Mode


 

Quel rôle joue « le public » dans la mode, ici comprise comme l’industrie de l’habillement au sens large ? Avec plus de deux trillions d’euros en 2016 selon Euromonitor (Godart, 2010), elle est l’une des activités les plus significatives de l’économie mondiale. Cette importance se retrouve aussi dans l’influence culturelle de la mode, par exemple dans le cinéma ou la littérature et, plus généralement, dans la vie quotidienne de chacun, puisque s’habiller est l’un des actes les plus centraux de celle-ci.

 

La mode entre mondialisation et institutionnalisation

La mode est un secteur créatif fortement mondialisé et institutionnalisé. Réfléchir à ces deux aspects peut permettre de mieux cerner les caractéristiques de son public et, plus spécifiquement, de délimiter les contours des différentes composantes (ou différents segments) de ce public.

D’abord, la mondialisation de la mode est un phénomène ancien qui apparaît dès le XVIe siècle avec le rayonnement du style français à travers toute l’Europe. Cette influence française fut facilitée par la puissance de Louis XIV, symbolisée par Versailles. Avant cela, chaque pays ou région possédait des modes qui lui étaient propres (Steele, 1988). Par exemple, l’Angleterre, l’Espagne ou la France avaient leur style et mode propre, et les échanges stylistiques et vestimentaires entre pays, bien qu’effectifs, étaient relativement limités et lents. Le XVIe siècle français change la donne et unifie les publics nationaux de la mode pour constituer d’abord un public européen, puis réellement mondial dans la seconde moitié du XXe siècle. Il y a donc, aujourd’hui, un public mondial de consommateur·rice·s de mode. Les spécificités nationales ou locales existent toujours, mais l’existence de tendances mondiales unifie et transcende ces particularismes.

Ensuite, l’institutionnalisation de la mode (c’est-à-dire l’émergence de principes organisateurs acceptés par tous dans l’industrie) a conduit à une segmentation de son public, chaque segment ayant des attentes différentes, si bien que l’on peut désormais parler d’une pluralité des publics de la mode, en dépit de l’existence de principes unificateurs.

 

Typologie des publics de la mode

Le public principal de l’industrie, celui pour lequel les maisons de mode (les entreprises qui produisent l’habillement) se concurrencent, est celui des consommateur·rice·s puisque, en dernière instance, ce sont elles ou eux qui achètent. Pourtant, ce public « final » n’est pas seul et doit être considéré en association avec plusieurs intermédiaires, comme les médias ou les différents expert·e·s qui existent dans la mode.

Présents au cœur de la mode contemporaine, ces publics intermédiaires qui connectent les producteurs (les entreprises) aux consommateur·rice·s sont de plusieurs types : il y a d’abord les journalistes, dont le rôle principal est de faire part des collections et des tendances. Intentionnellement, les journalistes ne portent pas de jugement sur la qualité des collections, et c’est l’ampleur de la couverture médiatique de celles-ci qui donne une indication de leur opinion, même s’il arrive que des rapports soient plus positifs que d’autres (Moeran, 2006). Les bloggeur·se·s ont un rôle similaire mais ont tendance à exprimer leurs opinions de façon plus tranchée. Les acheteur·euse·s (qui sélectionnent les collections pour les magasins physiques ou en ligne) expriment occasionnellement leur opinion publiquement, par exemple dans le classement du Journal du Textile, et à travers leurs achats (Godart, Shipilov, Claes, 2014). On peut noter que ces publics intermédiaires, ainsi que le public final des consommateur·rice·s sont souvent désignés dans le monde de la recherche sous le terme d’« audience », ce qui fait référence à la dimension fondamentalement évaluative des relations entre producteurs et publics (pour une synthèse, voir Rodolphe Durand et Lionel Paolella [2013]).

Un troisième type de public est celui des « pairs » ou des autres producteurs. La nouvelle sociologie économique, initiée notamment par Harrison C. White (1981), postule que les entreprises dans les marchés de production (où des biens sont effectivement manufacturés, ce qui les différencie des marchés d’échange) adaptent leur comportement à ce que font leurs concurrents. C’est ce comportement fondé sur l’observation qui est la clé de la dynamique concurrentielle des marchés (White, Godart, Corona, 2008). En cela, les maisons de mode sont leur propre public ; il y a échange constant, et une forme de coordination, entre les concurrents.

Finalement, il ne faut pas ignorer le public des différents métiers qui gravitent autour des maisons de mode : photographes ou mannequins par exemple sont aussi un public, mais n’évaluent pas les maisons et ne servent pas d’intermédiaire. En particulier, les mannequins orientent leurs choix de carrière en fonction du prestige des maisons, et en retour, sont sélectionné·e·s en fonction du prestige accumulé au cours de leur carrière (Godart, Mears, 2009). Les photographes de mode aussi orientent leurs carrières en fonction de considérations concernant leur statut (Aspers, 2006). Universitaires et curateur·rice·s de musées de mode jouent également un rôle en définissant l’histoire de la mode, ce qui impacte la représentation du marché.

Cette perspective nous laisse donc avec une typologie des publics dans la mode : une première dimension est sur un axe évaluatif/non évaluatif, un second axe intermédiaire/non intermédiaire. L’évaluatif est défini comme un jugement qui guide l’acte d’achat. Ainsi, si tout public évalue, tout public n’évalue pas de façon à guider cet acte. L’intermédiarité se définit comme ce qui existe entre les producteurs et la consommation finale.

Dans l’évaluatif non intermédiaire, se situent principalement les consommateur·rice·s, mais les pairs peuvent aussi se classer dans cette catégorie. Dans l’évaluatif intermédiaire, on peut classer les journalistes, bloggeur·euse·s ou acheteur·euse·s. Dans le non-évaluatif intermédiaire, il y a les universitaires et curateur·rice·s. Dans le non-évaluatif, non-intermédiaire, on trouve les métiers qui gravitent autour des maisons (mannequins, photographes et autres).

 

Multiplicité des critères d’évaluation

L’existence de différents publics évaluatifs crée un défi pour les maisons : faire face à des critères contradictoires. Alors que les acheteur·euse·s se concentrent sur la créativité, ce qui est nouveau et vendable (Godart, Shipilov, Claes, 2014), les journalistes préfèrent ce qui est innovant et les pairs peuvent se concentrer sur une forme de distinction optimale, c’est-à-dire une forme de différentiation notable sans être excessive (Alvarez et al., 2005). Faire face à une multiplicité de publics évaluatifs n’est pas propre à la mode et se retrouve dans la plupart des secteurs créatifs (comme le cinéma), mais la mode se distingue par la récurrence de son changement (Aspers, Godart, 2013).

Une réponse de l’industrie a été de s’organiser pour réduire l’incertitude due à la récurrence du changement et aux tensions de critères évaluatifs. Ainsi l’existence de bureaux de styles, de salons et d’organisations professionnelles permet-elle une convergence stylistique unique et seulement partiellement coordonnée.

 

Le regard du public : le défilé comme spectacle et performance

Au-delà des problématiques d’évaluation et d’intermédiation qui permettent de catégoriser les différents publics de la mode, on peut s’interroger sur les aspects culturels des institutions de la mode. Outre l’existence des bureaux de styles ou des salons professionnels, les défilés occupent une place centrale dans la mode, historiquement dans la diffusion de ses styles et son développement économique, aujourd’hui dans son imaginaire.

Initiés par le couturier anglais relocalisé à Paris au milieu du XIXe siècle, Charles F. Worth (Steele, 1988), les défilés de mode avaient pour objectif de familiariser les clientes potentielles avec les nouveaux modèles. Peu à peu, surtout avec le développement du prêt-à-porter, cette fonction des défilés est devenue obsolète : acheteur·euse·s et journalistes ont commencé à avoir accès aux collections avant les consommateur·rice·s. Cette évolution coïncide avec le développement des défilés comme institution construisant le statut des marques de mode ; les stars des premiers rangs (« front rows ») apportent leur statut et légitimité aux créateur·rice·s. C’est aussi à ce moment que le défilé devient une véritable performance artistique qui transcende les vêtements présentés (certains n’étant même pas prévus à la vente). Récemment les médias de masse et réseaux sociaux ont fini de découpler les défilés de leur fonction informationnelle : tout un chacun peut avoir accès aux défilés en direct, par exemple via Instagram, ou très rapidement en ligne, sur les sites spécialisés. Le défilé est alors devenu pur spectacle, une mise en scène de l’industrie, et le terme de « public » peut pleinement prendre son sens artistique dans la mode.


Bibliographie

Alvarez J. L. et al., 2005, « Shielding Idiosyncrasy from Isomorphic Pressures: Towards Optimal Distinctiveness in European Filmmaking », Organization, 12, pp. 863-888.

Aspers P., 2006, Markets in Fashion. A Phenomenological Approach, Londres, Routledge.

Aspers P., Godart F., 2013, « Sociology of Fashion: Order and Change », Annual Review of Sociology, 39, pp. 171-192.

Durand R., Paolella, L., 2013, « Category Stretching: Reorienting Research on Categories in Strategy, Entrepreneurship, and Organization Theory », Journal of Management Studies, 50, pp. 1100-1123.

Godart F., 2010, Sociologie de la mode, Paris, Éd. La Découverte, 2016.

Godart F., Mears A., 2009, « How Do Cultural Producers Make Creative Decisions? Lessons from the Catwalk », Social Forces, 88, pp. 671-692.

Godart F., Shipilov, A., Claes, K., 2014, « Making the Most of the Revolving Door: The Impact of Outward Personnel Mobility Networks on Organizational Creativity », Organization Science, 25, pp. 377-400.

Moeran B., 2006, « More Than Just a Fashion Magazine », Current Sociology, 54, 5, pp. 725-744.

Steele V., 1988, Paris Fashion. A Cultural History, New York, Bloomsbury Visual Arts, 2017.

White H., 1981, « Where Do Markets Come From? », American Journal of Sociology, 87, pp. 517-547.

White H., Godart F., Corona V., 2008, « Produire en contexte d’incertitude. La construction des identités et des liens sociaux dans les marchés », Sciences de la société, 73, pp. 16-39.

Auteur·e·s

Godart Frédéric

Organizational Behavior Department Institut européen d’administration des affaires

Citer la notice

Godart Frédéric, « Mode » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 septembre 2019. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/mode.

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