Oscillation


 

De multiples expériences mettent à l’épreuve les frontières liminaires de l’identité du sujet, soumis à un processus désigné dans la revue de la littérature scientifique sous les termes d’« altération », « aliénation », « identification » ou encore « dépersonnalisation ». En mobilisant celui d’« oscillation », il s’agit de faire en sorte que soit centrale cette zone de flottement dans laquelle peut être placé le public d’un univers de fiction, susceptible de faire l’expérience d’une vacillation plus ou moins radicale entre dépossession et repossession de soi. Dans cette perspective, on peut envisager une typologie de sept degrés d’« oscillation », graduellement plus intenses, et dont le personnage peut constituer un vecteur fondamental, attendu que le récepteur peut éprouver plusieurs niveaux d’altération au cours d’une même expérience de réception. Aussi cette notion fait-elle écho avec un processus qui lui est constitutif : elle enrichit les discussions liées au public en faisant émerger la représentation d’un sujet compris dans l’expérience d’un entre-deux. Ce phénomène de résonance sera plus particulièrement évoqué dans des univers de fiction littéraires, à l’aune d’une approche interdisciplinaire qui mobilise des concepts issus des sciences de l’information et de la communication, de la littérature, de la psychanalyse et de la neuroesthétique.

 

Degrés d’oscillation et univers de fiction littéraire

Le public d’un univers de fiction est susceptible de faire l’expérience d’un premier degré d’oscillation relatif à un phénomène d’absorption rêveuse balançant entre attention et lâcher-prise, qui correspond à son entrée dans un univers de fiction littéraire. Christian Metz (1975) employait la notion, inspirée de la psychanalyse, d’« hallucination paradoxale » pour décrire ce processus relevant d’une « rêverie éveillée » auquel est soumis le public d’un dispositif cinématographique ; bien que le récit de l’écran et le récit de l’écrit ne déploient pas les mêmes modes de communication, la mobilisation de ce concept peut être pertinente afin d’augmenter la compréhension d’un processus d’« amoindrissement de la vigilance » dont le lecteur peut faire l’expérience ; en effet, il est soumis à un « flux régrédient » et à un « contre-flux progrédient » qui lui permet de ne pas sombrer dans une forme d’absorption totale lorsqu’il accède à un monde fictionnel. Il peut ainsi connaître un phénomène d’abaissement de l’attention qui correspond à un « saut », consistant à faire « comme s’il n’y avait jamais eu de voyage au pays de la fiction » (Pavel, 1986 : 19). Pour sa part, Terence Cave (2016 : 23-24) appelle « vigilance épistémique » ce « pare-feu », ce « frein » qui représente simultanément une contrainte et la condition de l’activation de l’imagination du lecteur, tel un « décrochage » : elle constitue la « condition même d’une pensée autre (l’imagination de possibilités futures ou contrefactuelles, les constructions logiques et analogiques de toutes sortes) ». Ce premier degré d’oscillation entre dessaisissement et ressaisissement pourrait alors entretenir un rapport significatif avec les effets de l’hypnose sur un sujet soumis à une « veille paradoxale » au cours de laquelle il « [se laisse] fixer et absorber » (Roustang, 1994 : 65).

Dans un deuxième degré, le récepteur d’un univers de fiction est aussi susceptible de projeter un « moi fictionnel », telle une autostimulation mentale qui lui permet d’être recensé parmi les habitants qui composent ce monde et, de la sorte, de « participer aux événements imaginaires » (Pavel, 1986 : 110). Kendall L. Walton (1990 : 29) associe à l’« imagining de se » cette « représentation imaginaire de soi-même » en train de faire ou d’expérimenter quelque chose, dans un univers romanesque. Dans le cadre de la lecture, « le lecteur dissocie son être réel, son “ipséité”, de son existence en tant que psycho-somesthésie purement artefactuelle, tandis qu’il endosse un rôle pendant la lecture » (Bloch, 2010 : 341). Aussi, comme dédoublé, pourrait-il se visualiser dans un espace-temps différent, habitant les « décors » qui lui sont donnés de parcourir, à l’instar des grands magasins fébriles décrits par Émile Zola dans Au Bonheur des dames (1883). À la faveur de la projection d’un « corps entre-deux » qui fait « interface entre le sémiotique et le somatique » (Patoine, 2015 : 37), il est en mesure de faire l’expérience d’une oscillation entre dépossession et repossession de soi.

Le public d’un monde fictionnel peut être amené à éprouver de la sympathie vis-à-vis de l’un des habitants qui composent cet univers, entendus comme des représentations de la personne malgré leur différence de statut logique (Lavocat, 2016 : 351) : il est ainsi à même de ressentir une émotion à propos de ses ressentis (Keen, 2007 : 5). Orientée vers le bien-être d’autrui et fondée sur l’idée d’une « bienveillance », la sympathie pour un personnage consiste étymologiquement en une participation à la souffrance d’autrui (Lavocat, 2016 : 355) : elle se démarquerait par son aspect essentiellement désintéressé, car elle « met en jeu des fins altruistes et suppose l’établissement d’un lien affectif avec celui qui en est l’objet » (Pacherie, 2004 : 150). Un personnage conçu comme sympathique peut engendrer une forme d’attachement particulier de la part du public, comme le montraient Colin Radford et Michael Weston (1975) au sujet d’Anna Karénine. De la sorte, la sympathie vis-à-vis du personnage d’un univers fictionnel peut constituer un troisième degré d’oscillation à la fonction « compassionnelle » et altruiste pour le public, qui suggère un phénomène d’activation de mécanismes émotionnels au sujet des sentiments d’autrui, mais qui suppose aussi une maîtrise de sa propre constitution.

Cependant, le public d’un univers de fiction littéraire peut encore faire l’expérience d’une incarnation via un personnage, dans une forme de battement entre dessaisissement et ressaisissement de soi. Il projette ce « moi fictionnel » que nous avons mis en lumière à travers un personnage qui s’en fait le creuset, dans une dimension motrice. En mobilisant une approche neuroesthétique de la lecture, Pierre-Louis Patoine (2015 : 138) fait émerger l’« étonnante similitude dans les schémas d’activation neuronale provoquée par la perception, l’action, l’imagination et la compréhension du langage ». Dans cette mesure, la vision et la réalisation d’une action apparaissent neurologiquement très proches, parce qu’elles activent des réseaux sensori-moteurs semblables, voire indissociables : « Regarder quelqu’un manger, manger soi-même, se visualiser en train de manger ou lire une description d’ingestion », écrit Pierre-Louis Patoine (ibid.), « solliciteraient les mêmes réseaux sensori-moteurs dans la mesure où le sujet percevant, imaginant ou comprenant simule l’expérience qu’il perçoit, imagine ou comprend ». Cette expérience d’une résonance motrice renvoie d’une certaine manière à l’instance du « lisant » que développe Vincent Jouve (1992 : 82) pour désigner cette posture du lecteur qui accepte d’endosser le rôle d’un personnage et se prête, temporairement, au jeu de l’illusion. Via le simulacre d’une illusion référentielle, le public d’un univers fictionnel serait invité à se défaire temporairement de lui-même, dans une forme de décentrement ludique qui pourrait correspondre à ce que Roger Caillois (1958 : 61-62) désignait sous le terme de « mimicry » : celle-ci consiste, pour un récepteur, à « devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence ». Aussi ce quatrième degré d’oscillation permettrait-il au public d’un univers de fiction de faire l’expérience d’une incarnation dans un personnage, dans une dimension motrice.

Le public d’un univers de fiction littéraire peut faire l’expérience de l’empathie à l’égard d’un personnage. Celle-ci se caractérise comme un processus qui consiste à se mettre à la place d’autrui tout en gardant la maîtrise de sa propre constitution, dans un processus d’inhibition « de la stratégie égocentrée » pour « l’acquisition d’une stratégie allocentrée » (Berthoz, 2004 : 262). Marquée par sa fonction « épistémique » (Pacherie, 2004 : 180), l’empathie vise à connaître, idéalement, les états mentaux d’autrui tout en restant en soi-même, dans un phénomène de « va-et-vient » entre le référentiel de l’autre et le nôtre (Rabatel, 2014). Aussi ce processus empathique peut-il créer un processus d’oscillation identitaire du sujet qui, dans la lecture, passerait par « un état léger de dissociation autohypnotique, ou du moins, un état de conscience particulièrement propice au transfert empathique de certaines sensations du texte vers le lecteur » (Patoine, 2015 : 210). La lecture empathique constituerait « une sortie hors de soi, où le sujet résonant est décentré et va rejoindre les corps présentés par l’œuvre littéraire pour faire l’expérience de différents “points de sentir” » (ibid. : 84), incarnés par des figures anthropomorphiques dans la fiction. À noter le caractère « lâche » du processus empathique relativement au jugement moral que nous pouvons émettre à l’égard des personnages de fiction (Keen, 2006 : 220) : ce principe peut ainsi permettre de comprendre la fascination que le public ressent pour de nouveaux méchants (Jost, 2015) tels que Dexter, Walter White ou John Luther, quoiqu’il s’agisse de héros de séries télévisées. L’empathie peut alors constituer un cinquième degré d’oscillation dont peut faire l’expérience le public, en se caractérisant comme un mouvement alternatif entre sa propre perspective et celle du personnage d’un univers fictionnel qui suggère une forme de décentrement émotionnel mesuré.

Le récepteur d’un univers de fiction littéraire peut faire l’expérience d’un processus identificatoire vis-à-vis d’un personnage. L’identification, qui est plutôt l’apanage des études psychanalytiques, se définit comme un « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci » (Laplanche, Pontalis, 1967 : 187-190). L’identification consiste en un processus d’altération du récepteur dont le personnage peut se faire le « support privilégié » (Jouve, 1992 : 52) : il serait de la sorte conduit à endosser un rôle en se défaisant, en se dérobant temporairement de lui-même. Dans le cadre de la lecture, Daniel Bougnoux (1991 : 194) se propose de concevoir le processus identificatoire comme un phénomène de transfert du sujet au personnage, « quasi-objet de la possession et de la transe ». Dans cette mesure, Vincent Jouve (1992 : 82) évoque l’instance du « lu » comme instance du lecteur qui « appréhende le personnage comme un prétexte lui permettant de vivre par procuration certaines situations fantasmatiques ». Aussi, par de telles situations, les personnages ont-ils une présence qui les rapproche du fantasme ou de l’hallucination. Ce phénomène d’irruption de l’imaginaire pourrait se rapprocher de l’expérience de l’ilinx : par celle-ci, « le simulacre n’est plus pris pour tel, quand celui qui est déguisé croit à la réalité du rôle, du travesti et du masque. Il ne joue plus cet autre qu’il représente. Persuadé qu’il est l’autre, il se conduit en conséquence et oublie l’être qu’il est » (Caillois, 1958 : 111). Cette situation de lecture correspondrait ainsi à l’expérience vertigineuse d’un sujet envahi par un personnage. Dans cette mesure, l’identification du public à une telle représentation anthropomorphique peut révéler un sixième degré d’oscillation marqué par sa radicalité, entre dépossession et repossession de soi.

Enfin, le récepteur d’un univers de fiction est susceptible de faire l’expérience d’une oscillation entre désubjectivation et resubjectivation, lorsqu’il est amené à partager les pensées d’un personnage. Il peut être happé par son monologue intérieur telle une narration dite « naturelle » qui se rapporte à l’« évocation, motivée de manière mimétique, de la conscience de l’humain, et de son expérience (parfois chaotique) de son être-au-monde » (Fludernik, 1996 : 30). D’abord conceptualisé par André Green (1993 : 224) comme « non-perception d’un objet », le processus d’« hallucination négative » consiste effectivement pour le lecteur à se laisser coloniser par les pensées d’un personnage entendu comme un « semblable néanmoins différent ». François Richard (2009) choisit ainsi l’exemple du monologue intérieur de Benjy, dans Le Bruit et la fureur (1929) de William Faulkner, pour décrire une lecture hypnotique qui immerge le sujet dans une représentation verbale marquée par son aspect lacunaire, erratique et qui ressemble à sa propre pensée en train de se faire : dans une rencontre avec « l’hallucinatoire négatif » qui le met en présence de « l’absence de représentations », le lecteur est amené à se représenter cette part d’opacité, cette absence en lui-même à la faveur de sa mise en contact avec une pensée parcourue de fragments et de points d’obscurité entremêlant confusément perceptions présentes et souvenirs du passé ; aussi est-il confronté à une altérité qui lui est paradoxalement familière, dans un processus d’objectivation de l’autre – et de l’autre en lui-même : par un mouvement de resubjectivation, il est invité à se découvrir dans un rapport d’hétérogénéité radicale, à la faveur de sa traversée dans la pensée de personnages de fiction littéraire entendus comme des « objets transnarcissiques » (Richard, 2009 : 165-182). Aussi l’expérience de ce septième degré d’oscillation permet-elle au lecteur de faire l’expérience d’une hétérogénéité radicale entre désubjectivation et resubjectivation de soi.

 

L’oscillation comme expérience fondamentale du public

À partir de cette typologie opératoire, on pourrait émettre l’hypothèse suivant laquelle le terme d’« oscillation » révèle l’une des dimensions au fondement du public. Cette situation de tension entre dessaisissement et ressaisissement, susceptible de venir bousculer les limites de son identité, peut dévoiler du récepteur une expérience de l’entre-deux qui en est constitutive. De la lecture, Antoine Compagnon (1998 : 194) montre qu’elle se rapporte à l’expérience humaine parce qu’elle « est immanquablement une expérience double, ambiguë, déchirée ». L’expérience d’une oscillation, potentiellement tiraillante, par le biais du personnage en particulier, fait écho à cette émergence du « double » que le sujet rencontre lors de chaque expérience d’altération, d’un « ego alter, que le vivant ressent en lui, à la fois extérieur et intérieur, tout le long de son existence » (Morin, 1970 : 153). Aussi résonne-t-elle avec un processus de subjectivation que le récepteur élabore perpétuellement, c’est-à-dire à « l’expérience originaire et fondamentale qu’a l’homme de lui-même », dans la mesure où il ne se connaîtrait que comme fondamentalement dédoublé, « que comme autre, c’est-à-dire projeté et aliéné » (ibid.).


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Auteur·e·s

Crombet Hélène

Médiations, informations, communication, arts Université Bordeaux Montaigne

Citer la notice

Crombet Hélène, « Oscillation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 04 juin 2019. Dernière modification le 05 octobre 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/oscillation.

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