Micro-trottoir


 

Le micro-trottoir, appelé également « vox pop » ou « vox populi » (« voix du peuple »), est un procédé journalistique qui consiste à interroger des individus choisis au hasard dans un lieu public. Utilisé historiquement surtout au sein des médias de masse (télévision, radio, presse écrite), ce procédé est accessoirement mobilisé dans d’autres domaines : sciences, sondages, musées… Initialement, c’est une technique facilitant la participation et la représentation accrue des individus dans l’espace public, son usage est pourtant délégitimé car associé à une recette éditoriale visant à maximiser l’audience au détriment d’une information plus contextualisée et plus analytique. Son succès auprès des publics est confirmé par son utilisation accrue, ces trente dernières années, à la télévision et dans la presse écrite populaire et, plus récemment, sur les plateformes de réseaux sociaux. Symbole d’une évolution néo-libérale des médias marquée par une adaptation croissante des contenus aux attentes des publics pour augmenter l’audience, le micro-trottoir est, dans la littérature scientifique, abordé de manière essentiellement critique.

La présente approche du micro-trottoir s’inscrira dans le cadre de la télévision française, même si, ponctuellement, les besoins de l’analyse conduiront à citer des exemples portant sur d’autres médias. Le propos porte avant tout sur la littérature des sciences humaines et sociales (SHS), qui se penche rarement sur cette notion en tant qu’objet central, ce qui peut paraître surprenant si l’on considère la part importante des micros-trottoirs dans les productions médiatiques. Le plus souvent, les micros-trottoirs sont associés à d’autres données empiriques pour former de larges corpus, dans le but d’analyser les représentations médiatiques sur un événement ou une thématique précise. Une part significative de cette littérature scientifique porte sur les disparitions de personnages publics (e.g. le Roi Baudouin [1930-1993] en Belgique, l’ancien premier ministre français Jacques Chaban-Delmas [1915-2000]) et les attentats islamistes de 2001 aux États-Unis et ceux de 2015 en France. Un autre pan de la littérature sur le sujet porte sur les mécanismes visuels à la télévision et au sein du journal télévisé. Nous mobiliserons aussi plus largement les écrits sur la parole ordinaire pour mieux percevoir son articulation avec le micro-trottoir. La littérature professionnelle, via des manuels, définit cette technique et ses enjeux et il y sera fait référence à plusieurs reprises, en particulier pour cerner les éventuelles oppositions avec la littérature scientifique.

 

Technique, contenu, fonction : des approches diversifiées

Le micro-trottoir est une pratique utilisée au sein du journal télévisé, mais aussi au sein des émissions de débats (Coutant, Stenger, 2012 : 79) et des programmes de divertissement (talk show, coaching ou téléréalité…). Alors que la littérature professionnelle définit de manière précise le micro-trottoir en tant que technique journalistique, la littérature scientifique présente une diversité d’approches.

Le manuel de reportage télévisé édité par le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) dresse les contours du micro-trottoir : une « succession d’interviews courtes et rapides de différentes personnes » qui va être diffusée seule ou dans le cadre d’un reportage plus complet et qui a pour objectif d’exprimer la diversité des opinions sur un même sujet (Brabant, 2012 : 152). Cette définition est assez proche de celle qu’utilise l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour classer les différents documents qu’il stocke :

« Succession de brefs interviews dans un lieu public, généralement dans la rue (sur un trottoir) pour recueillir les impressions ou réactions spontanées de personnes le plus souvent anonymes sur un sujet déterminé par le reportage » (entretien avec Yves Gaillard, documentaliste, INA Toulouse, 12 sept. 2022).

Les différents types d’interviews présentés dans le manuel du CFPJ permettent de mieux définir le micro-trottoir. Ainsi, cette typologie distingue le micro-trottoir du témoignage (représentations d’un événement), des réactions et déclarations (de politiques et de représentants d’organisations), de l’explication (éclairage et analyse d’un expert), du portrait (interrogation de la personne objet du portrait avec éventuellement des éclairages apportés par d’autres ; le personnage central peut être filmé dans différents lieux ; voir Brabant, 2012). De même, la notice de l’INA dont la définition a été évoquée plus haut, précise qu’il ne faut pas confondre le micro-trottoir et le témoignage (entretien avec Y. Gaillard, documentaliste, INA Toulouse, 12 sept. 2022).

 

« Microtrottoir : à quoi ça sert le Conseil Régional ? », disponible sur YouTube.

 

La littérature académique présente des approches concordantes en ce qui concerne la définition des personnes interrogées. Le micro-trottoir consiste à recueillir la parole de l’individu non expert et non célèbre : l’individu est qualifié d’« ordinaire » (Hubé, Olivesi, 2016 : 5 ; Truc, Le Bart, Née, 2018 : 13), de « profane » (Darras, 1994 : 80 ; Grossetête, 2014 : 66), d’« anonyme » (Bazin, 2018 : 81 ; Myers, 2006), de « profane-anonyme » (Darras, 1994 : 83), ou encore comme « un homme de la rue, autre version du français moyen ou de Monsieur Tout le monde » (Leroux, 1993 : 50). En revanche, la forme de l’interview suscite différentes appréciations. En correspondance avec l’approche professionnelle et celle de l’INA, certains auteurs distinguent le micro-trottoir du portrait (Truc, Le Bart, Née, 2018 : 13) ; dans cette perspective, le micro-trottoir se limite à une simple phrase et à une mise en dialogue par « opposition à un entretien qui relève du portrait ou du récit expérientiel » (Soulages, 1999) ; d’autres chercheurs s’inscrivent dans une autre approche où la technique (interroger des personnes dans la rue) prend le pas sur le contenu et la forme. On scinde alors le micro-trottoir en deux catégories :

« Les interviews intégrées dans le corps d’un article ou d’un reportage, dont les extraits, nombreux, se limitent à une ou deux phrases ; et les portraits, au volume de signes plus important » (Bazin, 2018 : 85).

Un troisième élément caractéristique de la définition du micro-trottoir fait également débat. Tel qu’il est défini le plus couramment, il vise à sonder l’opinion sur un sujet social, économique, politique ou relatif au quotidien des individus. Or, la littérature associe souvent témoignage et micro-trottoir, à la différence de l’approche professionnelle et de celle de l’INA. Voici la définition du témoignage donnée par les documentalistes de l’INA : « Interview d’une ou plusieurs personnes sur un événement qu’elles ont personnellement vu, entendu ou vécu », ce qui rejoint la définition du Larousse : « Déclaration de ce que l’on a vu, entendu, servant à l’établissement de la vérité ». Cette définition est constante : le témoignage est « un récit autobiographiquement certifié d’un événement passé, que ce récit soit effectué dans des circonstances informelles ou formelles » (Dulong cité par Dornier, 2007 : 4). Or, les éléments de vox populi qui composent le corpus de Greg Myers (2006) sur les attentats du 11-Septembre sont essentiellement des témoignages de personnes qui ont vécu ou vu une partie des événements. Interroger les victimes d’attentat sur ce qu’elles ont vu et vécu relève bien du témoignage. Interroger les passants qui se recueillent devant un mémorial en hommage aux victimes sur ce qu’ils pensent des attentats et du nombre des victimes relève du micro-trottoir. L’utilisation des deux procédés peut être concomitant, ce qui rend toute opération de classification difficile ; ainsi en est-il de l’interview des automobilistes à la station-service sur ce qu’ils pensent de la hausse du prix de l’essence.

 

Capture d’écran de la vidéo « Attentats de Bruxelles : Micro-trottoir ». Disponibles sur TVcom Brabant Wallon.

Capture d’écran de la vidéo « Attentats de Bruxelles : Micro-trottoir ». Disponibles sur TVcom Brabant Wallon.

Dans une partie de la littérature scientifique, ainsi que dans de nombreuses vidéos de YouTube on constate une tendance à considérer comme témoignage, toute prise de parole ordinaire. Dans la définition du micro-trottoir sont ainsi privilégiés trois critères :

  1. la nature des personnes interrogées : des profanes-anonymes ;
  2. les lieux de l’interview : des lieux publics, comme la rue, le marché ou d’autres lieux du quotidien ;
  3. le format : une succession de courtes interviews) ;

le quatrième critère relatif au contenu de la prise de parole est minoré.

En effet, on va intégrer dans la même catégorie de micro-trottoir, l’expression des opinions qui correspond à la définition originelle du micro-trottoir (CFPJ, INA) et le récit de ce qui a été vu, entendu, vécu, qui relève du témoignage. Cette confusion entre les deux genres s’explique peut-être par le passage d’une ère de l’opinion individuelle à l’ère du témoignage, conclusion que dresse Sébastien Rouquette (2002 : 122) de l’analyse des débats télévisés, où le téléspectateur s’intéresse plus, par exemple, à l’expérience d’une infirmière qu’à ses idées.

 

Naissance du micro-trottoir au sein des médias audiovisuels

Il est compliqué d’établir précisément l’origine du micro-trottoir, à la fois en ce qui concerne la datation des premiers exercices et aussi en ce qui concerne la création des intitulés radio-trottoir et micro-trottoir. On peut néanmoins poser des jalons. En 1937 a lieu le premier micro-trottoir en image et en direct : on demande aux passants leurs impressions sur l’Exposition universelle de Paris avec une caméra installée dans un lieu proche de l’événement, les images étant retransmises au pavillon de la radio (Blanckeman, 1961 cité par Jost, 2005 : 34). Sonder les archives de l’INA renseigne sur la première occurrence diffusée en radio : un micro-trottoir porte d’Italie à Paris en 1939 (interview d’un marchand de tabac). La première diffusion télévisée est un reportage du 26 mai 1954 (micro-trottoir dans les rues de Paris : des commerçants et des passants expliquent ce qu’ils savent sur les vitamines). Toutefois, il convient toutefois d’être prudent avec les dates. Les qualificatifs ont été attribués a posteriori, l’INA ayant été créé en 1975 ; on ignore quels termes étaient utilisés en 1937 et en 1954 au moment de la réalisation. On ne peut pas non plus savoir quand le terme a été utilisé pour la première fois par l’INA ; les notices étant actualisées régulièrement, celle concernant le reportage de 1954 n’est pas nécessairement la première à avoir inclus le terme de micro-trottoir (entretien avec Y. Gaillard, documentaliste de l’INA Toulouse, 12 sept. 2022).

Exemples de micros-trottoirs des archives l’INA, disponibles sur YouTube. Source : Capture d’écran.

Exemples de micros-trottoirs des archives l’INA, disponibles sur YouTube. Source : Capture d’écran.

 

La littérature relative à la parole ordinaire dans les émissions politiques apporte un éclairage complémentaire. Après une première participation en direct du téléspectateur à l’émission « Faire Face » le 10 juin 1960, on va recourir à plusieurs techniques pour représenter à l’écran l’opinion publique dans les décennies qui ont suivi (Ségur, 2021) : le sondage, le standard SVP (questions adressées par les publics à un standard téléphonique dont certaines sont posées à l’invité politique), le micro-trottoir, le public, le panel (Darras, 1994 : 84). Média le plus consommé par les Français, la télévision est aussi le média le plus sélectif en matière de participation de l’individu ordinaire ; ce dernier a peu de chance d’y apparaître dans un registre social ou politique. Depuis longtemps présent dans les publics d’émissions, ou comme participant aux jeux télévisés, on le voit de manière plus exceptionnelle en tant qu’invité d’une émission, comme c’est le cas en janvier 1972, où il représente les téléspectateurs, sur le plateau de « Micro-caméra, face aux publics », pour interroger les responsables d’études de publics et directeurs des programmes sur les contenus audiovisuels.

 

Paroles ordinaires à la télévision dans les années 1980

La pratique du micro-trottoir est plus fréquente à la télévision à partir des années 1980 (d’Aiguillon, 2001 : 73) et dans le registre politique, dès la fin de cette décennie (Hubé, Olivesi, 2016 : 5). On se détourne des experts pour se diriger vers ces anonymes. Ils sont présents dans les émissions politiques, mais parlent peu – on parle à leur place – et se distinguent des politiques par leur tenue vestimentaire, leur comportement et leur posture, et des journalistes par leurs questions (souvent naïves ; Darras, 1994 : 86, 87, 94). En revanche, leurs questions peuvent être très directes ; ce qui permet aux journalistes d’en être déchargés tout en apparaissant comme les alliés de la population face aux politiques accusés d’être loin du peuple (Darras, 1994 : 90). Cet intérêt pour les publics s’inspire directement des changements institutionnels et des contraintes économiques de la télévision, qui ont pour objectif d’augmenter l’audience et les ressources. Les journaux ont également recours à ce type de démarches. C’est une pratique courante du quotidien Le Parisien. Cela fait partie des recettes de marketing éditorial pour capter les publics, et s’observe dans d’autres pays : dans le cadre de la réforme de La Tribune de Genève, on insère dans une page « Opinion », une rubrique « Micro-trottoir » au sein de laquelle trois personnes sont interrogées par jour sur une question d’actualité (Mettan, 1993 : 10).

Au cours des années 1980, avec l’apparition puis la multiplication de chaînes de télévision privées, on assiste à un changement dans les stratégies éditoriales qui s’adressent différemment aux téléspectateurs : « L’exhibition du profane revêt une dimension obsessionnelle » (Darras, 1994 : 84). L’individu « ordinaire », l’anonyme, doit être plus présent sur le petit écran pour permettre aux téléspectateurs de s’identifier. La télévision-fenêtre, qui permettait de voir le monde, laisse la place à une télévision-miroir qui renvoie aux téléspectateurs une image d’eux-mêmes (Mehl, 1992). La convocation de l’individu reste plus axée sur sa vie personnelle que sur l’expression de sa pensée politique. On propose de nouveaux programmes qui intègrent ces anonymes dans des émissions plus orientées sur la vie privée (émissions de confessions, ou de télé-réalité). En revanche, ils sont rarement invités dans les émissions politiques pour s’adresser aux candidats ou aux gouvernants.

Le journal télévisé évolue aussi avec de nouvelles pratiques. Le micro-trottoir traduit, dans ce contexte, la volonté d’y inclure le téléspectateur (Esquenazi, 1993 : 85). C’est un gage de proximité, d’identification et d’authenticité (Delporte, 2006 : 146).

« Dans leur traitement de l’actualité, la plupart des magazines et des journaux d’information télévisée, en adoptant ce mode de restitution, ont fait le choix d’incarner de visagéifier l’actualité avec pour finalité l’intention manifeste de proposer le visage d’une actualité qui fasse écho à l’expérience vécue de leurs destinataires. » (Soulages, 2007 : 97)

Cette approche va susciter l’intérêt des téléspectateurs qui vont s’y reconnaître ; il se produit ainsi un glissement performatif à travers le visage de l’autre qui devient le même que le sien (Soulages, 2007 : 98). Cette place accrue des séquences de micro-trottoir au sein du journal télévisé s’explique aussi par la fonction attribuée à l’image. La télévision, selon François Jost (2005 : 91), considère « que le monde de l’apparence et du sensible est porteur de la vérité ultime et écarte tout principe explicatif intelligible qui n’est pas immédiatement visualisable » : c’est la « tyrannie du visible ». Les informations d’importance n’ont de place de premier plan que si elles sont assorties d’images et la présence d’images peut garantir aussi une place à des reportages sans intérêt informatif. Dans ce contexte, le micro-trottoir présente une utilité en apportant de l’illustration aux professionnels qui n’ont pas d’autres images disponibles, même si ces séquences n’ont pas de valeur heuristique (au sens employé par Jost, 2005 : 91).

Si l’image est nécessaire au journal télévisé, elle reste dépendante des « mots d’ordre » (information à connaître sur chaque événement), qui sont énoncés par le présentateur ; le micro-trottoir étant une illustration de cette dépendance de l’image aux mots d’ordre (Esquenazi, 1993 : 85). Une autre tendance évolutive de la télévision promeut ce mode de traitement. La déspécialisation constatée dans les rédactions des années 2000 (Grossetête, 2014 : 66) est un des signes des logiques commerciales à l’œuvre dans la production de l’information. Les journalistes spécialisés sont progressivement écartés. Les rédactions rajeunissent et les jeunes journalistes, formés dans les écoles, sont polyvalents. Cette évolution a une conséquence sur la nature de la production journalistique. Étudiant le traitement du handicap à la télévision entre 1995 et 2009, Mathieu Grossetête (2014 : 66) constate que :

« Plus les journalistes sont généralistes, plus ils couvrent des thématiques par définitions générales et recourent à des interviews d’individus non spécialisés dans ce domaine. Dans ce cadre la fréquence des interviews de profanes (sous forme de micro-trottoir)… augmente à mesure que le degré de spécialisation diminue, quelle que soit la rédaction ».

Même phénomène dans le domaine politique, où le recours au public participe à vulgariser, rendre compréhensible le traitement de la politique (Olivesi, 2009).

 

Des conditions de production opaques pour des résultats parfois stéréotypés

Le journaliste qui réalise un micro-trottoir se rend dans un lieu public : la rue, un rassemblement, un commerce ; il pose une ou plusieurs questions aux passants anonymes de manière en principe spontanée : aucun temps n’est laissé à la réflexion. Il pose des questions ouvertes ou fermées (par exemple : « Êtes-vous pour ou contre ? ») destinées à saisir des opinions ou tester un savoir. La réponse peut être orientée par une question biaisée ou mal formulée, ce qui conduit des chercheurs à questionner la connaissance et l’usage des méthodes de SHS par les journalistes qui pratiquent le micro-trottoir (Charon, 1996 : 24). Le dispositif peut avoir des incidences sur la nature des réponses :

  • la présence d’un matériel imposant (caméra, perche) peut impressionner les personnes interrogées ;
  • la peur d’être enregistré et vu par des millions de Français peut susciter une réponse convenue – risque accentué si la question porte sur un sujet sensible.

Fustigeant les oppositions déclamées entre documentaires et fictions dont seuls les premiers seraient en capacité de représenter le réel, Éliane de Latour (2006 : 191) estime que « la parole dite “spontanée” », recueillie par un micro-trottoir qui rend le spectateur impuissant et jouisseur, n’est en rien plus « vraie » ou plus « juste » qu’une parole « travaillée ». L’interview, qu’elle prenne place dans le cadre d’un documentaire cinématographique ou d’un reportage télévisé n’est pas un dispositif banal. Il peut aussi arriver que les personnes interrogées refusent de répondre pour des raisons multiples : l’absence d’avis, la volonté de ne pas le rendre public, la peur d’une déformation de ses propos par un montage ou des commentaires malveillants. À cela s’ajoutent les facteurs liés au profil des journalistes (formation, expérience, représentations…), ainsi qu’à l’organisation (contraintes économiques et politiques, ligne éditoriale…).

Le téléspectateur ne dispose, quant à lui, d’aucune précision sur le pourcentage d’acceptation et de refus de réponse, sur les questions posées qui sont rarement énoncées dans le reportage et sur les paramètres qui guident le choix des personnes et la sélection des extraits. Cyril Lemieux, dans son ouvrage Mauvaise presse, en donne un exemple de réalisation :

« J’ai fait un tour du salon pour voir un peu comment ça se présentait, pour avoir une impression, pendant que le cameraman commençait à faire des vues d’ensemble. Et puis ensuite, une demi-heure après, on s’est promené entre les stands et on a pris des gens un peu au hasard. Des jeunes, de différents âges, seuls ou en couple, et on a fait des interviews. Disons que pour un micro-trottoir, pour avoir quatre ou cinq bons “sonores”, c’est-à-dire des petites interviews de cinq, dix, vingt secondes, il faut interroger vingt-cinq personnes ». (Citation d’un journaliste de TF1 dans Lemieux, 2000 : 435).

Dans l’espace audiovisuel, ce sont les journalistes qui vont chercher les citoyens anonymes et non l’inverse ; ces derniers se retrouvent dépossédés, ne pouvant proposer leur candidature (Rouquette, 2002 : 121), ce qui confirme le poids du cadre médiatique. L’identité des personnes n’est que ponctuellement et partiellement révélée (e.g. prénom). Mais, lors d’événements particuliers, on va présenter l’individu en donnant plus de précisions (âge, profession, nationalité…) jusque, dans certaines situations, à produire des présentations stéréotypées qui peuvent induire des préjugés. Ainsi, dans la couverture médiatique de la période qui a suivi les attentats de janvier 2015 à Paris, les séquences de micro-trottoir de journaux télévisés précisent-elles parfois la confession, la classe sociale et l’orientation politique de la personne (Bazin, 2018 : 85). Ces précisions se retrouvent aussi dans des journaux où l’identité des personnes maghrébines et musulmanes est « presque systématiquement et exclusivement réduite à leur origine ou à leur confession, avec mention éventuellement du lieu d’habitation et de détails sur l’apparence : “une musulmane voilée, Dorsaf, 42 ans, venue de Villeneuve-d’Ascq” » (Bazin, 2018 : 86).

 

Diversité, émotion et cohésion sociale

Représenter les opinions, les pensées des publics dans des contenus médiatiques est une tâche complexe et souvent critiquée, comme c’est le cas pour les sondages. Cependant, l’apparence de rationalité, de neutralité et de scientificité les expose moins à la critique que le micro-trottoir (Engueleguele, 2001 : 528). Et le micro-trottoir ne peut être représentatif de l’ensemble des profils et de l’ensemble des positions. Comme le courrier jadis n’était pas envoyé par des téléspectateurs représentatifs de la société dans son ensemble (Aubert, 2007 : 232), le micro-trottoir ne l’est pas non plus. Il relève d’un processus d’agrégation, d’addition des positions exposées. La diversité des opinions exposées est aléatoire, dépendant du cadre éditorial (angle du sujet, questions posées, sélection des réponses, prisme du rédacteur en chef, du présentateur et du reporter), du contexte de l’exercice (temporalité, lieu géographique) et des critères socio-démographiques relatifs aux personnes interrogées. Si la consultation porte sur l’interdiction des véhicules polluants, la réponse pourra être impactée par le lieu et les habitudes de vie : vivre en ville sans voiture ou vivre en zone rurale sans transport à proximité et utiliser la voiture quotidiennement pour aller travailler.

Les producteurs recherchent-ils prioritairement la diversité des points de vue ? Si l’on applique les mêmes principes que ceux régissant les émissions de débat, rechercher des profils individualistes entre en contradiction avec le principe d’identification : « On considère les personnes d’autant plus légitimes qu’elles ressemblent à un plus grand nombre » (Rouquette, 2002 : 120). Par conséquent, on va s’efforcer de saisir les principaux profils qui vont représenter les opinions majoritaires. Les réponses sont souvent attendues et ne surprennent que rarement le téléspectateur. Si l’on prend l’exemple des reportages sur les rassemblements qui ont suivi les attentats de janvier 2015, composés pour partie par des micros-trottoirs, on voit se dessiner les pièces d’un puzzle qui composent, par une approche universaliste, le « peuple français ». Les individus « sont saisis dans leur singularité, tout en étant porteurs d’une vision commune et fraternelle de la société » (Bazin, 2018 : 84). La presse écrite conforte cette interprétation : une différence de profils mais des opinions proches. « Un pays debout face à la terreur », titre Libération après les attentats avec en phrase d’accroche, illustrant ce cadrage médiatique unificateur : « Plus de 3 millions de “je” pour un seul “nous” ». Les médias tiennent par ces récits de mobilisation, alimentés par les micros-trottoirs, un discours pro-marche de recueillement collectif. Ils participent d’un discours politico-médiatique dominant qui aboutit à une injonction à se sentir concernés (Truc, Le Bart, Née, 2018 : 10). Les contre-discours ne sont pas présents à la télévision et faiblement dans la presse (Bazin, 2018 : 86).

La parole ordinaire, qu’elle relève du genre peu légitime des micros-trottoirs de manifestants, passants ou du genre plus reconnu des portraits, ici, de victimes à partir de la rencontre des proches, est formatée par un discours journalistique gommant les différences pour produire l’image d’une communauté délivrant le même message. En effet, ce prisme unificateur, mis en avant par les analyses précédentes, se retrouve dans les résultats du projet journalistique du Monde de « mémorial » des 130 victimes des attentats de novembre 2015, inspiré de l’expérience du New York Times après le 11 septembre 2001 (Niemeyer, 2018 : 62). Si l’idée de départ des deux journalistes Aline Leclerc et Sylvie Kaufmann est « de ne pas limiter ces victimes à un bilan, de rendre à chacune son nom, son visage, son histoire », le bilan synthétique se traduit par un portrait de groupe :

« Son espace, c’est l’Europe, puis le monde. Une génération qui se balade et se cherche, prend son temps, au gré des petits boulots, des rencontres et des diplômes, avant, un beau jour, de “trouver sa voie” et d’y réussir. Des trentenaires souvent nés en province, issus de classes moyennes, venus à Paris pour y étudier ou travailler et, finalement, retenus dans cette ville par sa culture, son art de vivre, d’aimer et de se mélanger… Une génération libre, joyeuse, grégaire, généreuse à sa manière, moins engagée politiquement que la précédente et en même temps connectée et soucieuse de l’autre […]. Une génération Charlie, en quelque sorte ».

« Au fil des textes s’est dessinée une photographie de groupe, celle de la génération easyJet et Erasmus » précisent les auteurs dans le chapô de l’article. Même si les consignes rédactionnelles étaient orientées vers une volonté de montrer la diversité des histoires personnelles (ibid. : 63), on insiste, à la fin, sur les dénominateurs communs plutôt que sur les différences : les victimes constituent une génération.

On peut dresser des constats proches dans les récits qui suivent la disparition de personnages politiques, comme le roi Baudouin en Belgique (Marion, 1994), ou l’ancien premier ministre J. Chaban-Delmas (Delporte, 2006). Le micro-trottoir est une pratique de collecte de la parole ordinaire dont un des objectifs est de produire la cohésion sociale (d’Aiguillon, 2001). Pour la couverture qui a suivi le décès du roi Baudoin, on préfère des séquences de micro-trottoir pour représenter la foule « par des tête-à-tête télégéniques », plutôt que des photos aériennes (Marion, 1994 : 324). Le médiateur se fraie un passage dans la foule et interroge les gens. Le concept de masse se forge ainsi par le relais d’individualités. Par accumulation de proche en proche, dans le temps vécu du direct, le spectateur se construit une idée de l’ampleur de manière bien plus forte et pertinemment affective que par d’arides vues aériennes (ibid. : 324).

Enfin, le micro-trottoir est utilisé pour recueillir des paroles sensibles, souvent en ayant recours au pathos. Après la mort de J. Chaban-Delmas, vont être diffusées des réponses traduisant la peine et l’attachement à cet homme politique (homme de « grande valeur » et de « grand cœur », « un petit de Gaulle », Delporte, 2006 : 146). Dans les discours post-attentat, on fait également état de paroles émues et solidaires :

« J’ai envie de pleurer. C’est comme si je les connaissais »

« C’est important surtout pour montrer son soutien aux victimes, aux familles des victimes » (Bazin, 2018 : 85).

Le micro-trottoir participe ainsi à l’émotion qui constitue un autre marqueur de l’évolution des contenus médiatiques. Après les attentats de 2015, les journalistes basculent dans le registre de l’information-émotion et le micro-trottoir sert ce registre : « Sur le plan de l’affect, il ne s’agit pas d’une simple superposition mais d’une démultiplication. Les visages en larmes décuplent le sens des paroles de tristesse, tout en les plaçant au-delà de toute suspicion » (Marion, 1994 : 328, cité par Truc, Le Bart, Née, 2018 : 13).

 

Conclusion

D’usage fréquent dans les médias, le micro-trottoir sert donc à recueillir trois types de réponses axées sur le savoir, sur l’opinion et sur l’émotion (Myers, 2006 : 189), tout en construisant une forme de cohésion sociale. Il demeure cependant peu abordé par la littérature scientifique. On y évoque la parole ordinaire, la participation du public, mais on utilise peu le terme de micro-trottoir. Celui de témoignage lui est préféré car il tend à s’appliquer à de nombreuses paroles de profanes, quelles qu’en soient les formes et les formats. Les écueils sont nombreux compte tenu des conditions de production des réactions personnelles des individus interrogés et ceci met en évidence l’importance du cadrage médiatique de la parole ordinaire. Le micro-trottoir est l’un des dispositifs utilisés par les médias pour exposer une diversité d’intervenants à l’écran, et, ce faisant, incarner l’opinion publique (Rouquette, 2021). L’instrumentalisation de ces prises de parole aujourd’hui banalisées limite leur performativité (Blondiaux, 2022 ; Piponnier, Ségur, 2022). Depuis deux décennies, la convergence numérique et le déploiement des réseaux socionumériques ont eu pour corollaire la création d’espaces où la parole ordinaire des publics tend à se manifester, plus ou moins spontanément. La pratique du commentaire y est devenue commune. Dans ces espaces, les usagers semblent s’affranchir des contraintes de sélectivité qui caractérisent l’accès à la parole profane dans les médias. Cela signifie-t-il pour autant que l’expression des publics ordinaires sur l’internet reflète l’opinion publique ? On sait que la mise en visibilité n’est pas la mise en publicité (Cardon, 2010) ; mais, ceci conduit à se demander, avec Peter Dahlgren (2012), si et comment la participation via l’internet peut permettre aux citoyens de jouer un rôle davantage politique que le rôle qui leur est traditionnellement assigné dans les médias – c’est-à-dire des individus qui réagissent à des événements et expriment leurs émotions.


Bibliographie

Aiguillon B. (d’), 2001, Un demi-siècle de journal télévisé. Technique, publicité, influence, Paris, Éd. L’Harmattan.

Aubert A., 2007, « D’une prise de parole dans les médias à une prise de pouvoir sur les médias ? Les courriers au médiateur de la rédaction de France 2 », Questions de communication, 12, pp. 227-244. Accès : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2395.

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Auteur·e·s

Laval Sylvie

Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture de la communication Université Toulouse 1 Capitole

Citer la notice

Laval Sylvie, « Micro-trottoir » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 15 novembre 2022. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/micro-trottoir.

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