Police du public culturel


 

À elle seule, l’existence de faits de censure dans la sphère des arts et de la culture – c’est-à-dire d’un geste qui vise moins une œuvre que ce que le censeur suppose des « incapacités » du public et exprime sa manière de considérer que le public doit rester mineur et à sa place, comme le souligne Jean-Matthieu Méon dans la notice « Censure » ici même – justifierait déjà l’impératif d’analyser ce qu’on peut appeler une « police » du public artistique et culturel. L’usage de cette notion appelle cependant une précision : ce concept de police désigne moins l’appareil d’État du maintien de l’ordre public qu’il ne correspond à une perspective couvrant l’administration des choses de l’art et de la culture ainsi que l’éducation esthétique des sujets y répondant. Aussi peut-on amplifier les objets entrant dans cette notion élargie de police de la culture. Nous pouvons y faire entrer les partages ethnocentriques (à l’adresse des « sauvages » incapables de « spectacles policés » !), les modes de formation esthétique et distinctif du ou des publics et des spectateurs et spectatrices, ainsi que les partages des salles de spectacles (répartitions et entretiens), à la manière de Jacques Rancière (1990 : 16) détaillant le rôle de la « police du sensible », laquelle maintient un partage social entre les humains exempt de vide et de passages. La police de la culture veut la complétude et l’assignation de chacun à une place.

Concentrons-nous sur les sources concomitantes de la mutation du public après la Révolution française (amplification, accès à des spectacles multiples, revendication de légitimité d’un jugement non réservable à une élite) : la presse qui, tout au long du et depuis le XIXe siècle, consigne des témoignages du public des galeries et des théâtres, relève des comportements, des répartitions de spectateurs dans les salles et les loges, décrit les manifestations de satisfaction ou de déception dans les expositions souvent avec précision (Carrère-Saucède, 2008) ; mais aussi les archives des institutions, la lecture des comptes rendus d’inspection qui renseignent sur les rythmes des soirées, la vie des spectateurs, leur présence comme leur absence… ; enfin, les rapports et bilans des commissaires de police découverts (à Nantes ou à Bordeaux, en ce qui nous concerne) ; parfois aussi les journaux intimes et correspondances dans lesquels s’exposent des difficultés à se plier à tel ou tel comportement culturel (Bara, 2009). Ces sources, diverses et dispersées, construisent un espace d’observation de la police du public artistique et culturel central, pour qui veut comprendre la constitution du et des publics, ses conflits esthétiques internes, le rôle qu’on veut lui/leur faire jouer, etc.

 

Un partage des espaces

Cette police du public, police sociale d’abord, commence par la distribution sociale des scènes artistiques dans la ville, partageant les scènes culturelles et les scènes populaires (Charle, 2015). Rappelons, en effet, que le public populaire de la fin du XIXe siècle trouve un divertissement qui répond plus à ses attentes que le théâtre institué : ce sont les cafés-concerts. Le tarif y est beaucoup moins élevé qu’ailleurs. Le lieu est moins contraignant que le théâtre classique. On peut se lever, sortir, parler à voix haute librement, boire, fumer. Les exigences vestimentaires ne sont pas aussi guindées qu’au contact « du Tout Paris » des salles officielles.

Installons-nous dans ces salles officielles, ici de théâtre, à cette époque. La police des spectateurs – répétons-le, il ne s’agit pas nécessairement de personnes – s’y poursuit par la captation des institutions par le public bourgeois, public des abonnés qui considère que l’institution est à lui. Ainsi en va-t-il de l’exemple des bourgeois et abonnés rouennais qui ont conscience de leur nouveau pouvoir. Leur enrichissement récent, dû à la reprise économique, ne fait qu’accroître leur fierté et leur sentiment de supériorité sur tous les autres membres du public. Les abonnés payent, ils s’approprient le théâtre qui devient « leur chose » et veulent des spectacles dignes de leur condition (Rieul, 2009). Cette police des spectateurs, cette fois sous forme de personnes, s’installe d’ailleurs, avant la représentation, dans le passage des spectateurs au contrôle. Ces derniers doivent présenter leur billet au contrôleur en chef ou à ses adjoints. De surcroît, un agent du contrôle est assigné à la salle qui surveille le bon déroulement de la représentation. Il veille également à ce que les différents marchands présents dans le théâtre ne dérangent pas la représentation.

Ce passage au contrôle complète la dispersion des spectateurs par la manière de les aiguiller socialement dans les espaces hiérarchisés, à la manière d’un immeuble haussmannien (Journal de Rouen, 1836). Est-il vraiment étonnant d’observer à cet égard que les lieux de réception concentrent les spectateurs en rapport avec les classes sociales ainsi que, du moins, le signale le regard attentif sur les gravures et tableaux de Louis-Léopold Boilly (Une loge, un jour de spectacle gratuit, 1830 ; L’Effet mélomane, ou L’Entrée (gratis) du théâtre, Musée Lambinet, Versailles) ? En n’oubliant pas de souligner que l’humour du peintre interprète la réalité en fonction d’une situation sociale à défendre, sans doute celle des places convoitées à respecter, celle d’un espace social diffracté mais à préserver dans son état actuel. Ce n’est pas sans soutenir les mêmes buts que le vocabulaire de l’opposition « distingué »/« vulgaire » recoupe les mêmes figurations, à l’égard d’un « vulgaire » dont on craint les tempêtes, le bruit et les désordres. Chacun participe ainsi à l’ordre public, tel que défini par la préfecture de police : « Le maintien du bon ordre dans les lieux où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics » (La Clochette, 1834). La démocratisation des arts et de la culture a sans doute modifié ces traits, sans les supprimer pour autant (voir la notice « Démocratisation du public »).

 

Policer le parterre

Ces pièces sont moins descriptives des personnes qu’elles ne témoignent de la manière historique de saisir le partage des mœurs dans la sphère de la culture à partir des soucis d’une police des théâtres et des galeries, en somme d’une police de la culture ; qu’elles ne racontent les mille et une interventions effectuées, à partir desquelles on constate que le comportement culturel acquis par certains au droit des œuvres modernes n’est pas encore « naturel » pour d’autres, ou se trouve contesté et détourné par eux, au profit d’un autre rapport à la culture. Un historien, non sans se classer lui-même, raconte : « On découvre ainsi, au gré des savoureuses déclarations de police (arrestations pour trouble à l’ordre public, déclarations de vol, d’agression…), un public qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui […]. Les troubles les plus divers s’y observent en effet, dans un grand débondage humoral et passionnel : non seulement les gens boivent, mangent, mais encore défèquent, pissent, et surtout se livrent à la violence et au vol, s’adonnent aux attouchements furtifs […], ou même se livrent parfois à des actes sexuels en public [effet de virilité en public oblige] » (Poirson, s.d. : 25).

Propos mêlant, certes, témoignage et crainte des turbulences sociales masquées sous le thème du « déchaînement des passions », mais qui, du point de vue développé ici, met en avant le « savoir » utilisé par les institutions afin de policer le parterre, de l’asseoir sur des bancs dont on ne tolère plus la présence sur la scène du théâtre, d’obliger les spectateurs à prendre des emplacements fixes, mais aussi de créer un système de gradins pour casser les masses vis-à-vis desquelles un mauvais pressentiment a éclos. Ces acquis sont durables, à preuve le polissage du public désormais.

 

Une police esthétique

Au cœur de cette police des spectateurs, se développe maintenant une série de règles morales destinées à fabriquer l’esprit culturel du spectateur. Elle se manifeste d’abord très matériellement par l’apposition de panneaux dans les galeries et les théâtres imposant des interdits : ne pas cracher, ne pas se déplacer, ne pas faire de bruit, silence ! Autant de consignes qui visent la maîtrise des corps dans les espaces de l’art et de la culture. Cette mise en discipline est d’ailleurs justifiée à la fois par des formules morales et par des formules hygiénistes, les deux jouant un rôle semblable durant la phase républicaine hygiéniste.

Cette police du maintien procède simultanément à une éducation de la relation aux œuvres, puisqu’il faut interdire, devant les tableaux en trompe-l’œil, les mains des visiteurs qui en touchent la surface afin d’infirmer la fausse impression de volume ; puisqu’il faut aussi veiller à écarter les attitudes agressives vis-à-vis des œuvres. Quelques règlements de police des théâtres sont révélateurs à cet égard, d’autant qu’ils font ressortir la présence de commissaires de police et de gardes dans les théâtres, chaque séance faisant l’objet d’un rapport du commissaire de service. À côté de règles peu surprenantes avec la distance historique, car on les sait désormais incorporées : interdiction des chapeaux, obligation de se tenir assis, évacuation des chiens, refus d’introduire de l’alcool, mise à l’écart de la prostitution visible, les procès-verbaux font mention d’avertissements et d’amendes à l’encontre de gestes devenant déplacés. Voici quelques exemples d’amendes de 1 à 15 francs de l’époque, concernant des spectateurs : Jean Alliot, commis, jet d’orange ; Abat Joseph-Pierre, rentier, être monté sur la scène ; Chevalier Armand, plâtrier, bruit au spectacle ; Monnier Edmond, commis, bruit au spectacle ; Ponchard fils, étudiant, avoir gardé son chapeau sur la tête.

Stendhal donne un autre exemple de cette police, dans Rome, Naples et Florence, à la date du 30 août 1817, notant (Théâtre Valle) : « Je m’amuse à lire le règlement de police. Le gouvernement connaît son peuple : ce sont des lois atroces. Cent coups de bâton, administrés à l’instant sur l’échafaud qui est en permanence à la place Navone, avec une torche et une sentinelle, pour le spectateur qui prendrait la place d’un autre ; cinq ans de galères pour celui qui élève la voix contre le portier du théâtre qui distribue les places ».

Enfin, pour en finir avec ces exemples, le conseil municipal de Nîmes, du 27 novembre 1801 (6 frimaire de l’an X), précise que, les spectacles du théâtre étant constamment interrompus par des individus bruyants, cela empêche le public de profiter pleinement de la représentation, et décide de sévir par des amendes. Aussitôt, de « pareilles indécences ne pouvant être tolérées » (Mathon, s.d.), une note relative à la police des spectacles est lue au début de la séance du soir. Il est ordonné aux commissaires de police présents de dresser un procès-verbal à tous les contrevenants. Le même conseil décide un an plus tard de discipliner les spectateurs qui fréquentent les filles publiques : « Ces dernières en se déplaçant aux premières loges de la comédie ainsi que dans les corridors de façon indécente offusquent les honnêtes gens qui désirent assister aux spectacles. Il importe de rétablir l’ordre en chassant de ces lieux ces femmes éhontées qui provoquent le scandale par leur présence » (ibid.) (21 août 1802 /3 fructidor an X).

 

Une police des goûts

Nous n’en avons toutefois pas tout à fait terminé avec cette police, elle s’étend évidemment aux goûts et aux commentaires/jugements sur les œuvres, mais cette fois, par le biais de l’éducation familiale – musique, peinture, littérature devaient former le goût et éveiller la sensibilité – et scolaire, là où on apprend les attitudes et les formules toutes faites concernant le rapport aux œuvres d’art, les catégories esthétiques établies, les modes de fréquentation… Mais cette question étant historiquement et sociologiquement plus fouillée, nous la laissons de côté en l’admettant établie (Levine, 1988). Qu’on s’intéresse aux goûts « bourgeois », « philistins » ou aux institutrices dans la mission desquelles entre celle de faire l’éducation du goût au village (à elle d’apprécier les limites du bon goût et de s’y tenir), voire aux pratiques des arts dits d’agrément nécessaires pour briller en société – « Après le dessert il chantait volontiers du Béranger, et il trouvait aussi qu’à ce moment-là un petit air de piano n’est pas désagréable à entendre » (Flaubert, 1869) –, la question de la diffusion des goûts et celle des stratégies de distinction sont largement mises au jour.


Bibliographie

Bara O., 2009, « Le texte épistolaire comme source historique : les lettres de Marie Dorval à Alfred de Vigny (1833-1837), tableau de la vie théâtrale en province », in : Le Public de province au XIXe siècle, Actes de la Journée d’étude organisée le 21 février 2007 par S.-A. Leterrier à l’Université d’Artois (Arras). Accès : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-texte-epistolaire-comme-source.html.

Carrère-Saucède C., 2008, « L’apport de la presse à l’histoire du théâtre en province au XIXsiècle », Semen, 25. Accès : http://semen.revues.org/8133.

Charle C., 2015, La Dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France.

La Clochette, 1834, « Délibération du conseil municipal de Rouen », 52, 21 décembre.

Flaubert G., 1869, L’Éducation sentimentale, Paris, Éd. Le Seuil, 1993.

Levine L. W., 1988, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis, trad. de l’américain par M. Woollven et O. Vanhée, Paris, Éd. La Découverte, 2010.

Mathon G., s.d., « Nîmes au xixe siècle », Les Cahiers d’histoire. Accès : http://www.nemausensis.com/Nimes/XIXeSiecle/NimesXIXe.htm.

Poirson M., s.d., Le Public de théâtre au XVIIIe siècle. Pratiques et représentations. Accès : http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/10208.pdf.

Rancière J., 1990, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004.

Ravel J. S., 1999, The Contested Parterre. Public Theatre and French Political Culture (1680-1792), Ithaca and London, Cornell University Press.

Rieul I., 2009, « Le public de théâtre à Rouen sous la Monarchie de juillet », in : Le Public de province au XIXe siècle, Actes de la Journée d’étude organisée le 21 février 2007 par S.-A. Leterrier à l’Université d’Artois (Arras). Accès : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/Rieul.pdf.

Stendhal, 1817, Rome, Naples et Florence, Paris, Gallimard, 1987.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Police du public culturel » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 12 avril 2017. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/police-du-public-culturel.

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