Post-vérité


 

En 2016, le dictionnaire d’Oxford choisit comme mot de l’année « post-vérité », défini comme des « circonstances dans lesquelles des faits objectifs sont moins importants pour la formation de l’opinion publique que le recours à l’émotion et à des croyances personnelles. » Le référendum du Brexit au Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump aux États-Unis ont en effet donné une grande actualité à un concept apparu en 1992 dans un article de Steve Tesich (1942-1996). L’écrivain serbo-américain y décrivait le « syndrome du Watergate », autrement dit le fait que les années Nixon auraient rendu les Américains dédaigneux des vérités inconfortables. « Nous, en tant que peuple libre, écrit-il, avons librement décidé de vivre dans le monde de la post-vérité » (Tesich, 1992). En 2004, l’écrivain Ralph Keyes (2004 : 12-13) emploie le premier l’expression « ère post-vérité » (Post-Truth politics) pour qualifier une nouvelle ère de l’information caractérisée par un relativisme généralisé. « Même s’il y a toujours eu des menteurs, écrit-il, les mensonges ont généralement été dits avec quelques hésitations, un soupçon d’anxiété, une certaine culpabilité, un peu de honte, ou au moins un minimum d’inconfort. Dès lors, personnes intelligentes que nous sommes, nous avons développé des systèmes pour bricoler la vérité de sorte à pouvoir la dissimuler sans ressentir de honte. J’appelle ça post-vérité. Nous vivons à l’ère de la post-vérité ». Depuis 2016, le mot s’est rapidement imposé dans le monde occidental pour désigner une ère de l’information dans laquelle les apparences priment les faits, et le mensonge l’emporte bien souvent sur la vérité.

 

La post-vérité, un nouveau « régime de vérité »

Saisir la nouveauté que représente la post-vérité suppose d’abord de la considérer au sens large en tant que « régime de vérité » au sens où l’entendait Michel Foucault (1926-1984 ; 2001 : 112), c’est-à-dire les types de discours qu’une société donnée « accueille et fait fonctionner comme vrais, les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux […], les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité, le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ». D’un point de vue historique, deux « régimes de vérité » ont précédé l’ère post-vérité.

Le premier a reposé à partir de l’Antiquité sur des vérités éternelles, et en premier lieu sur des vérités ontologiques telles que définies par Aristote (384-322 avant notre ère) et Platon (428 / 427-348 / 347 avant notre ère) et résumées par l’adage philosophique « L’être est le vrai, le vrai est l’être : l’un et l’autre sont convertibles » (Ens et verum convertuntur). Le vrai est perçu comme une valeur transcendantale associée à la conformité d’un être ou d’un objet avec son type idéal : nos âmes, explique Platon, ont contemplé la vérité avant d’entrer dans la réalité matérielle, et gardent le souvenir de ces idées parfaites. La tradition chrétienne a également proposé une vérité éternelle. En effet, dans cette tradition, la vérité provient de Dieu, et le mot vérité apparaît en français au Xe siècle pour désigner l’opinion religieuse conforme, par opposition à l’erreur. La vérité s’entend ainsi au Moyen Âge de toute connaissance reconnue comme juste par l’Église et possédant à ce titre une valeur ultime. Dans ce premier « régime de vérité », il est d’usage de distinguer les textes « authentiques » des textes « apocryphes », sans considération pour la véracité ou la fausseté de leur contenu. La vérité d’un fait découle de l’autorité de la personne qui l’énonce.

En 1442, le grand humaniste moderne Lorenzo Valla (1407-1457) rompt avec cette tradition en établissant de façon critique la fausseté de la donation de Constantin, le document selon lequel l’empereur romain Constantin (272-337) aurait fait don de l’empire à la papauté. Non seulement il montre que le texte est faussement attribué à Constantin, mais il établit son caractère mensonger. Père fondateur de la critique textuelle, de l’herméneutique, il est également considéré par les historiens comme un précurseur de l’écriture moderne de l’histoire. Toutefois, L. Valla s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste de remise en cause d’une vérité de type religieux ou féodal au profit d’une vérité comme fait impersonnel établi par des documents. Dans son livre intitulé Une crise de foi, l’historien du droit britannique Richard F. Green (1999) décrit cette évolution dans l’Angleterre de la fin du XIVe siècle, lorsque le mot anglais « trouthe », qui signifiait jusqu’alors intégrité ou fiabilité, commence à prendre son sens de conformité aux faits. L’essor de l’alphabétisation vernaculaire a ainsi encouragé le passage d’une vérité reposant exclusivement dans les gens à une vérité reposant sur des documents. Au même moment, l’essor de nouvelles pratiques commerciales, à commencer par la comptabilité en partie double, s’est avérée déterminante pour accorder une valeur centrale à l’exactitude (accuracy) et à la vérification des faits. Plus tard, l’invention de la note en bas de page inaugure un nouveau mode d’administration de la preuve de la vérité en histoire qui se conjugue avec les progrès de l’école méthodique pour établir la scientificité de la démarche historique. « Lorsque l’histoire est vraie, écrit Henri-Irénée Marrou (1904-1977 ; 1954 : 221) dans De la connaissance historique, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le passé et de témoignage sur l’historien ». Enfin, l’avènement de la grande presse populaire (Penny Press) au XIXe siècle a non seulement inauguré « l’ère des publics », selon la formule de Gabriel Tarde (1843-1904 ; voir Privat, 2015), autrement dit élargi considérablement l’espace public, mais a encouragé le souci journalistique de l’exactitude factuelle : pour réunir des lecteurs aux opinions antagonistes, il fallait établir des faits incontestables.

Le nouveau « régime de vérité » qui s’est progressivement imposé à partir du XVe siècle en Europe place la recherche de la vérité au cœur d’une démarche scientifique. « La recherche de la vérité », écrit Henri Poincaré (1854-1912) dans La Valeur de la science en 1905, doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soit digne d’elle ». Dans une perspective cartésienne, l’accès à la connaissance de vérités de faits procède de l’expérience et de l’observation humaines. Les pères du calcul des probabilités, dont Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716), Nicolas de Condorcet (1743-1794) et Pierre-Simon de Laplace (1749-1827), ont les premiers donné une estimation chiffrée de la véracité de faits rapportés. Le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) est à la fois une méthode et une théorie qui postulent que toute science doit s’appuyer sur des faits observables : est vrai ce qui est vérifié positivement et empiriquement. Pour sa part, Karl Popper (1902-1994) considère que la science, pour s’approcher de la vérité, doit d’abord pouvoir établir ce qui est faux, de sorte que toute théorie doit être réfutable, sans quoi elle relève de la non-science. Des progrès constants des méthodes scientifiques ont ainsi permis, aux XXe et XXIe siècles, de consolider ce deuxième « régime de vérité » fondé sur la critique et sur la science.

Ce « régime de vérité » a été progressivement remis en cause par l’essor du relativisme post-moderne, qui peut être considéré comme le soubassement philosophique de la post-vérité. « Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, “il n’y a que des faits”, j’objecterais : non, justement il n’y a pas de faits, seulement des interprétations », écrit l’un des précurseurs du post-modernisme, Friedrich Nietzsche (1844-1900 ;1979 : 304-305). L’idée même qu’il puisse y avoir des faits, et non des interprétations, est au cœur de la phénoménologie, cette philosophie qui dénie à la vérité un caractère absolu pour la ramener à la description des phénomènes perçus par chaque individu. Enfin, ainsi que l’écrit le journaliste Matthew d’Ancona (2018 : 112), la « postmodernité a pavé la route pour la post-vérité ». En effet, les penseurs de cette école philosophique ont corrodé l’idée même de vérité en interrogeant la notion de réalité objective. Dans La Condition postmoderne, en 1979, Jean-François Lyotard (1924-1998) déconstruit les « métarécits », ces grands récits qui sous-tendent la philosophie moderne et constituent l’une des bases du « régime de vérité » moderne.

Toutefois, le succès de la pensée post-moderne n’explique pas à lui seul l’avènement de la post-vérité. Le principal facteur structurel en est certainement la transformation du monde des médias et de la communication dans les démocraties libérales et la fragilisation de l’espace public qui en découle. Dans La Guerre du faux, en 1985, Umberto Eco (1932-2016) décrit ainsi l’avènement de la « néo-télévision », caractérisée par une démultiplication de l’offre et la primauté accordée à des considérations commerciales. Alors que la « paléo-télévision » nourrissait des préoccupations didactiques et permettait à des individus très différents de s’entendre sur des faits, la néo-télévision non seulement segmente le public, mais engendre une « hyperréalité », qui abolit toute frontière entre le réel et l’imaginaire, en mettant la fiction au service d’un effet de vérité. Dans la sphère politique, l’équipe de campagne de Richard Nixon (1913-1994) en 1968 s’est ouvertement inspirée des travaux de Marshall McLuhan (1911-1980) sur les médias (voir Boure, 2020) et de Daniel J. Boorstin (1914-2004) sur l’image avec l’objectif de bâtir une stratégie de communication télévisuelle consistant en une forme d’hyperréalité fondée sur des pseudo-événements et sur la manipulation délibérée du public. Roger E. Ailes (1940-2017), qui a « produit » les émissions télévisées de R. Nixon comme on produit une émission de divertissement, a plus tard appliqué à Fox News cet art de donner l’impression aux téléspectateurs d’être informés tout en les détournant de la réalité.

Au XXIe siècle, la post-télévision, numérisée, délinéarisée et personnalisée, a poussé à son paroxysme l’art des pseudo-événements, en consacrant des heures d’antenne et de commentaires à des faits dénués de tout fondement, comme l’information selon laquelle des milliers de personnes se seraient réunis en décembre 2012 dans un petit village proche de Carcassonne, Bugarach, pour échapper à la fin du monde. Sur place, le sociologue Arnaud Esquerré (2012) voit défiler les journalistes du monde entier, mais n’a pas trouvé trace de ces « fous de l’apocalypse ». À ses yeux, les faits tendent désormais à être soumis, comme les marchandises, à la concurrence : plus un fait est extraordinaire et plus il retient l’attention, sans considération pour sa véracité. Dans les médias, les analyses de fond tendent de fait à s’effacer depuis plusieurs décennies au profit des faits divers, des débats et de la polémique, que M. Foucault (2001 : 1410-1417) qualifiait de « figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité ».

En outre, non seulement l’Internet abolit tout écart entre ce qui est officiel et ce qui est à la marge, mais les réseaux socionumériques encouragent une tribalisation des espaces informationnels des individus, affaiblissant les vérités partagées au profit d’une mise en concurrence de vérités proclamées. Au « la vérité, moi je parle » de Jacques Lacan (1901-1981), succède le « la vérité, moi je tweete » ou « la vérité, moi je poste » des réseaux socionumériques. Énoncer une vérité ne signifie plus reconnaître un état de chose, mais, comme l’écrit le philosophe italien Maurizio Ferraris (2017 : 120), « affirmer sa propre identité ».

 

Le produit d’une entreprise délibérée d’affaiblissement de l’espace public

L’affaiblissement de l’espace public est étroitement lié à l’essor de la post-vérité : il en est à la fois la condition et la conséquence. En effet, l’ère de la post-vérité repose sur un brouillage savamment entretenu de la distinction entre le vrai et faux. À l’ère numérique, les espaces informationnels des démocraties occidentales sont la cible d’opérations de manipulation et de déstabilisation de la part d’une multitude d’acteurs, notamment étatiques. Ces opérations se traduisent par la diffusion à grande échelle d’infox, d’intox ou de théories du complot visant tantôt à semer le doute ou la division dans les populations, tantôt à manipuler les marchés ou engranger des recettes publicitaires. Le caractère exponentiel de la diffusion du faux sur l’Internet rapproche dangereusement nos espaces informationnels de ce que Max Read (2018) nomme l’« inversion », ce moment où la technologie, dépassée par les contenus élaborés par des robots devenus majoritaires, considèrera comme faux les contenus émanant des humains. Sur une plus longue période, la post-vérité peut apparaître comme le produit de la fabrique du doute mise en œuvre par les industriels du tabac à partir de 1953 avec le concours de la firme Hill & Knowlton pour remettre en cause les études démontrant le caractère cancérigène du tabagisme. Pour sauver leur industrie, les géants américains du tabac ont entrepris de contester le principe même de vérité scientifique. Dès les années 1950, ils collaborent étroitement avec l’industrie gazière et pétrolière, qui applique plus tard la stratégie du doute systématique à la contestation du réchauffement climatique. La post-vérité, entendue comme la généralisation et la systématisation du relativisme et du scepticisme, est de ce point de vue un sous-produit des industries polluantes.

C’est aux États-Unis, où le poids des groupes d’intérêts industriels dans le financement de la vie politique est particulièrement important, que la fabrique du doute trouve le plus rapidement des relais dans le monde politique. Lors de sa première campagne présidentielle, Ronald Reagan (1911-2004) déclare à plusieurs reprises que les arbres polluent plus que les voitures et, en 2016, D. Trump affirme dans un Tweet « le concept de réchauffement climatique a été inventé par et pour les Chinois pour rendre l’industrie américaine non compétitive ». Depuis les années 1920, les techniques de persuasion et de manipulation de masse élaborées par les publicitaires y ont été appliquées avec constance à la communication politique. Dans son essai Du mensonge en politique, Hannah Arendt (1906-1975) constate que les formes de « l’art de mentir » sont de plus en plus élaborées, et que les mensonges de l’administration Johnson à propos du Vietnam ont été d’autant plus efficaces qu’ils présentaient une version conforme à ce que le public voulait entendre. Le storytelling et le spin ont relégué au second plan toute considération pour la vérité. En 1983, le président R. Reagan affirme devant le Premier ministre israélien Yitzhak Shamir (1915-2012) qu’il a personnellement tourné des images de la libération des camps de concentration nazi, alors qu’il a passé la guerre à Culver City, en Californie. En 2017, D. Trump affirme posséder un vrai tableau d’Auguste Renoir (1841-1919), Les deux sœurs sur la terrasse, ce qui conduit un musée de Chicago à publier un communiqué pour indiquer que le tableau se trouve en réalité en sa possession. « Les gens, écrit D. Trump (1987 : 82-83), veulent croire que quelque chose est le plus grand, le plus grand et le plus spectaculaire. J’appelle cela une hyperbole véridique. C’est une forme d’exagération innocente – et une forme de promotion très efficace ». Formé à l’école de la téléréalité, avec The Apprentice, il est passé maître dans l’art de scénariser la réalité, comme avant lui Karl Rove, l’architecte de l’élection de George W. Bush (1924-2018) et le metteur en scène de la Guerre d’Irak, qui s’est un jour vanté auprès du journaliste Ron Suskind de créer des réalités alternatives, au mépris des faits et au détriment du débat public. « Il ne nous restera plus ainsi, écrit R. Suskind (2004), qu’une culture et un débat publics fondés sur l’affirmation plutôt que sur la vérité, sur les opinions et non sur les faits ».

Le storytelling politique a ainsi contribué à l’avènement aux États-Unis de la politique post-vérité (Post-truth Politics), que David Roberts (2010) définit comme « une culture politique dans laquelle la politique (opinion publique et récits médiatiques) est devenue presque entièrement déconnectée de la politique (la substance de la législation) », au point de saper les bases de tout débat politique et de rendre pratiquement impossible le compromis sur la base de faits objectifs. Les infox, les « faits alternatifs » ou les « fake news », qui ont caractérisé en masse le mandat de D. Trump (2017-2021) ou la campagne électorale du Brexit (2016), sont le symptôme et non la cause de ce nouveau « régime de vérité » reposant sur le mépris affiché des instances jusqu’alors chargées de distinguer le vrai du faux, qu’il s’agisse des scientifiques ou des journalistes. « Le peuple en a marre des experts » : cette déclaration tonitruante du ministre d’État britannique Michael Gove pendant la campagne référendaire, résume mieux que tout autre les caractères de ce nouveau « régime de vérité » qui se détache des faits et de la démarche scientifique pour s’appuyer désormais sur les émotions et les affects des électeurs.

Ainsi, la post-vérité se nourrit de la défiance envers les médias et de la classe politique, mais également des caractéristiques de la sphère informationnelle à l’ère numérique : l’accès sans filtre à des informations toujours plus nombreuses et diverses exacerbe en effet certains biais cognitifs proprement humains, à commencer par le biais de confirmation, qui nous conduit à privilégier les informations conformes à nos vues et le « biais de vérité illusoire », notre tendance à considérer qu’une information est correcte dès lors que l’on y a été exposé de manière répétée. L’exposition à des faits divers à la télévision peut ainsi nous amener à surestimer la dangerosité du monde réel, tandis qu’une recherche sur l’internet suffit, pour une personne convaincue que la terre est plate, à trouver des éléments semblant confirmer cette croyance. De ce point de vue, la post-vérité résulte en partie de la « démocratie des crédules » mise en évidence par le sociologue Gérald Bronner (2013). Née aux États-Unis, la post-vérité s’est rapidement étendue à l’ensemble des démocraties libérales à la faveur de l’essor de l’Internet et des mutations de la sphère informationnelle des individus. Elle ne fait pas disparaître les « régimes de vérité » antérieurs, mais s’y superpose, affaiblissant les espaces publics et sapant les bases sur lesquelles se sont construites les démocraties occidentales.

 

Penser l’après post-vérité

En disciple de Jacques Ellul (1912-1994), Joël Decarsin (2021), fondateur de l’association Technologos, souligne à juste titre que le recours au préfixe « post » ne permet pas de qualifier la nature de ce nouveau « régime de vérité ». Le concept de post-vérité peut même apparaître comme une hypostasie, une abstraction considérée abusivement comme une réalité. La post-vérité est incontestablement mal nommée, et tout comme J. Ellul avait, en son temps, rebaptisé « l’ère post-industrielle » en « société technicienne », il apparaît donc nécessaire aujourd’hui de donner un nom plus explicite à la post-vérité, qu’il s’agisse d’« âge du relativisme », d’« ère du dissentiment » ou d’« indifférentisme radical ».

Quel que soit le nom qu’on lui donne, ce « nouveau régime de vérité » produit des effets à ce point délétères sur les sociétés démocratiques que de nombreuses voix se sont élevées pour défendre le « régime de vérité » fondé sur les faits et la démarche scientifique. S’est ainsi développé ce que l’on nomme le Factchecking, d’abord sur l’Internet, depuis la fondation en 2000 de Hoaxbuster, puis au sein des rédactions journalistiques. Les efforts considérables fournis depuis près de vingt ans par les journalistes et les autorités politiques ou scientifiques pour rétablir la vérité comme valeur cardinale de l’espace public n’ont pourtant pas été couronnés de succès, si l’on considère par exemple le fait que seulement 66 % des milléniaux  américains (nés entre le début des années 1980 et la fin des années 1990) croient fermement que la terre est ronde et 3 millions d’entre eux sont persuadés que la terre est plate (Nguyen, 2018). En vertu de l’effet boomerang, démentir une fausse information a souvent pour effet paradoxal de conforter dans leur opinion ceux que l’on veut remettre dans le droit chemin. En 1987, l’actrice Isabelle Adjani est venu démentir sa propre mort en direct au journal de TF1, ce qui n’a pas dissuadé près de 13 millions de personnes de continuer de la croire décédée (Froissart, 2010 : 114-117). En 2011 pour démentir la rumeur véhiculée par D. Trump sur Fox News selon laquelle il n’était pas né aux États-Unis, Barack Obama a produit l’intégralité de son acte de naissance ; or, cinq ans après, 72 % des électeurs républicains expriment encore des doutes (Clinton, Roush, 2016). Enfin, en janvier 2020, 10 % des Américains adultes, soit plus de 7 millions de personnes, croient vraie l’affirmation selon laquelle il y a un lien entre le vaccin contre l’hépatite et l’autisme sur la base d’un article désavoué en 1998 par 10 de ses 13 auteurs, retiré par The Lancet et dont l’auteur principal a perdu l’autorisation de pratiquer la médecine (Reinhart, 2020).

Pour contrer l’essor de la post-vérité, il est sans doute moins efficace de s’en prendre à ses symptômes qu’à ses causes les plus profondes, à savoir le mode de financement trop peu démocratique de la vie politique et des médias, et le modèle économique des plateformes numériques, qui favorise pour l’heure la diffusion des fausses informations et la manipulation des comportements humains. Toutefois, l’ampleur et la difficulté de la tâche peut conduire les États à privilégier une voie moyenne, consistant à recourir au nudge, ce dispositif de manipulation de l’architecture du choix conçu par Richard Thaler et Cass Sunstein, pour détourner à moindre coût les citoyens de la désinformation. En toute hypothèse, les « régimes de vérité » se superposant les uns aux autres, il est peu probable que la post-vérité disparaisse de sitôt et que s’opère un jour un retour pur et simple à la situation antérieure. En revanche, on peut espérer qu’au triomphe du post-modernisme succède un jour celui d’un « néo-réalisme », ou ce que M. Ferraris (2017) nomme le « réalisme objectif », prélude à la restauration de la vérité comme valeur cardinale de nos sociétés démocratiques.


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