Polémique


 

Phénomène social et langagier, manière d’interagir et d’échanger sur un mode agonistique (du grec agôn : le combat, la lutte), la polémique, notamment dans sa dimension publique – celle que les médias lui donnent lorsqu’ils l’initient, l’alimentent, la relayent –, suscite des réactions contradictoires, mais aussi des fantasmes et des caricatures nés du danger qu’elle est supposée présenter. Au reste, et à l’inverse de « la dispute ou [de] la querelle privées » qui relèvent de l’intime, du particulier, du domestique, la polémique se livre d’emblée comme « indissociable d’une inscription dans un espace public » car elle en appelle et répond toujours à « un jugement collectif » (Amossy, Burger, 2011). Objet difficile à appréhender, les dictionnaires n’y voient, le plus souvent, qu’un « débat vif ou agressif », se satisfaisant ainsi d’une définition commode mais « triviale » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 3). Emprunté au grec polemikos, « qui concerne la guerre (polemos) », le terme est attesté dès 1578 sous sa forme adjectivale (« chanson polémique », i.e. guerrière) puis, très vite, comme substantif avec l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui. Se trouve ainsi consacrée, sous les traits d’une métaphore lexicalisée, la polémique en tant que « guerre de plume », « combat de mots », « controverse par écrit ». Comprenons qu’il s’agit, en l’occurrence, d’une guerre en comme-si. Laquelle se donne alors comme « simulacre et substitut de la guerre littérale » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 6).

 

Peur du désordre et discrédit de la polémique

Ceci dit, d’une manière générale, l’intérêt qu’on porte à la polémique et la place spectaculaire qu’elle occupe sur la scène télévisuelle ou numérique font pendant à la défiance intellectuelle et morale qu’elle ne cesse d’inspirer par ailleurs. Odieuse, infamante, intolérable, ridicule, sans fondements, sans objet – les mots qui servent à la qualifier signalent le profond discrédit dont elle fait l’objet de nos jours. Autant dire qu’elle incarne la veulerie et l’échec d’une parole incontinente toujours hantée par les « dialogues de sourds » (Angenot, 2008). Dès lors, qu’on s’en délecte (en privé, en secret) ou qu’on la condamne (bruyamment et en public), elle reste le mauvais autre de la langue, un témoignage de sa face obscure et de son caractère oppressif. Les censeurs en tout genre, les normatifs à la poursuite d’une langue totalement purifiée, tous ceux pour qui les hommes (locuteurs, auditeurs) sont indignes de confiance et incapables de s’orienter par eux-mêmes, veulent libérer la scène démocratique du fait polémique et de ses troubles. À l’origine d’une telle entreprise de polissage des mœurs politiques et langagières réside, en fin de compte, une peur du désordre – des mots et des idées ; des hommes et des consciences. Désordre qui, pourtant, n’est jamais que la « rançon inévitable de la liberté » et celle du « pluralisme » (Perelman, 1945 : 56).

Peu ou prou, la terreur qu’inspire la portée critique et conflictuelle de la parole puissante, d’une part, la valorisation extrême, l’idéalisation de l’accord qui lui est corrélée, d’autre part, servent à justifier l’élaboration permanente (par les sciences humaines et sociales) de moyens et de techniques spécialement consacrés à la recherche, l’établissement et la préservation de l’accord en question. En se mettant d’accord, en nettoyant leurs discours de toute trace d’éristique, en préparant le terrain à une concorde dépouillée de tout excès et de tout engagement, les interlocuteurs, les citoyens, sont supposés se conformer aux grands principes de la raison ; supposés, par suite, renoncer à leur égoïsme. De fait, à cause des désaccords et des conflits qu’elle rend manifestes et parce qu’elle ne vise pas à régler ceux-ci ni à mettre en ordre les opinions contraires des protagonistes, la polémique, comme expression publique du dissensus, se voit reléguée hors du champ de l’argumentation et de la rhétorique ; hors du logos même. Lequel ne devrait servir, pour Platon (2002 : 183) et ses successeurs jusqu’aujourd’hui, qu’à « chercher la solution du problème à débattre », c’est-à-dire à faire jaillir la vérité en toute chose. Criminalisée et regardée comme irrationnelle, la polémique ne représente, dans cette optique, qu’une source de risques inutiles et démesurés. Des risques qu’elle fait peser sur la stabilité et l’harmonie de la vie en commun, sur le processus de délibération et la prise de décision. En effet, la violence du verbe (injures et attaques ad hominem ; boulets rouges et coups d’estocs métaphoriques) censée la constituer en propre, forme, croit-on, comme un premier pas ou un premier degré vers la violence physique, mieux, un premier pas vers la guerre civile qu’elle contiendrait en puissance.

 

Vivre ensemble dans le désaccord

Pour autant, la polémique demeure un phénomène bien plus complexe et riche qu’on ne le reconnait d’ordinaire. Procédant par détours et par détournements, empruntant des chemins de traverse, il s’agit moins d’« un genre de discours » que d’« une modalité argumentative parmi d’autres » (Amossy, 2014 : 70). Modalité dont la fonction n’est pas d’apporter une solution à un problème, ni d’aboutir à l’accord des parties, mais de permettre la coexistence de celles-ci dans et par le dissensus, dans et par la confrontation verbale. La « virulence » et les « excès » qui habitent cette façon d’être ensemble ne représentent pas un moins, un drame, une maladie du discours, ou une preuve de son irrationalité patente. Bien au contraire, à travers les excès en question s’expriment la capacité et même la volonté des « participants de partager le même espace sans recourir à la violence physique » (ibid. : 13). Fonctionnelle, la violence de la polémique (trait accessoire mais non nécessaire) est destinée à rester sur le strict terrain des mots, celui du logos donc – le seul légitime. Elle empêche, ou plutôt elle évite, d’avoir à en venir (sinon en revenir) à la force des mains. En tant qu’« art de la réfutation » (ibid. : 102), la polémique opère, tout à la fois, par dichotomisation, polarisation et discrédit, mais aussi suivant des stratégies relatives à la configuration discursive du moment. Outre les arguments, contre-arguments, contre-contre-arguments, etc., qui se font face, réellement ou virtuellement, parfois de façon interminable, se trouvent mobilisés des procédés variés (dérision, appel au bon sens ou au pathos, diabolisation, retournement des valeurs…) destinés à mettre en péril les positions du vis-à-vis. En conséquence, la relation polémique, qui convertit les ennemis en adversaires déclarés, vient créer, à travers l’excès et l’outrance, un lien étroit, social et politique, au sein même du travail de disqualification qui s’opère avec et contre l’autre. Elle témoigne d’une circulation permanente des discours et des idées grâce auxquels les protagonistes apprennent à se connaître, toujours plus précisément, et à coexister suivant un certain répertoire d’actions, tout en s’opposant.

 

Positions et rapports de place

Peuplé de lecteurs, d’auditeurs, de spectateurs, le public est là. C’est aussi (et, parfois, surtout) à lui que les protagonistes s’adressent. Il importe à ceux-ci de s’en façonner, respectivement, une image mentale : concevoir ses attentes ; anticiper ses réactions ; conserver son attention ; favoriser son adhésion. En raison de cette présence-là, l’interaction polémique ne saurait être réduite à un simple combat binaire entre un attaquant (A) et un défendant (B). Ce serait nier l’existence de rapports de places fonctionnant en miroir et en symétrie (Albert, Nicolas, 2010 : 17-48). En effet, la relation polémique repose d’abord et avant tout sur un échange de rôles et de situations de parole suivant lequel A est à B ce que B est à A. En conséquence, dans l’idée même des protagonistes, comme dans celle du, voire des publics, les places ne sont pas fixes : A et B ne sont jamais identiques à eux-mêmes, et ce dans la mesure où leurs postures respectives se voient sans arrêt déterminées par leur place, elle-même définie à partir de, mais aussi contre, celle adoptée par le vis-à-vis. L’inversion des rôles au cours de l’interaction polémique s’accompagne donc, par définition, d’un travail de projection symbolique : projection de soi-même à la place adverse, qui n’est autre que sa propre place en puissance. Par suite, A (l’attaquant) ne peut faire autrement, au moment de sa prise de parole, que de se projeter en B’ – i.e. le contradicteur à venir –, et partant de s’imaginer déjà comme futur défendant (A’) en s’efforçant de se représenter, par avance, ce que B’ pourrait éventuellement opposer aux dires qu’il formule dans l’ici et maintenant. En d’autres termes, chaque locuteur, qui doit apprendre à manier conjointement le « glaive » et le « bouclier » (Albert, 2006), occupe en permanence trois places (réellement ou virtuellement) : la sienne propre au moment où il parle (A ou B), celle de futur répondant (A’ ou B’), et celle de contradicteur de sa propre parole. Que l’on soit attaquant (A) ou défendant (B), le rapport de place est fondamentalement instable dans la mesure où, à peine la place investie, il importe aussitôt de se projeter à la place de l’autre, mais aussi se préparer à y basculer réellement dès que le vis-à-vis répondra.

Comprenons que l’échange polémique ne peut prendre sens, ni corps, indépendamment de la présence du public. Lequel, tout à la fois passif et actif, se fait juge de la relation de parole ; juge des arguments et des preuves en présence ; juge du bon déroulement de l’inversion des rôles et des places. Chargé, en une certaine mesure, de compter les points, le public constitue l’horizon à persuader – un horizon forcément instable. Sa lassitude, son agacement, ses changements d’humeur ou d’attentes, son départ éventuel, peuvent mettre un terme à la polémique, ou la réorienter significativement. Il faut donc admettre que la volonté de persuader et le continuel travail de persuasion ne sont pas absents, tant s’en faut, de l’entreprise polémique. Bien sûr, il ne s’agit pas de rallier l’adversaire à sa cause, du moins pas directement, mais de s’adresser à ce public dont les vues sont toujours susceptibles de vaciller ; susceptibles d’être frappées par l’incertitude ; susceptibles de rencontrer la valeur des arguments de la partie adverse. Des vues qui, précaires, attendent d’être confirmées, raffermies, nourries. En tout état de cause, dans bien des cas, l’intention est avant tout de « renforcer la communauté de ceux qui se rangent dans le même camp, [d’]empêcher qu’ils ne versent dans l’indifférence et [d’]attiser leur hostilité contre la position combattue et le groupe qui la soutient » (Amossy, 2014 : 104).


Bibliographie

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Albert L., Nicolas L., 2010, « Le pacte polémique », pp. 17-48, in : Albert L., Nicolas L., éds, Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours, Bruxelles, De Boeck/Duculot.

Amossy, R., 2010, « The functions of polemical discourse in the public sphere », pp. 52-61, in : Smith M., Warnick B., éds, The Responsibilities of Rhetoric, Long Grove, Waveland Press.

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Amossy R., Burger M., 2011, « Introduction : la polémique médiatisée », SEMEN. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 31. Accès : http://semen.revues.org/9050.

Angenot M., 1982, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot.

Angenot M., 2008, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Éd. des Mille et Une nuits.

Declercq G., Murat M., Dangel J., éds, La Parole polémique, Paris, H. Champion.

Felman S., 1979, « Le discours polémique (Propositions préliminaires pour une théorie de la polémique) », Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 31, 1, pp. 179-192.

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Kerbrat-Orecchioni C., 1980, « La polémique et ses définitions », pp. 3-40, in : Kerbrat-Orecchioni C., Gelas N., éds, Le discours polémique, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

Perelman Ch., 1945, « Libre examen et démocratie », pp. 51-61, in : Modernité du libre examen, Textes de C. Perelman et J. Stengers, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2009.

Platon, 2002, Gorgias, trad., notices et notes par É. Chambry, Paris, Flammarion.

Auteur·e·s

Nicolas Loïc

Fonds de la recherche scientifique-FNRS Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique Université libre de Bruxelles (Belgique)

Citer la notice

Nicolas Loïc, « Polémique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/polemique.

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