Public des arts et de la culture


 

On peut croire l’interrogation sur le public des arts et de la culture comblée dès lors qu’on a examiné la formation lexicale du terme (voir l’entrée « Public (lexique) ») et qu’on a posé les linéaments d’une histoire des publics (voir l’entrée éponyme, par Jérôme Bourdon). Pourtant, la notion n’en est pas entièrement clarifiée tant qu’on n’a pas procédé simultanément à l’examen des conditions de possibilité de son élaboration, en particulier du point de vue des usages et des légitimations philosophiques dont elle a fait l’objet, lesquelles déterminent encore largement la référence constante à ce terme, même si un usage désormais courant de la notion la réduit de plus en plus à des données comptables. Elle fut pourtant critique. Elle exprime un esprit critique lié à un exercice de la critique, et elle devrait rebondir sur une émancipation toujours actuelle.

 

Une fabrication

Ce que nous apprennent les philosophes – disons de René Descartes à Theodor W. Adorno, en passant par les Lumières –, c’est que cet objet ne saurait être donné d’avance, ni dans les pratiques artistiques et culturelles, ni dans les théories. Le public n’existe pas en soi, la notion ne décline aucune essence. Le public des arts et de la culture n’est pas une chose déposée en un lieu où aller la chercher. Quoi qu’il en soit de ce qu’on veut faire dire au terme, le public se construit et se reconstruit sans cesse, pratiquement – dans des présences aux œuvres et des paroles : dialogues, controverses et résistances – et conceptuellement, le terme pouvant changer de signification historiquement, sociologiquement et politiquement.

Ce jeu de construction et de reconstruction permanente, sous des conditions à préciser ci-dessous, conduit dès lors au jour de nombreuses configurations de la notion, prises dans les rets de pouvoirs et contre-pouvoirs, de savoirs du commun et de résistances à l’uniforme, de rapports à soi des participants inclus au sein d’activités et de pratiques esthétiques, de sphères mondaines et institutionnelles de disciplines précises (lieux de l’art et règles de jugement…), qui prennent d’abord corps et sens dans les sociétés européennes modernes, à partir de la Renaissance, sont légitimées philosophiquement au XVIIIe siècle, et entrent dans des mutations et déprises variées, perdant sans doute au passage quelques forces politiques.

Avant de détailler cela, plusieurs remarques : l’une pour souligner que « public » n’est pas une notion grecque, en dépit de ce qu’affirme Hannah Arendt (1982). Une méprise qui, selon Jürgen Habermas (1962 : 16), tient moins à la réalité qu’à « la force proprement normative » du modèle grec dans la pensée occidentale. L’autre pour rappeler que le « commun » dont nous parlons, en modernes, n’a pas le caractère restrictif du « commun » romain. Et la troisième, complétant la précédente, pour souligner le caractère masculin du « commun » romain, sachant qu’il existe une étymologie partagée entre « public » et « pubien », comme s’il fallait être pourvu d’un pénis pour se poser en public, ainsi que le précise l’Oxford English Dictionary (1989), à l’entrée « public ».

 

Une fabrication moderne

Le plus souvent, on connaît assez bien la genèse moderne, et politique, de la notion de « public », disons depuis Jean Bodin (XVIe siècle). Mais on ne s’étonne pas assez de l’usage bientôt dédoublé du terme : usage politique (désignant un domaine d’action de l’État, légitimé par « l’intérêt de tous ») et usage artistique et culturel (en référence à une esthétique universaliste). L’un a renforcé l’autre, ses déterminations et ses modes d’effectuation, si l’on en croit les travaux de John Dewey (1926), Jürgen Habermas déjà cité (1962) et Michel Foucault (1977). En tout état de cause, par ce terme « public », il faut entendre aussi bien un espace d’interaction à prétention universelle (les affaires publiques, un intérêt commun), l’assurance d’une autorité profane de référence, une instance d’opiner (l’opinion publique, la publicité des débats, le jugement public) et des échanges ou sociabilités artistiques et culturels.

Précisément, ce qui, dans les arts et la culture, est « public » – du public, en public, sous « publicité » ou face au public – participe d’abord de l’établissement d’un espace public artistique et culturel, renvoie à des destinataires anonymes, à un horizon nécessaire mais vide, toujours activable par une représentation ou un projet d’activité artistique ou festive, spectacle d’un soir, d’un jour, d’une heure, etc. Cette collectivité de destinataires, devenue le public, existe alors dans le moment où des personnes apposent leur jugement, les applaudissements du nombre, ou des railleries sur les propos ou les œuvres de ceux qui les sollicitent.

 

Une fabrication par les œuvres

La première des deux conditions de possibilité consiste en l’invention de l’art d’exposition, lequel réoriente le regard du spectateur de la verticale religieuse à l’horizontale mondaine, et appelle une parole. Pensons au Vélasquez de l’échange des regards dans Les Ménines (1656) : ni Dieu ni prêche qui aspirent un regard mystique, ni roi qui bride la parole. L’art de l’adresse indéterminée à chacun, de la fiction, au sens où l’ajustement art/fiction permet de prendre ses distances avec le rapport art/vérité biblique antérieur, s’ex-pose, se place devant un public et forme en public ceux qui viennent vers l’œuvre, à partir de sa nécessité immanente. L’exposition confère à l’œuvre une visibilité devant tous et la mue en objet de jugement collectif.

Cette pratique de l’art et de la culture se distingue bien de « l’art de culte ». Caractérisé par sa visée de vérité religieuse et son adresse déterminée, ce dernier n’a guère besoin de public. Avec l’exposition, en revanche, s’amorce un « pouvoir du public » devant des œuvres nouvelles (romans, tableaux perspectivistes, etc.) ou des œuvres anciennes, religieuses, défonctionnalisées. Le public est d’emblée conçu comme laïque et actif : il scrute, lit, écoute. Il a appris à lire un roman, à prêter attention à un geste, à suivre le déploiement de la musique, sans se soumettre à une doctrine ou à un ordre.

Alors l’idée de public occupe une place centrale dans l’art (corrélation) et fait droit à la discussion critique (sur les œuvres, le goût, l’exposition, etc.). Arts et culture offrent aux visiteurs et spectateurs un espace pour se constituer comme public autonome, définissant lui-même les règles auxquelles il accepte de se soumettre. Au théâtre, à l’opéra, etc., cet espace d’exposition produit une communauté transitoire dont les membres ne se connaissent pas toujours d’avance. La rencontre est due au hasard puisqu’il n’y a pas de présence commune en dehors de cet instant, quoiqu’elle puisse ensuite se fixer dans les discussions des salons et des cénacles, ou dans la rue et les cafés.

 

Une fabrication autour du Prince

Sa seconde condition de possibilité est politique. Erich Auerbach (1946 : 5) fait remonter l’usage artistique et culturel du terme, « (le) public », à l’année 1629. C’est le moment historique où il est extrait de la référence exclusive à la politique. En fin de XVIe siècle, la cour est encore un corps mystique, hiérarchisé, les sujets adorent le roi, comme on l’observe dans le rapport aux « arts » (commandités) durant le tour de France de Charles IX et Catherine de Médicis (1564-1566) : processions esthétiques politico-religieuses bien ordonnées, dans lesquelles chacun se contente de sa place, ainsi que les décrit Louis Marin (1994).

Par différence, le XVIIe siècle conjugue la naissance de la notion de spectateur avec la naissance du public d’art et de culture, de deux manières. D’une part, les rois renvoient ceux qui discourent et se querellent sur les règles de l’art et du beau dans des espaces profanes, en cela qu’ils admettent ces querelles parce qu’elles sont sans danger pour leur pouvoir mais les contiennent tout de même entre un petit nombre, enveloppant des femmes, quitte à ce qu’il se prenne pour le « peuple ». D’autre part, les auteurs, compositeurs ou artistes s’attachent à défendre l’existence d’un domaine des arts et de la culture à l’encontre de l’influence des pouvoirs royaux et religieux. De là le rôle des salons, des conversations, des « jugements publics ».

La bascule vient au jour autour de la Querelle du Cid (1636), durant laquelle se joue l’idée selon laquelle des spectateurs, destinataires des œuvres d’art d’exposition, sont à conquérir, eux qui composent ainsi un public, particulier et non unifié d’emblée. Cette querelle envahit les lieux publics (là où la place était réservée au roi, aux volontés du Prince et aux actions des grands hommes), grâce aux colporteurs qui la crient jusque dans la rue. Elle en appelle aux « honnêtes gens » et à leur jugement, « le public des arts et de la culture », écrit à l’époque de Théophraste Renaudot (Chupin, Hubé, Kaciaf, 2009 : 50). Ce « public » devient ainsi une double instance, instance de réception esthétique et instance de jugement dans les lieux privés ou publics, susceptible de soutenir ou non une œuvre. Et Hélène Merlin (1994 : 16) d’observer que « le public n’est, d’abord, rien ni personne que cet espace de manifestation et cet horizon d’autorité » et de publicité.

 

Une fabrication défaite

La Révolution témoigne à la fois de ces acquis et de leur mutation décisive, sous le coup de la présence nouvelle, voulue et imposée, de « foules » devant les arts et de revendications du « peuple » à accéder au jugement esthétique. On retrouve les mêmes traits dans d’autres contextes démocratiques (Levine, 2010). Si le public des arts compose d’abord une « société fortuite » (Balzac, 1835 : 814), présente dans le même lieu déterminé esthétiquement (une galerie, un musée…), et rassemblée par le hasard d’un programme artistique (et non pas accidentellement), la rencontre en proximité physique des personnes et la formulation de jugements non plus seulement divergents, mais fondés en mésentente, fracture le « bel » ordonnancement des réunions esthétiques, déjà fragilisé par les réflexions et témoignages de Denis Diderot ou de Jean-Jacques Rousseau sur le public culturel.

Certes, l’effet propre des œuvres et de l’institution, dont la propriété est qu’elles orientent les visiteurs dans la même direction, est qu’une foule (devant un théâtre, un cinéma), visible encore avant le « lever de rideau » (ainsi que le raconte Colette [1913 : 67], par exemple), se mue en un public. Mais, en ce public, certains veulent que l’œuvre participe à la construction commune des émotions esthétiques en vue de maintenir leur magister sur les autres qui, de leur côté, récusent les coteries, et choisissent de se référer à d’autres critères de jugement. Bien sûr il existe des œuvres mythiques auprès du public, lesquelles forgent des lexiques, des répertoires de gestes, des attitudes (de Werther jusqu’à Star Trek) ; elles sont soutenues par la police de la culture qui veut masquer ces fractures. Comme si « public » et « peuple » étaient liés par un dessein d’exclusion réciproque.

 

Une fabrication réifiée

Cette expression, « le public », relève aussi maintenant d’un champ d’observation par la police de la culture, attestant d’un certain passage à la civilisation des mœurs selon les mots de Norbert Elias (1939) ou à l’interaction selon Erving Goffman (1974). Au théâtre, au cinéma, la foule venue de l’extérieur (une masse en désordre) a effectivement été progressivement organisée, par sa tenue, sa répartition en sièges, par la police des spectacles ; ce n’est donc plus une masse, mais un public discipliné, nonobstant des résistances, ce qui signe son hétérogénéité.

Une bataille se joue donc autour du public des arts et de la culture. Les élites qui héritent de la construction historique veulent conduire le peuple à participer d’un sens commun, fixé et représenté par elles. C’est le sens des esthétiques classiques : énoncer que l’art s’adresse à un public, synonymement « tous », qu’il est destiné à prouver l’élévation de l’humanité. Si le public diversifié ne suit pas, c’est qu’il tient encore à la nature, ou qu’il est aliéné, voire formaté.

Cette expression devient un objet de conflit. Si chacun reconnaît que l’art et la culture ne relèvent pas de la satisfaction et de l’agrément seulement individuels, il n’est plus certain qu’ils fassent naître une communauté unique de goût (de jugement, d’universalité). Il faut donc reconstruire le savoir du public. Néanmoins, ce savoir fut longtemps colonisé par des professionnels qui en ont fait un objet d’enquêtes par la quantité, les parties constitutives, la formation sociale, la réception, etc., au risque de légitimer une politique des publics qui finit, en séquençage, par neutraliser l’idée même de public. Sans doute eut-il mieux valu repenser l’émancipation par laquelle on ne passe jamais de la nature (d’une absence d’art et de culture) à la culture, mais toujours d’une manière de faire esthétique et culturelle à une autre.

C’est cette histoire du public, un peu oubliée, qui tisse, de nos jours, ces couples d’opposés utilisés si fréquemment à l’adresse du public : passif-actif, formaté-cultivé, public-non-public, voire public « empêché »… comme s’il existait une essence du public à l’aune de laquelle examiner les faits (Ruby, 2017). On en oublie les vertus critiques. Et même si le public peut être « subjectivé » au sens de Michel Foucault (il devient le principe de son propre assujettissement) dans les médiations sociales, industrielles et politiques, il n’en reste pas moins vrai que l’on peut penser aussi sa « subjectivation » au sens de Jacques Rancière (2009), son émancipation dans et par ses pratiques esthétiques et culturelles.


Bibliographie

Arendt H., 1982, Juger. Essai sur la politique selon Kant, trad. de l’anglais par M. Revault d’Allonnes, Paris, Éd. Le Seuil, 2003.

Auerbach E., 1946, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par C, Heim, Paris, Gallimard, 1968.

Balzac H. de, Ferragus, 1835, Paris, Gallimard, 1977.

Chupin I., Hubé N., Kaciaf N., 2009, Histoire politique et économique des médias en France, Paris, Éd. La Découverte.

Colette, 1913, L’Envers du music-hall, Paris, Éd. Le Félin, 2015.

Dewey J., 1926, Le Public et ses problèmes, trad. de l’américain par J. Zask, Pau, Presses de l’Université de Pau/Farrago/L. Scheer, 2003.

Elias N., 1939, La Civilisation des mœurs, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

Foucault M., 1977, Sécurité, Territoire, Population, Paris, Gallimard/Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales/Éd. Le Seuil, 2004.

Goffman E., 1974, Les Rites d’interaction, trad. de l’anglais par A. Kihm, Paris, Éd. de Minuit.

Habermas J., 1962, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1993.

Levine L. W., 2010, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis, trad. de l’américain par M. Woollven, Paris, Éd. La Découverte.

Marin L., 1994, De la représentation, Paris, Gallimard/Éd. Le Seuil.

Merlin H., 1994, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Rancière J., 2009, Le Spectateur émancipé, Paris, Éd. La Fabrique.

Ruby Ch., 2017, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éd. L’Attribut.

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