Notables et notabilisation (les élus)


 

Le « notable » est une figure omniprésente dans la littérature scientifique, dont il est difficile de déterminer précisément la genèse et de proposer une définition claire et fédératrice. Elle présente l’avantage de pouvoir dépasser le clivage historique entre noblesse et bourgeoisie, réunissant en un seul groupe une même classe d’individus définie par le cumul d’un pouvoir économique (richesse), social (notoriété) et politique (exercice de mandats et fonctions), tant au niveau national que local (Faure et al., 2000). Mais ses acceptions varient. Le terme a pu désigner aussi bien les « principaux habitants » (souvent des propriétaires fonciers) à la fin de l’Ancien Régime, érigés en relais locaux de l’autorité royale, que de nouvelles élites locales issues du processus révolutionnaire, relais d’opinion et d’influence capables de « tracter les sociétés locales vers l’avenir et une certaine modernité » (Chamouard, Fogacci, 2015 : 2). Figure centrale de la vie politique française, en particulier pour ce qui concerne les élus locaux, le notable ressort comme une figure à la fois immuable et changeante (Garraud, 1994). Et c’est précisément cette mutabilité qui contribue à sa pérennité. Parmi la variété des définitions et des usages qui entourent la notion, il est néanmoins difficile d’échapper à la présentation qu’en a fait le sociologue Max Weber (1864-1920).

 

Les notables avant les professionnels en politique

Dans une époque antérieure à la professionnalisation politique, la procédure de nomination élective s’apparentait souvent à une opération de ratification de l’autorité sociale bien établie des notables. Cette époque était marquée par l’existence d’un vote censitaire inégalement ouvert ou restrictif selon les périodes et les scrutins. Elle connaissait par ailleurs une faible structuration des organisations partisanes de l’autre. À cet égard, la France ressort comme un cas paradoxal au sens où il y eut très tôt des organisations à caractère politique (floraison de clubs, amicales, confréries, sociétés de pensée et d’action à la Révolution), mais où il fallut attendre très longtemps avant que les partis, en tant qu’associations de type politique, soient pleinement reconnues en droit et intégrées à la vie politique française.

Cette procédure de ratification de l’autorité sociale est placée au cœur de la définition qu’a donné M. Weber (1922 :298) des notables, en les opposant aux nouveaux professionnels de la politique :

« [Les notables sont] des personnes qui, de par leur situation économique, sont en mesure, à titre de profession secondaire, de diriger et d’administrer effectivement de façon continue un groupement quelconque, sans salaire ou contre un salaire nominal ou honorifique ; jouissent d’une estime sociale – peu importe sur quoi celle-ci repose – de sorte qu’ils ont la chance d’occuper des fonctions dans une démocratie directe formelle, en vertu de la confiance de ses membres, d’abord par acte volontaire, puis à la longue par tradition. La signification première de cette définition étant que les notables peuvent vivre pour la politique sans devoir vivre d’elle, leur situation présuppose un degré spécifique de “disponibilité” résultant de leurs affaires privées ».

Outre le fait que les notables disposent de revenus et du temps nécessaires pour se consacrer à « titre de profession secondaire » à l’activité politique, nous avons affaire à une faible différenciation entre sphères sociale et politique : la notabilité établie dans la vie sociale se traduit en quelque sorte « naturellement » dans la vie politique. Ceci se vérifie tout particulièrement dans les campagnes françaises (par rapport aux villes) qui enregistrent la présence d’électeurs dominés dans leur vote comme dans l’ensemble de leur existence. Y intervient une sujétion des paysans aux nobles et aux prêtres (Garrigou, 1992). Une communauté de soumission se donne à voir, la domination s’exerçant d’autant mieux qu’elle s’appuie sur une forte identification communautaire des individus (ibid. : 70). Au schéma oppositionnel entre villes et campagnes, il convient d’apporter une nuance : les « dominations bourgeoises » en ville (grands usiniers notamment, avec les ouvriers) n’étaient pas si éloignées de la sujétion aux nobles (grands propriétaires) et aux prêtres des paysans et métayers à la campagne.

Avec les notables, les électeurs votent pour des personnalités locales auxquelles ils peuvent être attachés aussi bien économiquement (employeurs, prêteurs) que psychologiquement, auxquels ils sont redevables (formes paternalistes qui octroient des logements, soins, ou loisirs), qu’ils connaissent le mieux, qu’ils estiment en raison d’une identité familiale (légitimité traditionnelle voyant les fils succéder aux pères dans la direction des affaires communales), d’une action locale et personnelle. Les programmes sont alors réduits au minimum (ce sont des professions de foi très succinctes), et la légitimité des élus est plus sociale, fondée sur la tradition et le charisme, que strictement politique (légale-rationnelle, fondée sur un programme d’action politique). En reconvertissant leurs capitaux économiques et sociaux dans l’activité politique, les notables traditionnels tentaient de perpétuer les rapports de clientèle ou de patronage au principe de leur puissance sociale.

Avec l’avènement du suffrage universel, les modalités de mobilisation électorale, déjà expérimentées par les notables, ont été rationalisées et mises en œuvre par de véritables hommes politiques professionnalisés (ceux qui vivent de et pour la politique). Les « entrepreneurs politiques » – l’expression est de Joseph Schumpeter (1883-1950) – vont alors tenir un rôle déterminant dans la création et l’entretien de l’accoutumance au vote. Avec l’émergence d’une compétition électorale démocratique ouverte à des millions d’électeurs, les savoir-faire électoraux qu’elle induit, et plus largement la professionnalisation de l’activité politique qu’elle nourrit, les notables traditionnels semblèrent promis à l’effacement. Or, si la professionnalisation est classiquement associée à l’arrivée de nouveaux professionnels en politique, les notables eux-mêmes en firent l’expérience : ils ont dû se professionnaliser. En s’intéressant à l’institution parlementaire du début du XIXe siècle jusqu’à la IIIe République, Jean Joana (1999) a ainsi saisi la manière dont l’institution parlementaire imposa des logiques de professionnalisation à ses représentants et notables, leur assignant des façons de faire spécifiques et non réductibles à des pratiques sociales attachées à leur prestige. De son côté, Éric Phélippeau (1993 : 590) évoque, dans une note de bas de page, l’exemple du baron Eugène Eschassériaux (1823-1906) qui bénéficiait sous le Second Empire de la « candidature officielle » (voir l’encadré 1) avant de l’abandonner pour organiser et se doter de sa propre machine électorale. Ainsi a-t-il poursuivi sa carrière politique et accumulé les succès électoraux grâce à l’acquisition d’un savoir-faire proprement politique et personnel. Tous les candidats, y compris les notables, sont amenés, à un moment ou un autre, de faire par eux-mêmes l’apprentissage de la conduite et de la conquête des suffrages. Inversement, les nouvelles élites républicaines, agents du projet de transformation et du changement de régime, vont connaître des processus de notabilisation, quitte à basculer dans une forme de conservatisme, un attachement au maintien des hiérarchies sociales. Les notables sont accusés de devenir les rentiers de positions établies (Chamouard, Fogacci, 2015), en particulier les radicaux, accusés de conservatisme par André Siegfried (1930) dans son Tableau des Partis politiques en France ou qui se voient étrillés comme un parti lâche et opportuniste par Daniel Halévy (1934) dans son pamphlet La République des comités.

 

Encadré 1 – Les candidatures officielles

Si la pratique des candidatures officielles, soit le fait de recommander des candidats aux électeurs, remonte au Directoire et à la Restauration, elle revêt une importance cruciale à partir du Second Empire (jusqu’à sa disparition en 1870), se dotant alors d’une véritable doctrine. Dans son mémoire soutenu en 1963, Jean Rohr résumait l’apport de Charles de Morny (1811-1865) et de Victor Persigny (1808-1872), tous deux ministres de l’Intérieur :

« La candidature officielle est justifiée par la nécessité de guider dans leur choix les électeurs du suffrage universel, mode de scrutin gênant dans la pratique, mais dont il faut bien s’accommoder puisque son rétablissement a été un argument essentiel pour fonder le régime issu du Coup d’État (Morny) ; mais aussi par une véritable théorie de bonapartisme plébiscitaire, appuyée par certains journaux et amplifiée par les préfets (Persigny) » (extrait cité par Stéphane Schott, 2013 : 278).

Les candidats officiels, ceux soutenus par le régime en place, qui cherche à restreindre le corps des citoyens effectivement éligibles pour siéger dans le Corps législatif, s’engageaient en retour à être des soutiens loyaux au régime impérial et s’autodiscipliner dans leur pratique parlementaire. Ils bénéficiaient d’avantages pour faire campagne, et la mobilisation d’agents de l’administration préfectorale, mais pas seulement (professeur, instituteur, garde champêtre, gendarme, maire…). Leurs affiches électorales notamment étaient reconnaissables – y compris pour les électeurs analphabètes – à leur couleur blanche, couleur des documents officiels publiés par le gouvernement.

Photo-cartes de visite par E. Bacard, Portrait du baron Eugène Eschasseriaux, 1876. Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

Photo-cartes de visite par E. Bacard, Portrait du baron Eugène Eschasseriaux, 1876. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

Le fait de devoir vivre (ou non) de la politique, comme critère de démarcation entre notables et professionnels, a progressivement perdu de sa centralité. Et c’est plus généralement la nette démarcation entre deux personnels, les notables et les professionnels, qui perd de sa pertinence et de son épaisseur. L’un ne se définit plus par rapport à l’autre. Dans la première moitié du XXe siècle, ce qui continuait à définir le notable tenait à sa dépolitisation. Aussi ce modèle du notable dépolitisé et maître de clientèles ne pouvait convenir aux forces politiques de gauche (socialiste et communiste). Les réseaux que possèdent les élus ne leur sont ici pas propres, mais n’ont de sens que mis au service d’une cause commune. La politisation, au sens d’identité et d’attache partisanes, est par ailleurs renforcée par le poids croissant des partis dans la fonction de sélection et d’encadrement. Cependant, ce rejet apparent du « notable » n’empêche pas les élus socialistes et, dans une moindre mesure, communistes, d’adopter une grammaire du notable classique faite de pratiques clientélaires, qui leur permettent de soigner leur ancrage (ibid.).

 

Les notables-médiateurs : le modèle du CSO

À partir des années 1960, les chercheurs du Centre de sociologie des organisations (CSO) se sont détournés de la question du poids social dont dispose le notable et ont laissé de côté la question de la politisation pour définir le notable à partir d’une approche fonctionnelle et relationnelle du pouvoir, saisi dans son interaction avec les représentants locaux du pouvoir central : le notable est ainsi défini en raison de sa fonction de médiation entre le centre et la périphérie, au fait d’occuper une position charnière entre le territoire et la bureaucratie de l’État français (Faure et al., 2000).

Alors que le pouvoir local semble se situer dans une relation de dépendance et de subordination vis-à-vis du pouvoir central, qui se réserve la maîtrise du champ politique au nom de l’intérêt général, et que le territoire est quadrillé par les services extérieurs de l’État travaillant sous l’égide du préfet, la centralisation se voit apprivoisée (Grémion, 1976) par l’existence d’une régulation croisée (Crozier, Thoenig, 1975) qui permet d’atténuer le caractère centralisateur du système français et d’assurer en retour sa longévité. Dans une forme de complicité objective entre notables et représentants locaux du pouvoir central, les premiers résistant aux injonctions du centre quand les seconds plaidant la cause du local auprès de ce dernier. Les fonctionnaires de l’État, intégrés au milieu local dans lequel ils interviennent, développent différentes fonctions : contrôle pour le compte de l’État, intercession à l’égard de Paris, service à l’égard des collectivités locales. Ce système trouve à s’épanouir un peu plus encore avec le développement de la planification et de la politique d’aménagement du territoire observé au cours de la IVe République.

Au cœur du système de la régulation croisée se trouve le préfet. Sa position centrale s’appuie sur les pouvoirs dont il dispose à l’égard des services extérieurs (même si ceux-ci demeurent rattachés à leurs ministères parisiens de tutelle) et sur sa relation privilégiée avec le conseil général (dénommé « conseil départemental » depuis 2015). Ici, les élus locaux accumulent et déploient d’autant plus de pouvoirs que leur représentativité est reconnue par le préfet, ou par les différents responsables des services extérieurs. Cette reconnaissance leur garantit un accès privilégié à l’administration, renforçant leur capacité de négociation et leur pouvoir auprès des électeurs. C’est précisément cette interaction qui fait d’eux des « notables ». Ce qui se négocie entre préfets et notables, ou plus largement services extérieurs et élus, est une adaptation locale de la règle nationale (Worms, 1966). Contre la vision teintée de juridisme ou conforme à l’idéal-type wébérien de l’administration, les fonctionnaires des services extérieurs disposent d’une certaine autonomie à l’égard des services centraux alors que les élus, malgré l’unification partisane, jouissent également d’une certaine autonomie vis-à-vis des appareils politiques nationaux. Dès lors, l’administration intériorise progressivement les aspirations et valeurs de la société qu’elle est chargée d’administrer. La pratique des responsabilités locales induit ainsi une solidarité de fonctions objective qui assigne au préfet le double rôle de représentant du pouvoir central et de relais des volontés locales (ibid., 1966). Ce mode de relations entre services extérieurs de l’État et élus locaux n’est qu’un cas particulier d’un modèle plus général dans lequel chaque segment de l’organisation administrative de l’État est en relation privilégiée avec un secteur de l’activité sociale et négocie avec les représentants de ce secteur l’application de la loi, et plus généralement, la régulation sociale qu’opère l’État. Les « notables » ne sont donc pas uniquement des élus locaux, mais aussi des représentants des différents intérêts que l’on qualifierait volontiers de corporatistes. La place des élus locaux, dans ces accommodements mutuels, est donc relative.

À travers l’action permanente d’adaptation, d’assouplissement et d’ajustement, le représentant local devient lui-même un rouage essentiel de l’État. Il a d’autant plus intérêt au maintien du jeu que sa reconnaissance par l’administration assoit sa position de pouvoir localement. La collusion historique entre un préfet qui dirige et un conseil général qui régule, évoquée à propos de la politique de développement local au XXe siècle (Carrier, 2002) conserve une actualité forte jusqu’aux débuts de la Ve République. Ce schéma de la régulation croisée convient d’abord aux espaces départementaux à dominante rurale, mais « comporte des exclus et ne s’applique pas aux députés-maires, aux grandes villes, ni aux municipalités communistes » (Mabileau, 1997 : 347).

 

La décentralisation ou le « Sacre des notables »

La considérable accélération de la politique décentralisatrice engagée au début des années 1980, dans les suites de l’alternance politique de 1981, a rendu le rôle d’interface avec l’État moins stratégique. À la tête des collectivités, les élus sont appelés à être des « entrepreneurs politiques », devant disposer de compétences techniques, juridiques, économiques dans la gestion des affaires publiques, et devant démontrer leur capacité à produire de l’action et des projets. Ils agissent dans un système décisionnel de plus en plus enchevêtré, marqué par la création des Régions, la montée en puissance des intercommunalités ou encore la mise en œuvre des programmes européens. Le pouvoir d’intercession des élus, moins stratégique que par le passé, fait l’objet d’un encadrement croissant par les règles.

Et pourtant, nous aurions assisté au Sacre des notables selon des chercheurs réunis derrière l’identité fictive de Jacques Rondin (1985), pseudonyme choisi pour protéger l’anonymat. En gardant l’initiale du prénom « Jacques », cela donnait J. Rondin, en référence aux Girondins de la la période révolutionnaire, camp décentralisateur rituellement opposé aux farouches partisans de la centralisation qu’étaient les Jacobins. Empruntant une métaphore féodale, ces notables se distribuent alors selon un système hiérarchisé de positions : au sommet les « grands feudataires » (ceux qui possédaient un fief et devaient hommage au seigneur suzerain) régionaux, « grands notables » des grandes villes ou à la tête des conseils régionaux, souvent anciens ministres et leaders partisans ; en dessous les « barons intermédiaires », présidents de conseils généraux ou régionaux, et de communautés urbaines, ou disposant d’un mandat parlementaire pour les maires des villes moyennes ; en dessous les « vassaux commissionnaires », vice-présidents de conseils généraux ou maires de villes moyennes ; à la base, les « petits seigneurs communaux », maires de petites villes ou simples conseillers généraux, moins professionnalisés et managérialisés que leurs supérieurs. Les chercheurs identifient la qualité de notable à la réunion de cinq caractéristiques qu’il convient d’exposer et de commenter.

La première dimension correspond à une personnalisation accrue du pouvoir local, pensée en contrepoint d’un ancrage idéologique et partisan. Il s’agit là de perpétuer la définition de la notabilité, qui renvoie à une politique locale et personnelle, face à celle d’une politisation marquée par des attaches partisanes et idéologiques. Cette présentation semble devoir être précisée, au risque sinon d’être falsifiée. Les notables locaux sont aussi, dans bien des cas, de véritables chefs politiques. Ils peuvent certes jouer du registre de la dépolitisation (notamment lors des campagnes électorales), dissocier échelon local et échelon national sur le plan discursif, mais tout ceci intervient dans un cadre bordé par les partis. Aussi réelle soit-elle, la personnalisation s’accommode de logiques très politiques et partisanes, et inversement. Mais il est vrai que cette personnalisation peut jouer comme une ressource propre, susceptible de jouer indépendamment des logiques partisanes. Dans un article consacré aux élections régionales 2004, Michel Bussi, Jérôme Fourquet et Loïc Ravenel (2004) ont souligné le poids des notabilités individuelles dans la distribution du vote. Rappelant que la formation chiraquienne de l’UMP (Union pour un mouvement populaire) avait surclassé l’UDF (Union pour la démocratie française) dans toutes les régions françaises, ils montrent comment cet ordre des places est localement contrarié par un effet de notabilité. Ainsi, des têtes de liste centristes très implantées localement parviennent à devancer l’UMP dans leur département respectif (François Sauvadet en Côte-d’Or, Jacqueline Gourault dans le Loir-et-Cher, Hervé Morin dans l’Eure, Bruno Joncour dans les Côtes-d’Armor, Jean Arthuis en Mayenne, François Bayrou dans les Pyrénées-Atlantiques…).  Il y aurait donc une force d’attraction à proximité du fief, drainant des électeurs de divers horizons politiques. L’indépendance par rapport à l’organisation politique peut ressortir plus particulièrement marquée dans certaines familles politiques, à l’image des élus centristes de l’ancienne UDF [1978-2007], formation souvent définie comme un « parti de notables » (ou de cadres pour reprendre la typologie de Maurice Duverger [1917-2014]. Alors que le milieu partisan semble localement peu dense, que le réseau militant se révèle lâche, les ancrages associatifs peuvent fonctionner pour les notables comme autant de comités électoraux informels. Des réseaux notabiliaires se construisent en marge des partis, voire s’y substituent partiellement, et deviennent des entreprises de parrainage politique. Sans devoir s’extraire des activités partisanes, la clé de voûte du leadership est ou devient individuelle dans une forme de privatisation du jeu politique (Fretel, 2004).

La personnalisation du pouvoir se déploie d’autant mieux qu’intervient, seconde caractéristique, une longévité dans l’exercice des mandats politiques. En effet, c’est la continuité du pouvoir local, avec une stabilité plus forte des élus locaux (maires, conseillers départementaux) par rapport au personnel parlementaire, qui autorise cette forte personnalisation. La prime aux sortants traduit le surcroit de légitimité qui s’attache aux titulaires individuels du pouvoir et le relâchement par ailleurs des bases idéologiques et partisanes comme vecteurs de légitimité. L’hypothèse peut être faite que l’enracinement social et politique des élus aussi bien que le poids que représente la conduite des politiques locales autorisent une accumulation de ressources susceptibles de consolider l’emprise des chefs d’exécutifs locaux, et notamment des maires (Négrier, 2021). Concernant les élections municipales de 2020, le maire sortant a été réélu dès le 1er tour dans 20 600 communes. Tous les présidents sortants de Région ont été reconduits en juin 2021. Du côté départemental, seulement 21 des 95 présidents sortants (soit 22,1%) ont renoncé à se représenter. Les autres furent réélus dans 95,9% des cas comme conseillers, avant d’être réélus présidents par les conseillers dans neuf cas sur dix.

Alors que la personnalisation opère comme une dépolitisation partielle, force est d’observer le recours à des formes d’apolitisme, c’est là la troisième dimension mise en exergue dans Le Sacre des notables, particulièrement visibles en milieu rural, qui visent à établir un consensus communautaire. D’une réalité historique passée est demeurée l’idée d’une communauté villageoise plus consensuelle, où se déploie une compétition électorale de faible intensité, peu conflictuelle et peu politisée. Alors que ce trait est plus vérifiable à la campagne et dans des scrutins municipaux de proximité que dans les villes ou pour des scrutins intermédiaires (élections cantonales et régionales), l’interprétation oppose ceux qui, comme l’historienne et politiste américaine Suzanne Berger (1972), ont défendu l’idée d’une culture antipartisane ancrée dans le milieu rural, et ceux qui, comme Mark Kesselman (1972), identifiaient avant tout une stratégie de camouflage ajustée à la pacification et à la recherche de consensus (et donc à un large soutien politique local). Pour Rémi Lefebvre (2004), l’envahissement du discours politique contemporain par le mot magique de « proximité » participe d’une stratégie sémantique visant à euphémiser les choix politiques. Elle a « pollué » le discours de gauche dans les territoires, ses représentants ayant cessé d’inscrire le « terrain » dans une propédeutique politique générale lorsque le « terrain » était un point de départ et un levier de politisation pour un transformation sociale, pour en faire une sorte de terminus : le lien social devient lien de proximité.

Il est possible de distinguer la sélection sociale (notable) de la sélection organisationnelle partisane dans l’accès aux responsabilités politiques. Mais pour s’implanter durablement, il faut aussi pouvoir se faire un nom en s’insérant dans un tissu de relations sociales, côtoyer les différents représentants des secteurs de la vie locale. À propos d’élus centristes (UDF), Julien Fretel (2004) évoque, outre l’acquisition d’un portefeuille relationnel dense, la propension à constituer des groupes sociaux réunis autour de causes non politiques (associations économiques, culturelles, éducatives). Leur leadership s’adosse intuitu personnae à des champs de l’action sociale, culturelle ou économique, en tant qu’entrepreneurs de cause. Ce capital relationnel, qui se construit à l’écart de la politique et des partis, peut renforcer le capital d’éligibilité et faciliter l’accès à des positions de pouvoir. Dans l’exercice proprement dit du pouvoir, la dimension relationnelle s’apparente entre autres choses au clientélisme, quatrième dimension constitutive de la notabilité mise en avant dans Le Sacre des notables. Le clientélisme désigne un système de gouvernement par l’influence, où le notable (patron) entretient des rapports de dépendance personnels avec des clients, en accordant des avantages particuliers contre des votes. Les clientèles des notables locaux peuvent être multiples et ciblées : des maires ruraux (dont il s’agit de soutenir les dossiers), des responsables associatifs, des agents territoriaux, des clientèles partisanes… Des travaux de socio-histoire ont pu souligner comment, au début du XXe siècle, les élus socialistes qui se présentaient au départ comme des professionnels de la politique désireux de ne pas se prêter au jeu du clientélisme, finissaient par s’adonner à la logique des petits services prêtés à la population. Ici, le notable est l’élu qui rend à ses électeurs des services individualisés, destinés à pérenniser sa notoriété, son assise sociale : il peut fournir un logement social, un emploi, une aide sociale, une place en crèche, etc. Étudiant la généralisation de la thématique de la proximité comme nouvel instrument de légitimation de la classe politique, Christian Le Bart et R. Lefebvre (2005) distinguent cependant la constitution d’une clientèle stable de fidèles d’un côté (figure traditionnelle du notable), du travail de proximité des élus de l’autre. Ce dernier consisterait dans la mise en place des prestations individualisées auprès des administrés, sans relation intégratrice d’attachement, sans fidélisation. Le néoclientélisme contemporain s’épuise en services ponctuels à destination de publics atomisés. Il reste un pouvoir d’intervention auprès d’interlocuteurs décisionnels multiples susceptible de faire naître en retour, chez les bénéficiaires, un sentiment de dette qui génère le soutien électoral. En ce sens, le rôle de notable suppose une mise en scène permanente des services rendus au territoire et à ses habitants.

La cinquième et dernière dimension avancée dans Le Sacre des notables concerne la détention de plusieurs mandats, le cumul étant au fondement d’un ordre notabiliaire et clientéliste autoréglementé (Marrel, 2011). Ce cumul peut aussi bien être mixte (mandat national et mandat local) qu’horizontal (plusieurs mandats locaux). Il procure à l’évidence des bénéfices personnels comme l’indemnisation (vivre pour et de la politique) ou la longévité politique (un mandat de repli en cas de perte de l’un des mandats). Dans une acception extensive, certains élus locaux ont ainsi fini par être qualifiés de « notables » du seul fait qu’ils parvenaient à occuper durablement le pouvoir, voire à le monopoliser dans une certaine mesure par la pratique du cumul des mandats et cette longévité élective (Garraud, 1994). Ce qui aboutit à une sorte de banalisation du sens conféré au mot « notable » : tout élu local, du moins celui placé à la tête d’un exécutif, serait par nature un notable ou le deviendrait. Le cumul des mandats autorise un autre bénéficie personnel, résumé par la stratégie du baobab qu’expose Yves Mény (1992) : en permettant aux hommes politiques qui en bénéficient de capter les ressources à leur profit, renforçant leur inamovibilité électorale et leur leadership, le cumul empêche les autres plantes de grandir sous leur ombre. Il convient de ne pas négliger la manière dont le cumul des mandats revêt parallèlement une dimension politique fonctionnelle. Par le passé, dans une France toujours centralisée, le cumul député-maire pouvait par exemple apparaître comme « la condition même d’une centralisation acceptable, permettant de court-circuiter l’interminable chaîne de communications administratives verrouillée par le préfet et ses services » (Marrel, 2011 : 115). Ce bénéfice n’a pas complètement disparu, mais son importance s’est érodée, il est vrai, avec le processus décentralisateur engagé depuis les années 1980.

Si le cumul des mandats avait déjà fait l’objet d’interventions successives du législateur (lois de 1985 et 2000), l’adoption de la loi organique du 14 février 2014 fait figure de petite révolution pour ce qui concerne les cumuls « mixtes », c’est-à-dire ceux qui impliquent la détention simultanée d’un mandat national et d’un mandat local. La colonne vertébrale de ce texte est moins d’interdire le cumul des mandats que celui des fonctions, intégrant désormais les fonctions intercommunales. Désormais, députés et sénateurs pourront détenir un simple mandat de conseiller municipal, intercommunal, départemental ou régional, au nom de la sauvegarde du « lien de “proximité” entre l’élu et ses électeurs ». Mais l’hypothèse du mandat unique avancée en 2008 par le rapport d’Édouard Balladur, Une Ve République plus démocratique, est écartée. C’est donc l’une des figures les plus centrales de la notabilité en politique qui disparaît, forçant les élus à choisir entre un mandat national (où leur influence est modeste) et un mandat exécutif local (dans lequel il est plus aisé de faire l’expérience de la décision). La situation n’est en revanche aucunement bousculée du côté des cumuls horizontaux, les élus locaux pouvant continuer d’exercer deux mandats, sans compter les fonctions intercommunales (opportunément tenues à l’extérieur de la limitation de ces cumuls).

En tout état de cause, la qualité de « notable » ressort fort éloignée de celle de notables « héritiers » se contentant d’entretenir un capital acquis.

 

Un « potentiel » notabiliaire inégal selon les mandats

Alors que la figure du notable est classiquement utilisée à propos des élites municipales et départementales, étudier le groupe des élus régionaux, comme le propose Laurent Godmer (2015), permet justement de mieux cerner les conditions et les obstacles en matière de notabilisation.

La définition historique des « notables » pour qualifier les élus s’est de plus en plus centrée sur la détention d’un « capital local », plus ou moins débarrassé d’un capital social de départ (de type classiste). Certes, la qualité de notable peut toujours être rapportée au fait d’appartenir à une élite sociale (patron, médecin …), mais elle se renforce ou s’acquiert indépendamment par l’appartenance à une élite politique et le développement d’un « capital local ». Or, c’est précisément ce capital local qui semble plus difficile à réunir dans le cas des élus régionaux. Antichambres des futures Régions, les établissements publics régionaux, apparus en 1972, ont pu être investis par des élus déjà notabilisés (parlementaires, maires et conseillers départementaux), des élus « élus ailleurs » et pour lesquels ce n’était pas le statut de conseiller régional qui conférait ipso facto la notabilité. Mais qu’en est-il des conseillers régionaux élus pour la première fois au suffrage universel direct en 1986 ?

La notabilité observée dans les premières assemblées régionales tenait alors moins à la possession d’un capital local qu’elle souscrivait aux logiques du recrutement social. En 1986 y ont été élus de nombreux « socioprofessionnels », issus du monde entrepreneurial (grande quantité de membres des chambres de commerce et d’industrie), des élus issus des professions libérales ainsi que des élus disposant déjà d’autres mandats. Ces assemblées étaient hybrides, faisant siéger au sein des hémicycles des élus notabilisés et d’autres qui l’étaient moins. Le volume et la nature des compétences régionales semblent en revanche limiter la constitution d’un capital relationnel local en cours de mandat.

Alors que les conseils régionaux se renforcent progressivement (ce qui accroît en théorie la capacité des élus à distribuer des ressources), nous aurions assisté à une dénotabilisation partielle à partir des élections de 1998. L’évolution des équilibres politiques éclaire cet apparent paradoxe. La gauche connaît à l’époque une percée électorale et conquiert des conseils, et beaucoup de conseillers régionaux issus de ce camp sont des nouveaux entrants, en moyenne plus jeunes et comptant davantage de femmes. Ils font valoir un capital partisan (investis par le parti, ayant exercé des fonctions internes au parti) davantage qu’un « capital local (réseaux locaux, soutiens personnels, « ancrage local » non réductible à la structure partisane). Au cours des années 2000, on observe une montée en puissance des professionnels de la politique dont le capital d’éligibilité repose sur le double capital partisan et culturel, davantage qu’une notabilisation des conseillers (laissant de côté ceux qui entrent au conseil avec un statut acquis de notable).

Les processus de notabilisation des conseillers régionaux ont semblé freinés par l’accumulation des « handicaps ». La proximité est moindre du fait de la large étendue du ressort régional, même si elle peut davantage jouer pour des régions monodépartementales ultramarines, ou bidépartementales (comme l’Alsace ou la Corse). Le scrutin de liste proportionnel, moins prestigieux que le scrutin uninominal (ou binominal désormais pour les conseils départementaux), n’autorise pas le même ancrage de l’élection et de l’élu. Il limite les logiques de fiefs et de réseaux. Par ailleurs, le mandat régional, placé bas dans la hiérarchie des mandats, est souvent un premier mandat tremplin en politique (d’appoint ou d’attente pour des élus de premier plan) et les assemblées régionales connaissent le plus fort taux de renouvellement des élus. Il faut enfin noter la relative faiblesse des ressources institutionnelles et la moindre possibilité de « captation des ressources » publiques et de valorisation publique de l’action politique au niveau régional.

Depuis le scrutin 2010, un processus de (re)notabilisation serait timidement à l’œuvre, avec une dynamique d’enracinement, de stabilisation et de longévité des carrières politiques régionales. L’émergence de leaders régionaux connus et/ou reconnus, dont la spécialisation sectorielle et localisée permet d’affermir les clientèles, y contribue. Cependant, la construction d’un capital territorial personnalisé représente toujours une tâche plus ardue que pour les autres élus locaux.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Frinault Thomas

Arènes Université Rennes 2 Centre national de la recherche scientifique

Citer la notice

Frinault Thomas, « Notables et notabilisation (les élus) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 18 avril 2023. Dernière modification le 18 avril 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/notables-et-notabilisation-les-elus.

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