Populaires (classes)


 

Les classes sociales sont des catégories d’analyse particulièrement utiles pour qui veut se donner les moyens d’envisager les manières de faire (usages, appropriations, mobilisations), de penser et de sentir au carrefour des conditions d’existence, des trajectoires biographiques et des subjectivités des sujets sociaux qui composent ces classes. Entre autres choses, les classes invitent à saisir les faits sociaux depuis un prisme dialectisant le collectif et l’individuel, l’objectif et le subjectif, le privé et le public. « Ouvrière » ou « populaires », les classes sont, en effet, liées à la notion de public. Elles le sont, par exemple, en tant qu’elles sont en relation avec l’État qui en salarie certains des membres, lequel peut être également considéré comme l’appareil assurant la domination de la bourgeoisie par la reproduction des rapports de production capitalistes (à leur détriment), mais aussi comme l’entité qui assure une régulation du rapport salarial et certaines formes de redistribution (à leur « bénéfice »). Les classes populaires ont aussi commerce avec le public en ce qu’elles rassemblent une large frange du peuple, qu’elles sont à l’origine de cultures singulières (styles de vie, cultures professionnelles, communautés de lutte, etc.) et qu’elles sont censées être porteuses de caractères communs au plus grand nombre et d’un certain universel lié aux injustices qui leur sont faites.

Le concept de classe s’est toutefois vu relégué, au motif que les groupes sociaux dont il entendait rendre compte n’avaient plus guère d’existence concrète. De fait, l’avis de décès des classes sociales a été maintes fois proclamé. Ces dernières ne seraient plus, du fait du comblement des inégalités sociales les plus injustes, d’un nivellement par la consommation de masse, du développement de l’enseignement supérieur, etc. Tout ce qui, a priori, aurait bien été, un temps, réservé aux groupes sociaux dominants, serait dorénavant davantage partagé du fait de l’amélioration générale du niveau et des conditions réelles de vie. Cette évolution des sociétés capitalistes amoindrirait au passage la conflictualité sociale entre groupes sociaux, laquelle se trouve par ailleurs de moins en moins portée par des organisations dédiées et dévouées à la lutte des classes (syndicats et partis politiques dont les effectifs baissent drastiquement). Aussi, la conscience (de classe) d’appartenir à une entité sociale délimitée, pourvue de caractéristiques propres et dont il faudrait défendre les intérêts singuliers, aurait été foncièrement laminée par le développement d’un individualisme où chacun est supposé pouvoir « se comporter comme il le juge bon » (Mendras, 1994 : 371), lequel n’aurait cure des identités et des destins collectifs. Plus d’exploitation systémique, mais des oppressions isolées ; plus de classes, mais un continuum social stratifié ; plus de positions assignées dans l’espace social, mais une plasticité des statuts ; plus de logiques distinctives, mais une homogénéisation des styles de vie ; plus de fatalités bridant les vies, mais des opportunités à saisir garanties par une égalité des chances ; plus d’injustice sociale, mais des indignations à géométrie variable.

L’examen attentif des sociétés contemporaines offre pourtant un tout autre tableau. Force est de constater que nous assistons à un renforcement des inégalités sociales, ainsi qu’à une dégradation notable des conditions sociales d’existence. Le salariat exploité ne cesse de croître, les politiques d’austérité se multiplient, la crise financière de 2007-2008 et, plus récemment (à partir de 2019), la pandémie liée à la Covid-19 ont nettement aggravé le nombre de travailleurs précaires, pauvres, vulnérables et sans emploi (en particulier chez les femmes, les jeunes et les migrants). La croissance des salaires est bridée pour les moins dotés économiquement, les déplacements forcés de population s’intensifient et les revenus alloués au travail ont diminué, tandis que les richesses (revenus et patrimoines) sont toujours plus concentrées tout en haut de la structure sociale. La modernité capitaliste ne génère donc aucunement des espaces sociaux indifférenciés, « cosmographiques », constitués de nébuleuses dont les classes moyennes seraient la « constellation centrale » et qui, « ayant absorbé ce qui restait des anciennes classes ou les ayant perverties en les pénétrant de ses propres caractères, [auraient] envahi toute la société » (Mendras, 1994 : 93-94). Les thèses sur la moyennisation de la société n’ont eu de cesse de décréter la fin des grandes polarités sociales, du poids du milieu d’origine et de la reproduction des inégalités sociales pour mettre en avant la force de l’entrepreneuriat personnel et la valorisation de la réussite individuelle. Cependant, les faits sont têtus et la réalité sociale révèle tout autre chose. Si la structure socioprofessionnelle a vu son centre de gravité se déplacer sensiblement vers les couches sociales moyennes et supérieures, du fait du développement de certains secteurs (informatique, santé, éducation, etc.), il reste que le monde social s’avère très segmenté. Les inégalités sociales se voient relancées et le salariat d’exécution – précaires, ouvriers et employés –, reste le groupe social qui cumule les positions les plus défavorables. Au surplus, la mobilité sociale (promotion ou déclassement) est aussi inégalement répartie. Les classes populaires bénéficient bien moins que les autres groupes sociaux des possibilités de mobilité ascendante.

Quant à la supposée fin de la lutte des classes (pendant de la fin de l’histoire), elle semble, une fois encore, reportée aux calendes grecques. À l’abaissement général des conditions de vie du plus grand nombre fait pièce une évidente recrudescence des protestations sociales dénonçant la concentration obscène des richesses au sein du cénacle restreint des gagnants de la mondialisation. Les volontés de dépassement du capitalisme restent actives et s’ajustent aux spécificités des formes actuelles de la mondialisation et à la nouvelle division internationale du travail. Elles se couplent par ailleurs à d’autres revendications (féministes, écologistes, de migrants, etc.) et provoquent, en retour, un raffermissement des réponses du système allant des révolutions passives d’aménagement des Welfare States – là où il en existe encore quelques traces –, à la mise en œuvre de contre-révolutions violentes, en passant par des formes plus classiques de répression et d’offensives réactionnaires (état d’exception, mise à mal des droits sociaux fondamentaux, casse du service public, montée du néoconservatisme, des extrêmes droites, du fondamentalisme, du racisme, etc.). La mondialisation capitaliste fait évoluer les modes de domination de classe, les durcit, mais déclenche aussi un niveau de conflictualité sociale particulièrement important qui semble la plonger dans une instabilité structurelle.

 

Classes sociales et classe ouvrière

Les sociétés capitalistes avancées n’ont donc pas cessé d’être profondément inégalitaires, hiérarchisées et conflictuelles. Leur structure reste foncièrement marquée par la présence de classes sociales ayant des intérêts opposés, et l’existence de rapports sociaux qui tiennent fondamentalement au mode de production capitaliste et à la contradiction capital/travail. Prendre au sérieux l’existence de classes sociales, revient à considérer que des individus partagent des positions similaires dans l’organisation sociale du travail et, conséquemment, des conditions matérielles d’existence relativement proches et des styles de vie communs, marqués par des logiques inégalitaires de dotation et de distribution de différentes formes de capital (économique, social, culturel, symbolique) ; situations depuis lesquelles se forgent des expériences de vie homologues, auxquelles peuvent être rattachées des valeurs, des (sous-)cultures, des attitudes et des dispositions relativement comparables sans être identiques. Et ces conditions et expériences de vie se différencient des contextes et pratiques d’autres classes, antagonistes, dans la mesure où des caractéristiques fondamentales des unes dépendent les spécificités des autres.

Pour autant, la physionomie des classes ne relève pas d’une catégorisation figée, précisément parce qu’elle dépend étroitement d’une série de déterminations : formations sociales, cadres étatiques, modes de production, d’accumulation et de distribution, ainsi que des conditions sociales et historiques (i.e. des contradictions) sur lesquels se construit l’antagonisme entre les classes. Par exemple, chez Karl Marx (1818-1883), leur nombre, leur nature et leur unité varient selon les analyses situées qu’il en donne et dont il rend compte avec de fort nombreuses nuances dans ses divers opus (Le Manifeste du parti communiste – 1847, La Lutte des classes en France – 1850, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte – 1851, Le Capital – 1867). Et si la classe ouvrière est parfois présentée comme un groupe cohérent en ce qu’elle n’a « rien d’autres à perdre que ces chaînes », les analyses marxiennes soulignent néanmoins que son « identité n’a jamais été entièrement réalisée, et [qu’elle] n’a jamais représenté une unité absolue, ni du point de vue de ses conditions d’existence, ni du point de vue idéologique ou politique » (Castel, 2009 : 371). Nombre de travaux sociologiques rendent compte avec précision de cette unité fragmentée de la classe ouvrière qui tend à se privatiser, au carrefour de dynamiques centripètes des expériences collectives (petitesse des statuts, distance vis-à-vis des autres classes, éloignement du capital culturel, etc.) et des processus centrifuges des épreuves individuelles (diversification des emplois, extension de l’accès à la propriété, fragilisation des identités professionnelles et de genre, etc.) qui, de facto, rendent plus instables les processus d’appartenance, d’identification et d’opposition et complexifient la traditionnelle opposition Eux/Nous et, sans doute plus encore, le rapport Je/Nous, « processus par lequel un sujet se sépare, pose une fraction de son existence ou du monde extérieur comme son bien propre, et cesse à ses propres yeux de relever du collectif » (Schwartz, 2002 : 29).

La classe est donc davantage qu’une simple catégorie sociale au sens où pouvait par exemple l’entendre Max Weber (1864-1920 ; 1922) dans une perspective nominaliste, c’est-à-dire un groupe partageant une même situation économique (de marché) et éventuellement statutaire – prestige, (in)dignité sociale. Les classes wébériennes ne sont pas nécessairement des communautés et quand elles le sont, celles-ci n’ont pas vocation à se mobiliser en tant que telles et à agir de façon concertée. La conflictualité sociale « se réduit [en l’espèce,] à la concurrence entre les individus pour l’accès aux différentes positions (aux différents échelons) de la hiérarchie sociale » (Bihr, Pfefferkorn, 2004 : 44). Pour K. Marx, c’est, en revanche, essentiellement par et dans la lutte des classes que lesdites classes sociales se constituent en acteurs politiques et, notamment, que les classes défavorisées (et au premier chef la classe ouvrière) sont susceptibles de prendre conscience du rôle qu’elles ont à jouer en tant que sujet de l’histoire. Il s’agit là du procès de passage de la classe en soi à la classe pour soi (Georg Lukàcs [1885-1971] ; 1923) – de la classe probable à la classe mobilisée dans la terminologie bourdieusienne) dont Jacques Ellul ([1912-1994] ; 2018) estime, après d’autres, qu’il s’agit d’un « mouvement réciproque ».

Malgré l’évident maintien de rapports sociaux qui conservent une pleine charge heuristique aux approches classistes, le contour des classes et de leurs différents états s’avère, aujourd’hui, nettement moins marqués que par le passé. Non que les dynamiques économiques et sociales aient subi des évolutions au point de modifier le type de rapports sociaux qui en constituent la structure, mais force est de convenir que se sont développées des situations concrètes d’existence plus diversifiées, sous l’impulsion du déclin industriel, de la mondialisation marchande, de la financiarisation des économies (les jeux du capital sur le capital), du chômage de masse, de l’essor des services demandant de faibles qualifications – notamment d’aide à la personne – mais aussi des emplois qualifiés, du prolongement des études (notamment supérieures), de la diffusion des technologies numériques et de la culture de masse ; mutations donnant l’impression de faire tomber des frontières de classe et faire disparaître certains des pans les plus représentatifs et combatifs du prolétariat.

Si, aujourd’hui, la classe ouvrière entendue comme sujet historique semble effectivement moins en mesure d’imposer les avancées progressistes dont elle était porteuse à l’époque des grandes « citadelles » des industries textile, sidérurgique ou minière, il n’en reste pas moins vrai que le « continent ouvrier » n’a pas pour autant disparu, tant s’en faut. Une approche statistique par les professions et catégories socioprofessionnelles montre qu’aux 6 millions d’ouvriers recensés par l’Insee (2018), il convient d’adjoindre plus de 8 millions d’employés (représentant respectivement 20,3 % et 27,4 % des actifs de 15 à 64 ans) et plus de 3 millions de chômeurs (10 %), ainsi qu’un nombre toujours plus important d’individus vivant des minima sociaux – par ailleurs, 11,5 millions des 15-64 ans (39 %) ne travaillent pas et ne recherchent pas activement un emploi.

Les transformations internes du salariat ont fait que les membres de la classe ouvrière peuvent appartenir au prolétariat d’usine, aux dernières franges d’une aristocratie ouvrière moribonde ou encore au nouveau précariat (les classes populaires sont exposées à la précarité à tous les âges), mais ne constituent peut-être pas une force socialement organisée partageant une même (in)dignité sociale, des façons de penser et des valeurs communes (un ethos de classe). Toutefois, elles partagent toujours une proximité dans leurs conditions matérielles de vie, leurs conditions sociales d’existence (subordination salariale, bas salaires, pénibilité du travail, etc.) et constituent bien, a minima, une « communauté de rang » sociographique : celle des classes populaires partageant des positions sociales homologues au sein de l’espace social.

 

De la classe ouvrière aux classes populaires

Le syntagme « classes populaires » entend d’abord désigner un vaste ensemble social qui se présente comme celui d’une classe-groupe partageant une soumission imposée à des conditions d’existence, d’emploi et de travail défavorables, que le sociologue Olivier Schwartz (2011) résume en trois caractéristiques qui, sans être gravées dans le marbre du déterminisme, s’avèrent des déterminations modulaires essentielles : « petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources économiques – sans que cela signifie nécessairement précarité –, éloignement par rapport au capital culturel, et d’abord par rapport à l’école, même s’il ne s’agit aujourd’hui que d’un éloignement relatif ». L’usage de l’épithète « populaire » permet, de facto, de faire la jonction entre plusieurs groupes salariés (ouvriers, employés, précaires, etc.) qui peuvent être envisagés à l’aune d’une identique perspective socio-économique permettant notamment de mettre en lumière au moins trois (autres) traits communs : « la faiblesse des possessions économiques ; la vulnérabilité physique ; les conditions matérielles de vie difficiles » (Siblot et al., 2015 : 28). Mais l’adjectif suggère également l’existence d’une variété de situations, d’ontologies ordinaires ou encore de luttes. Le pluriel qui affecte le syntagme « classes populaires » entend donc rendre compte de l’hétérogénéité étendue de la classe-groupe, objectivant les variations de conditions, de trajectoires et de situations – dont le point commun reste qu’elles se trouvent au principe d’existences exploitées et dominées –, ainsi que de capitaux (volume et structure), qui nous invitent à faire l’hypothèse de fractions de classe et donc de réalités individuelles et collectives assez contrastées. Ce constat encourage à envisager également les existences populaires comme travaillées par des vécus différentiels et des repères identitaires divers qui poussent parfois à des formes de « dés-identification de classe » (Skeggs, 1997). Autrement dit, « la notion de classes populaires est une notion, pour reprendre les termes de O. Schwartz, qui permet de classer, de rapprocher, de diviser et d’opposer selon des principes qui sans cesse se doivent d’être rediscutés » (Alonzo, Hugrée, 2010 : 37).

Depuis les Trente Glorieuses, les classes populaires ont été soumises à un ensemble de mutations qualitatives qui en ont modifié l’expression sociale sans en changer toutefois la nature (i.e. un assujettissement à un même rapport social de production lié à une culture historiquement située du monde du travail productif – Noiriel, 1986). D’un côté, on assiste à une élévation du niveau d’instruction, à l’augmentation du niveau de vie, à l’essor de la culture et de la consommation de masse, etc., et de l’autre, on constate un creusement des inégalités, une précarisation et une flexibilisation de l’emploi, l’augmentation générale de la distance des individus au marché du travail (périodes de chômage plus fréquentes et plus longues), l’émergence de travailleurs pauvres, etc. Le sociologue Mike Savage (2017) estime que cette contradiction ancre ce qu’il nomme un « paradoxe de classe », c’est-à-dire un désajustement entre des conditions sociales défavorables (naturalisées, légitimées) et un sentiment d’appartenance à la classe touchée au premier chef par ces préjudices.

En complément du repérage de cette dualité, il faut noter qu’en même temps que se développent les catégories salariées non ouvrières, l’emploi ouvrier, lui, se différencie fortement sous l’effet de la technologisation des procès de production, de la tertiarisation des secteurs d’activités, de l’augmentation de la pénibilité de certaines tâches répétitives, etc. Si les dispositions des individus sont toujours le produit des grandes conditions sociales d’existence auxquelles ceux-ci ont été soumis, elles sont aussi le fruit de socialisations plus diverses qui tendent à les singulariser. Des positions assez proches dans la distribution et la hiérarchisation sociales sont ainsi, de moins en moins, synonymes d’une incorporation identique de ces contraintes objectives. D’un sujet social à l’autre, celles-ci s’actualisent au sein de sens pratiques et de capacités d’initiatives différenciés qui ne sauraient être résumés à la seule existence d’une culture de classe ou d’habitus de classe qui seraient largement partagés. Cette dynamique de l’expérience biographique où s’affrontent destins prescrits et destins singuliers, domination sociale (dans l’ordre de la production, du savoir et du pouvoir) et construction d’espaces sociaux d’autonomie individuelle, révèle bien des « processus d’appropriation de ces conditions d’existence, en tant que s’y constituent et s’y exercent les capacités et la subjectivité des individus, s’agissant notamment tant de leur capacité à gérer leur destin personnel que leur perception de cette capacité » (Terrail, 1990 : 21). Prendre en considération ces divers phénomènes de fractionnement, sans y voir, pour autant, une désintégration des classes permet, notamment, de se tenir à l’écart des travers populistes ou misérabilistes (Grignon, Passeron, 1989) que Richard Hoggart (1918-2014) dénonçait déjà dans The Uses of Literacy (1957 : 38) : « Il faut, dès le départ, mettre en garde contre les poncifs qui exposent l’observateur à exagérer tant les qualités ‘‘merveilleuses’’ de la culture populaire d’antan que sa ‘‘dégradation’’ actuelle. Ces deux sortes d’exagérations complémentaires tendent d’ailleurs à se renforcer mutuellement par un effet de contraste ». Cet avertissement qui vaut pour l’appréhension des cultures populaires (de la culture ouvrière) s’applique aussi à la saisie des classes populaires elles-mêmes dont il paraît évident que leur observation ne les révèle ni prodigieusement cohésives ni, a contrario, fondamentalement disloquées jusqu’à faire douter de leur existence même. Il s’agit plutôt de prendre en considération les diverses déflexions auxquelles les destins populaires contemporains se voient soumis, qui tracent des fractions de classe autour, par exemple, de la détention de formes spécifiques de capital (culturel, social), de caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, etc.) ou d’environnements professionnels qui sont différentiellement impactés (en termes d’exploitation, de domination et d’aliénation) par l’évolution des moyens de production. Sans vouloir dresser le répertoire exhaustif de cette variabilité morphologique permettons-nous un focus sur certaines de ces divisions qui, évidemment, interagissent entre elles, brouillent les référents identitaires, les facteurs de cohésion interne et obscurcissent la possibilité d’une « photo de classe » parfaitement nette.

 

Des classes populaires fractionnées

L’une de ces évolutions faisant que les classes populaires arborent les apparences contradictoires de l’unité et de la dissemblance tient par exemple à la distinction de plus en plus marquée entre ceux qui disposent d’un niveau conséquent de certification scolaire et ceux qui n’ont pu mener des études supérieures. L’enquête Emploi 2010 de l’Insee révèle que 4,5 % des ouvriers et 16 % des employés disposent d’un niveau de certification scolaire de type bac+2 ou plus (alors que c’est le cas pour 51 % des professions intermédiaires et 77 % des cadres). A contrario, 32 % des ouvriers et 20 % des employés ne peuvent se prévaloir d’aucun diplôme, contre seulement 5 % et 2 % des professions intermédiaires et des cadres. La frange la plus dominée des classes populaires se définit sans aucun doute négativement par un manque généralisé de capital (économique, social, culturel) et une dépossession étendue (Bourdieu, 1974, 1979), mais la fraction la moins dominée se différencierait par le volume et, surtout, la structure de ses capitaux. À l’identique des autres classes sociales, les classes populaires contemporaines se distribueraient donc en une fraction à dominante culturelle (une fraction diplômée), tournée vers des formes d’appropriation culturelle et une autre fraction qui, elle, serait davantage mue par la nécessité d’appropriations matérielles. Si les chiffres montrent clairement que la démocratisation (toute) relative de l’enseignement supérieur n’a pas, fondamentalement, modifiée la structure de la distribution différentielle des profits scolaires, reste que celle-ci a permis – sans toutefois ébranler les dynamiques de reproduction de la hiérarchie sociale –, l’émergence de nouvelles trajectoires culturelles (et de placement), plus dissonantes (Lahire, 2006), qui se détachent davantage du « choix du nécessaire » (essentiellement fonctionnel et imposé – Bourdieu, 1979), et dont l’une des conséquences tient à la « désagrégation par le haut » du monde ouvrier et notamment au creusement de l’écart culturel et scolaire entre les générations (parents-enfants).

Outre ce phénomène central d’émergence d’une fraction diplômée au sein des classes populaires, il faut aussi souligner l’importance des rapports sociaux de sexe et du rôle qu’ils jouent dans les phénomènes de différenciation entre les classes sociales et au sein même de celles-ci. La sexuation du social est en effet une dimension importante des comportements de classe. Les inégalités structurelles touchant à la division sociale du travail (i.e. au sein de la sphère productive) influencent les rapports interpersonnels entre hommes et femmes et se transforment en d’autres formes d’inégalités, notamment dans la division du travail domestique (i.e. au sein de la sphère privée). Il faut cependant rappeler qu’un certain nombre d’inégalités sociales structurant jusqu’alors centralement les antagonismes hommes/femmes a eu, ces dernières années, tendance à s’estomper. Au niveau du système éducatif d’abord, le niveau de scolarisation, la force de l’investissement dans les études et l’excellence des résultats des filles n’ont plus rien à envier à ceux des garçons (elles sont notamment plus diplômées que leurs acolytes masculins et développent un intérêt plus marqué pour l’art et la culture que celui des hommes). Dans le domaine de l’activité professionnelle ensuite : les femmes sont entrées en force dans les effectifs du salariat et tout particulièrement au sein de l’« archipel » des employés (Chenu, 1990), « groupe féminisé à 80 %, et 6 des 14 millions de femmes actives professionnellement sont des employées. Son poids s’est régulièrement accru » (Béroud et al., 2016 : 84). Cet investissement au sein du monde du travail est bien évidemment à mettre en lien avec le désir d’émancipation de la domination masculine et d’autonomie personnelle (ainsi qu’à une baisse de la fécondité) et la possibilité de développer une activité valorisante en dehors du foyer. Cependant, les profits que les femmes tirent de leur supériorité scolaire et de l’explosion de leur participation au marché de l’emploi sont pour le moins relatifs et restent moindres que ceux des hommes. Les carrières professionnelles féminines sont largement moins valorisées, moins bien rémunérées (80 % des travailleurs pauvres sont des femmes et on assiste à une nette prolétarisation des employées) et le secteur du travail leur est sensiblement moins favorable (temps partiels, contrats précaires et emplois subalternes non qualifiés plus fréquents – la moitié des femmes actives sont employées –, chômage plus important).

Par ailleurs, il faut aussi souligner un clivage générationnel intraclasse. Le sociologue Louis Chauvel (2016 : 13) n’a eu de cesse de montrer que les générations les plus récentes se retrouvent sur une route qui est celle de l’appauvrissement et qui les rapprochent ainsi des classes populaires. Plus encore, le gap des générations se couple aux inégalités de classe, lesquels se renforcent mutuellement : « La baisse du niveau de vie, le rendement décroissant des diplômes, la mobilité descendante, le déclassement résidentiel et l’aliénation politique dont la jeunesse en France est victime s’accentuent de génération en génération au point d’atteindre le stade de leur irréversibilité ». Il faut peut-être douter du caractère irrévocable du phénomène (un « traumatisme durable ») décrit – dont on ne voit pas bien pourquoi il pourrait échapper à la dialectique reproduction/changement social –, mais L. Chauvel (2010) a quelque argument pour nous convaincre qu’il existe des inégalités fortes et durables entre générations. Les plus jeunes ont davantage de mal à s’insérer socialement (chômage, précarité des emplois, niveau de vie plus faible, rendement socio-économique moindre des titres scolaires, etc.) que leurs ainés et restent dépendant plus longtemps de l’aide parentale dont le niveau est indexé à l’appartenance de classe au point que « le lien entre l’origine sociale et la position occupée à l’âge adulte ne s’est pas desserré. […] L’essentiel des trajectoires [sociales] sont des trajectoires de faible amplitude et rares sont les individus qui traversent l’espace social » (Peugny, 2013 : 50-51). Pour les jeunes, et tout particulièrement ceux issus des classes populaires, l’avenir n’a donc rien d’assuré et les mobilités sociales ascendantes se font de plus en plus rares.

Prêter attention aux classes sociales permet notamment de considérer les usages (des médias, des technologies de l’information et de la communication [TIC], etc.) dans leur cohérence avec les conditions de production des expériences sociales des utilisateurs et les contraintes externes qui cadrent leurs investissements. Car « les agents sociaux, et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés, sont situés en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position qu’il occupe par rapports à d’autres lieux » (Bourdieu, 1997 : 161). Faire sien ce principe, c’est prendre au sérieux le fait que, selon leur appartenance sociale, les sujets sociaux ne saisissent pas les mêmes attributs décisifs des objets et des institutions et ils n’en définissent ni d’identiques propriétés utiles, ni les mêmes usages effectifs. Développer une approche classiste, c’est donc faire l’hypothèse qu’il y a une correspondance entre l’espace des pratiques et l’espace des positions sociales, sans que celle-ci ne soit de l’ordre de l’uniformité.


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