 articles, devant les neuf articles consacrés au dossier Darmanin (accusé par une femme d’avoir abusé de son statut d’élu pour obtenir une relation sexuelle en 2009 en échange d’un logement), les huit articles au sujet du « violeur de la Sambre » (Dino Scala), ou encore les 6 articles traitants de l’affaire Georges Tron (mis en cause pour viols et agressions sexuelles sur deux de ses anciennes employées municipales entre 2007 et 2010). Par conséquent, on observe bien un effet #MeToo sur le volume et le genre d’articles publiés dans les pages du Parisien et du Figaro, plus marqué encore au Monde et à Libération.

L’étude diachronique de la médiatisation des violences sexuelles permet enfin d’observer la diversification des cadrages choisis pour traiter ce thème. A l’inverse des années précédentes caractérisées par la prégnance d’un cadrage épisodique « qui se concentre sur des événements spécifiques ou des cas particuliers » (Iyengar, 1991 : 2), l’année 2017 se distingue par l’imposition inédite d’un cadrage thématique du viol, « qui situe les enjeux et événements politiques dans leur contexte général » (ibid.), corollaire de la fréquence de publication exceptionnelle de longs articles d’analyse et d’opinion. Dit autrement, la médiatisation de #MeToo a contribué à la diffusion dans la presse française d’un cadrage du viol centré sur l’analyse des logiques structurelles des violences, par la démultiplication d’enquêtes exclusives et de tribUnes, dépassant une couverture strictement réduite à la présentation des faits reprochés et des parties impliquées caractéristique des récits d’enquêtes policières et chroniques judiciaires, contrainte au respect de la règle de « la chambre à coucher ».

 

La règle journalistique de « la chambre à coucher » et la délimitation des sphères privée et publique

Au fondement des réticences exprimées par les journalistes de médias d’information générale à traiter régulièrement des violences sexuelles, se trouve l’expression de leur velléité de respecter le principe de sélection des nouvelles dit « de la chambre à coucher ». La revendication de l’adhésion à cette règle d’écriture professionnelle permet aux journalistes de justifier leur refus d’aborder le thème des violences sexuelles, tant aux plans collectif qu’individuel, par le simple rappel de la distinction faite entre les deux sphères publique et privée. Toute information conçue comme relevant de la première serait d’emblée jugée susceptible d’intéresser le public, en raison de son ampleur, de sa gravité, voire de son universalité, quand les questions perçues comme intimes – i.e. ayant trait à la sexualité, aux sentiments et aux états d’âme – ne mériteraient pas d’être publicisées, demeurant du seul ressort des parties impliquées (M’Sili, 2000). Cette justification du refus par principe de couvrir autrement qu’épisodiquement les violences sexuelles nous renseigne autant sur les représentations de genre défendues par ces journalistes (Damian-Gaillard, Soulez, 2001 ; Damian-Gaillard, Frisque, Saitta, 2009 ; Damian-Gaillard, 2012) que sur la dimension stratégique du recours à la notion de public pour justifier leurs pratiques.

A l’origine de l’édiction de la règle de « la chambre à coucher » comme principe d’excellence journalistique se trouve le refus d’illustrer les violences sexuelles « par respect du public ». Jugé « trop glauque » et « sordide » (mots prononcés lors d’entretiens), le récit des viols et agressions sexuelles, par la description de situations confondant violence et sexualité, outrepasserait « la pudeur » du lecteur, suscitant un sentiment de malaise inévitable. Toutefois, les circonstances d’homicides et d’agressions physiques faisant l’objet de mises en scène explicites et détaillées (Sécail, 2010), il semble raisonnable de s’interroger sur l’importance réellement accordée par les journalistes aux effets supposément négatifs de ces publications sur leur audience, l’invocation de la règle de la chambre à coucher permettant notoirement aux journalistes d’éluder le sujet de leur propre gêne face aux « questions intimes », comme l’illustrent ces propos de Xavier, journaliste au Monde, rencontré peu après la diffusion de #MeToo :

« On rentre tout d’un coup dans la chambre à coucher, dans l’intime. Et de fait, y a des drames dans la chambre à coucher. Mais que les journaux s’en emparent… [A propos de la plainte déposée pour agression sexuelle contre l’acteur Philippe Caubère] Enfin moi j’ai pas envie de savoir qu’il baise pas le premier soir, quoi. Enfin du coup voilà, j’ai pas envie de l’écrire » (Xavier, journaliste au Monde, entretien, mai 2018).

Les déclarations de Xavier soulignent la prégnance du rapport individuel des journalistes aux questions de genre et de sexualité sur leur refus de traiter les violences sexuelles au titre de sujet d’actualité à part entière. Au-delà de l’anticipation des attentes supposées du public, le principe de la chambre à coucher témoigne des résistances à penser collectivement une définition partagée du consentement sexuel, condition nécessaire à l’appréhension de la distinction nette entre pratiques sexuelles consenties (sexualité) et imposées (violences sexuelles). En qualifiant les violences sexuelles d’affaires privées et amoureuses, en les concevant comme autant de faits divers dissociés les uns des autres, les journalistes en nient la dimension publique, reconnue pourtant institutionnellement par leur mise à l’agenda judiciaire (définitions et sanctions pénales) et politique (secrétariat d’État à la Condition féminine, 1974 ; puis des ministères/secrétariats d’État avec des appellations variés ; Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, 2012 ; Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 2013). Ce mouvement d’individualisation (Neveu, 2015) des violences sexuelles – par opposition à leur publicisation – s’explique d’abord par la coexistence au sein des rédactions de conceptions divergentes du consentement. En l’absence de définition juridique établie de la notion (le viol et l’agression sexuelle étant caractérisés par l’exercice d’une menace, contrainte, surprise ou violence, non par le défaut de consentement, voir Le Magueresse, 2012), et de preuves matérielles le plus souvent jugées insuffisantes, les journalistes se fondent presque exclusivement sur leurs représentations du déroulement de ce que serait une séquence sexuelle perçue « normale » (c’est-à-dire implicitement consentie), qui aurait mal tourné (Ruffio, 2019). Suivant un principe bien connu d’homologie structurale (Marchetti, 2002),  les journalistes Police/Justice, chargés de la couverture régulière de ces sujets, reproduisent les pratiques d’évaluation du consentement par les policiers (Perona, 2017), en s’intéressant principalement aux circonstances de l’agression, à la nature du lien unissant les parties prenantes au dossier, aux réactions ultérieures et aux comportements sexuels usuels de la plaignante, afin d’identifier tout écart aux normes sexuelles individuelles supposées, spécifiques à chacune des parties du dossier, mais aussi collectives, telles qu’imaginées par les producteurs d’information (Ambroise-Rendu, 2003 ; 2010 ; Ruffio, 2019). À titre d’exemple, une plainte pour viol par fellation forcée par un inconnu aurait d’autant plus de chance d’être jugée crédible par les journalistes que la plaignante déclarerait ne l’avoir jamais pratiquée par le passé.

Relayer toute plainte pour viol commis il y a plusieurs années, dans un lieu privé (domicile, hôtel, lieu professionnel, etc.), par un proche de la plaignante, est très largement perçu comme professionnellement plus risqué que la publication d’une brève relative à l’identification récente d’un violeur en série, inconnu de ses victimes, qui agirait de nuit dans l’espace public (Ruffio, 2019). Cette représentation différenciée de l’intérêt journalistique à traiter des violences sexuelles selon leur configuration s’expliquerait notamment par l’intériorisation du « script du vrai viol », au service de l’évaluation du non-consentement des plaignant·e·s par policiers et magistrats (Perona, 2017). Selon ce script, tout rapport sexuel avec un inconnu dans l’espace public, ayant entraîné des lésions physiques observables, serait davantage susceptible d’être jugé non consenti que le récit d’une scène violente prenant place au sein du couple ou de la famille. Cette hiérarchisation des viols et agressions sexuelles renvoie à la polarisation des espaces privés et publics, distincts selon les fonctions qui leur sont respectivement attachées : aux premiers, une sexualité a prioriconsentie puisqu’entre partenaires choisis ; aux seconds, la menace des « prédateurs » arpentant les ruelles sombres à l’affût de proies malheureuses.

En somme, la référence systématique à la règle collective de la chambre à coucher revient à nier le processus continu de co-production de la définition de la frontière entre sphères publique et privée, par l’ensemble des acteurs intervenant au sein d’arènes publiques (médiatiques, politiques, judiciaires, etc.). Un coup d’œil à l’abondante littérature sur la médiatisation croissante et la peoplisation des comportements sexuels – présumés consentis – des élus politiques (Parini, 2003 ; Fradin, 2008 ; d’Almeida, 2010 ; Leroux, Riutort, 2013 ; Matonti, 2012 ; 2017) suffit à remettre en cause le périmètre comme la stricte application de la règle de la chambre à coucher. La médiatisation inédite des violences sexuelles en contexte #MeToo tient d’ailleurs en partie à la notoriété des mis en cause, « puissants célèbres » (politiques et producteurs principalement), impliqués dans des « scandales sexuels », qui présentent l’intérêt commercial d’attirer une audience potentiellement importante (Champagne, 2011). Au-delà, la mobilisation de plusieurs femmes journalistes engagées sur ces questions au sein de rédactions nationales jugées légitimes par la profession (Le Monde, Libération et Mediapart ;Champagne, 2016) a fortement contribué au renouvellement de la médiatisation des violences sexuelles, notamment par l’imposition d’un cadrage thématique décryptant les logiques structurelles de ce phénomène.

 

De la cause à l’intérêt public : la responsabilité sociale du journaliste

La mise à l’agenda médiatique exceptionnelle des violences sexuelles en France suite au lancement du #MeToo relève en même temps que participe de la remise en cause de la règle de « la chambre à coucher » (Ruffio, 2019). Aux critères explicatifs de l’intense médiatisation de #MeToo en 2017 mentionnés plus haut, s’ajoute le rôle déterminant de femmes journalistes (Lévêque, 2009), qui, par leur engagement dans la lutte contre les violences misogynes au sein de collectifs professionnels féministes (Prenons la Une, association de femmes journalistes fondée en 2014, défendant « une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions : https://prenons-la-une.tumblr.com/) ont vu en #MeToo une fenêtre d’opportunité pour justifier la publication massive de contenus d’analyse et d’enquêtes exclusives sur ce thème. Occupant des positions hiérarchiques élevées (rédactrices en chef adjointes, cheffes de service) (Sedel, 2018), elles ont dès lors pu négocier avec leur direction respective la mise en place de réunions interservices régulières, afin de définir collectivement le positionnement éditorial du média sur le mouvement #MeToo. Deux registres principaux de justification, fondés sur la centralité du public, leur ont ainsi permis de motiver auprès de leurs pairs la médiatisation d’affaires jusque-là perçues comme privées, du fait principalement du poids des règles antérieures.

En proposant de lancer des enquêtes visant à dénoncer des logiques structurelles et abus sériels par des personnalités publiques détentrices du pouvoir, ces journalistes engagées ont contribué à légitimer la couverture des violences sexuelles par la valorisation de la figure du « journaliste de combat », « demandant au nom du peuple des comptes à tous ses représentants » (Lemieux, 1992, p.35).

« C’est très, très péremptoire ce que je vais dire, mais y a une petite part de nous, quand on est journaliste, qui se dit quand même qu’on est là pour essayer de faire changer les choses, quand on considère qu’elles sont injustes. […] Cette petite part-là me dit que ces enquêtes [sur les violences sexuelles] doivent sortir et que j’ai raison de les faire. » (Anne, journaliste à Libération, entretien, février 2019)

L’invocation des fonctions pédagogiques et démocratiques du journalisme (Padioleau, 1976) leur a permis d’appuyer la démonstration du caractère éminemment public des violences sexuelles, mis au jour par l’ampleur de la viralité transnationale du #MeToo. Affectant l’ensemble des secteurs de la société, subies et/ou commises quotidiennement par une majorité d’individus, les violences sexuelles résultent de rapports de domination observables, aux conséquences multidimensionnelles à long terme (état de stress post-traumatique, maladies auto-immUnes, fibromyalgie, etc. ; voir Salmona, 2013). Par la publication de contenus conçus pour présenter un intérêt public (diffusion d’informations utiles aux victimes : démarches et ressources disponibles, structures existantes, etc.), les médias d’information générale se sont ainsi autorisés à déroger collectivement à la règle de « la chambre à coucher ». Au-delà de l’enjeu de légitimation du traitement journalistique des violences sexuelles, le recours stratégique au rôle de quatrième pouvoir, porte-parole des opprimé·e·s et des sans-voix, a par ailleurs participé du retournement du stigmate jusque-là accolé à ces journalistes engagées. De « militante », elles sont parvenues à imposer une conception professionnellement valorisante de leur démarche – essentiellement politique – par le rappel de la mission civique des journalistes (Lemieux, 1992), fondée finalement sur la croyance collective dans l’influence des médias sur les comportements individuels.

 

De la croyance dans les effets directs des médias à la transformation des rhétoriques journalistiques

Le succès de l’invocation de la responsabilité sociale des journalistes pour justifier de la publicisation des violences sexuelles tient également à la croyance largement partagée par les producteurs d’information dans les effets directs des médias sur le public. Par la fréquence de médiatisation et le cadrage choisi d’un sujet, les médias participeraient de la formation des opinions et pratiques individuelles des membres de leur audience, les invitant à penser à certaines dimensions dudit thème traité. L’anticipation de l’influence des représentations véhiculées par les médias sur le public explique en partie les transformations des rhétoriques journalistiques  sur les violences sexuelles observées en contexte post-#MeToo. On entend par « rhétoriques journalistiques » l’ensemble des « procédures d’écriture de presse pour communiquer des nouvelles mais aussi les représentations qu’y projettent les journalistes d’eux-mêmes, des alter, des éléments physiques ou culturels présents dans les contextes d’interaction attachés à leurs positions de journalistes spécialistes » (Padioleau, 1976 : 268).

Depuis le lancement de #MeToo, la médiatisation des violences sexuelles se caractérise par l’introduction et la légitimation d’un ensemble de notions militantes au sein du champ journalistique français, appelant à un cadrage systémique des violences. La mise en scène par un certain nombre de journalistes et rédactions de leur utilisation préférentielle de termes comme « pédocriminalité » et « féminicides », témoigne de leur velléité de politiser ce thème, respectivement par la dénonciation du caractère pénalement répréhensible des violences sexuelles sur mineur·e·s, et de la dimension misogyne et non accidentelle des meurtres commis au sein du couple par le conjoint de la victime. En explicitant les raisons de ces glissements sémantiques, les journalistes s’assurent de remplir leur responsabilité sociale, tout en valorisant leur engagement éditorial auprès du public. L’importation réussie d’un lexique militant traduit une extension du cadrage médiatique des violences sexuelles, vérifiable à l’agrégation d’une multitude de catégories journalistiques jusque-là traitées isolément les Unes des autres, comme autant de faits divers singuliers (M’Sili, 2000).

Sous l’appellation « violences faites aux femmes » et ses déclinaisons (« contre les femmes », « misogynes », « sexuelles et sexistes »), les médias traditionnels français, nationaux comme régionaux, désignent le continuum des violences sexuelles, physiques et psychologiques commises contre les femmes, indifféremment de leur appartenance sociale, ethnique, ou religieuse. Les producteurs d’information générale ont ainsi fait le choix de dénoncer la dimension misogyne de ces actes par la visibilisation du public des victimes (des femmes), et non des agresseurs (des hommes). Les résistances observées au sein des rédactions à employer les expressions « violences patriarcales » ou « masculines » s’expliquent davantage par la volonté de préserver la fidélité de leur public masculin, que par le refus de concevoir la dimension systémique de ces violences. Par la référence aux conclusions convergentes d’études scientifiques chiffrées et sourcées, par la sollicitation de « personnalités reconnues socialement comme des experts », par la production inédite d’ « articles de fond ou de synthèses » (Padioleau, 1976 : 277), les journalistes favorables à la médiatisation des violences sexuelles sont parvenus à imposer le recours à la rhétorique de l’expertise critique, face au journalisme d’information, « où le rédacteur s’efforce de rapporter dans un langage factuel, délibérément neutre, des « informations » » (ibid. : 267), dominant jusqu’alors la couverture de ces thèmes.

Lancé et soutenu par son propre public, le mouvement #MeToo a finalement constitué un événement déclencheur de la transformation inédite et pérenne de la médiatisation des violences sexuelles misogynes, par l’imposition d’une conception élargie de la notion d’intérêt public, participant de la redéfinition journalistique de la frontière distinguant sphères privée et publique.


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Auteur·e·s

Ruffio Claire

Centre européen de sociologie et de science politique Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Centre Marc Bloch (Berlin)

Citer la notice

Ruffio Claire, « #MeToo » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 06 mars 2020. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/metoo.

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