Public du théâtre


 

La représentation théâtrale tire son existence du phénomène de coprésence du comédien et du public. L’expression « public de théâtre » recouvre des réalités qui sont, de fait, plurielles : économique, sociale, historique, anthropologique, phénoménologique, etc.

Willmar Sauter (2005) identifie quatre dimensions de la relation du public au théâtre. La première renvoie à Aristote et à la catharsis dans la Grèce antique. L’appréhension de la représentation passe ici par la compassion et la peur. La deuxième fait référence à la Rome antique et renvoie au fait de se distraire pour se détourner de la vie politique. Troisièmement, chez les Jésuites, le théâtre est utilisé comme moyen de propagande. Enfin, Schiller considère le théâtre comme moyen de restauration de la totalité de l’humain, totalité perdue dans le processus historique.

Au plan économique, le public contribue à la représentation, notamment par sa participation financière. Avec la professionnalisation des comédiens s’opère une structuration du monde théâtral : théâtres publics vs théâtres privés (Sauter, 2005). L’État et les villes apportent leur soutien financier aux premiers. Néanmoins, les recettes tirées de la vente de billets et des abonnements constituent une part substantielle de leurs revenus. Pour les seconds, les recettes constituent les principaux revenus de l’entreprise théâtrale et la programmation est soumise à un calcul de rentabilité. De ce fait, les types de pièces jouées dans les uns et les autres diffèrent et, par voie de conséquence, les publics également.

Les études menées sur le public montrent que se rendre au théâtre est une activité qui se pratique accompagné (Sauter, 2005). La proximité géographique d’une personne se rendant régulièrement au théâtre constitue la motivation la plus importante, avant l’attractivité de la pièce ou du metteur en scène (Sauter, 2005). La dimension empirique des études menées sur les habitudes, les goûts, les préférences du public peuvent prendre deux formes : des questionnaires sont soumis à un panel de la population ou au public au terme d’une représentation. La première forme permet d’interroger une population qui ne fréquente pas ou peu les salles de théâtre. Parmi les causes d’empêchement telles que le prix, les horaires ou les obligations familiales, il ressort qu’une partie de la population qui ne fréquente pas les salles de théâtre manifeste un sentiment d’exclusion dû à un manque de connaissance des us et coutumes de ce milieu en tant que spectateur, non seulement une méconnaissance de la manière et des lieux où se procurer les billets, mais également un sentiment d’étrangéité (Sauter, 2005).

Les études réalisées après la Seconde Guerre mondiale identifiaient 60% du public de théâtre comme féminin ; une part égale concernaient les jeunes et les personnes de plus de 50 ans – cette part étant supérieure à celle du groupe médian probablement du fait de la charge d’enfants en bas âge – ainsi qu’une classe moyenne importante en nombre (fonctionnaires, employés supérieurs, professions libérales). De plus, la plus large part des personnes fréquentant les théâtres bénéficiait d’un niveau d’instruction et d’un revenu élevés.

Selon une étude réalisée en 1983 à Stockholm (Sauter, 2005), le critère le plus significatif permettant de distinguer les différents types de publics est celui de l’expérience. Les publics habitués des salles de théâtre sont davantage critiques concernant la mise en scène et la scénographie, tandis que ceux qui sont moins familiers de ces lieux attachent une plus grande attention à l’action et à la narration (Sauter, 2005).

 

Théâtre dramatique et théâtre postdramatique

Le théâtre postdramatique se distingue du théâtre dramatique notamment par la déstructuration de la narration, la place essentielle accordée au phénomène en train de se produire, le rôle du spectateur dans la réalisation de ce phénomène (Lehmann, 2002). Tandis que le théâtre dramatique relève d’un récit chronologique respectant les règles de la fable aristotélicienne, le théâtre postdramatique traite un propos sociétal selon une forme dédouanée des règles relatives à l’action, à l’espace et au temps du canon aristotélicien. Le spectateur du théâtre dramatique recherche une forme d’identification au personnage, au héros, alors que celui du postdramatique est en quête d’une réflexion, d’une étude, d’une analyse.

L’approche émotionnelle, dramatique, se rapprocherait donc de la tradition réaliste du théâtre, tandis que l’approche intellectuelle, postdramatique, répondrait à une acception constructiviste ou distanciée (Brecht, 1967). Cependant, si ces deux dimensions semblent s’opposer, elles ne s’annulent pas. De fait, la relation qu’entretient le spectateur avec le théâtre reste pour partie impalpable. À chaque représentation, la forme est renouvelée par l’unicité de la présence des corps, subjective par la singularité de chaque spectateur et partagée sur le plan perceptif par l’occupation d’un espace commun faisant des individus présents une foule, une masse. Le terme de masse est employé à dessein par certains des praticiens (Artaud, 1938). Dans son acception des masses, Bertolt Brecht (1967) introduit la notion d’individualité. Il récuse l’individualité dans le cas où elle reste le privilège du petit nombre, excluant toute tentative d’expression du grand nombre ou pour le moins reléguant ces tentatives au rang de gesticulation grimaçante et inadaptée aux modes expressifs de la classe bourgeoise. En ce sens l’individu ne s’oppose pas inexorablement à la masse, et la question que pose Bertolt Brecht est la suivante : en quoi certains sont-ils des individus et d’autres une masse ?

 

Le spectateur réveillé, émancipé

La question de l’individu et de la masse renvoie à un langage verbal et gestuel respectant tenue et déférence (Goffman, 1967) théâtralisées comme mode expressif lié à une classe. En cela, elle souligne l’importance de la formation socioculturelle. Selon Brecht, l’expressivité outrée de certains comédiens ne correspond manifestement pas aux codes des classes bourgeoises et cette inadéquation se trouve doublée d’un manque de moyens matériels, nécessaires à la formation qui permettrait à ces comédiens d’améliorer leur jeu afin de le rendre plus adapté aux règles d’une classe sociale qui, « outre sa personnalité, possède d’autres choses » (Brecht, 1967 : 108).

Or, le spectateur s’est vu appelé à changer, à se réveiller, à s’émanciper (Artaud, 1938 ; Craig, 1905 ; Picon-Vallin, 1990 ; Rancière, 2008). Le public de théâtre a été considéré tantôt comme une masse, tantôt comme un individu, qualifié tantôt d’inerte, tantôt de vivace, et les différentes formes d’expression théâtrale se sont attachées à prendre le spectateur à partie comme acteur du changement. Vsevolod Meyerhold, Gordon Craig ou encore Antonin Artaud ont appelé de leurs vœux la participation active du spectateur au changement de l’art du théâtre. De son côté, Jacques Rancière (2008 : 17-18) rappelle que la recherche des « réformateurs théâtraux » comme celle des « pédagogues abrutisseurs » vise à « faire une chose : franchir le gouffre qui sépare l’activité de la passivité ». Il récuse l’opposition entre le « regarder », passif, et le « faire », actif, et pose le spectateur regardant en spectateur actif. En effet, si selon Bertolt Brecht, l’éveil du spectateur passe par la didactique et la dialectique, et, selon Antonin Artaud, par une prise à partie du spectateur à travers sa sensibilité, Jacques Rancière déconstruit ces approches et place le spectateur comme déjà actif par le regard qu’il pose sur l’œuvre. Il ne cherche pas à le rendre actif, mais le considère actif dans sa fonction de regardant.

 

Masses et individus

L’opposition entre réalisme et distanciation, masses et individus, spectateur et comédien nous ramène à la dimension fondamentale du théâtre : l’émotion et, partant, le mouvement. La dimension mouvante, que Schiller (1795) associe au changement, semble pertinente à ce point de la réflexion en ce sens que les catégories archétypales du spectateur exposées ci-dessus ne nous éclairent pas sur le spectateur actuel, ni ne répondent à la question du non-spectateur de théâtre. En effet, si l’identification aux héros ne fait plus recette aujourd’hui, si l’intellection inaugure le théâtre comme chasse gardée d’une intelligentsia nantie conjointement de capital culturel et matériel, si les masses inertes ignorent les individualités vivantes – ou sont-ce à l’inverse les masses vivaces qui se désolidarisent des individualités passives ? –, alors à qui le théâtre s’adresse-t-il ? Par la présence du public, le rendez-vous théâtral peut avoir lieu. Cette entrevue à même d’engendrer de la nouveauté reste de plus inéluctablement attachée à la dimension cognitive humaine, par-delà toute dichotomisation distinguant perception intellectuelle et perception sensible (Diderot, 1830). Schiller définit cette dichotomisation de l’être occidental au moyen des termes d’instinct sensible et d’instinct formel et en explique les conséquences dans ses Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme (Schiller, 1795), s’opposant ainsi à Diderot (1920).

 

Théâtre, performance, neurosciences

Depuis la fin du XXe siècle, l’approche performative (Fischer-Lichte, 2004) a transformé le théâtre, tant sur le plan du dispositif scénique, de l’engagement des comédiens que sur celui du spectateur. Nombre de pièces-performances mettent en avant la dimension performative des corps en présence. Le dispositif classique en face à face et le quatrième mur (mur fictif qui sépare l’acteur dans l’espace scénique du spectateur dans la salle, les murs réels – jardin, cour, fond de scène – étant les trois autres) sont remis en question au point qu’espace scénique et espace du public se confondent régulièrement, sont traversés par le mouvement, le son, la lumière et font intervenir comédiens et spectateurs. Les travaux d’Erika Fischer-Lichte (2004) traitent notamment des performances de l’artiste Marina Abramović qui, par la souffrance physique qu’elle s’inflige sur scène, pousse le spectateur à l’action et recherche une limite chez elle et chez le spectateur.

Quant à la recherche scientifique, de nouvelles disciplines, telles que les neurosciences, s’intéressent au comédien, à son expressivité et aux émotions qu’il peut faire émerger chez le spectateur par le biais des neurones miroirs (Damasio, 1994).


Bibliographie

Artaud A., 1938, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964.

Brecht B., 1967, L’Art du comédien, trad. de l’allemand par J. Tailleur, G. Delfel, J.-L. Besson, Paris, L’Arche, 1999.

Corvin M., dir., 1991, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Paris, Bordas, 2008.

Craig E. G., 1905, De l’art du théâtre, trad. de l’anglais, Belval, Circé, 1999.

Damasio A. 1994, L’Erreur de Descartes, trad. de l’anglais par M. Blanc, Paris, O. Jacob, 2010.

Diderot D., 1820, Paradoxe du comédien, Paris, Gallimard, 1994.

Éthis E., 2002, Avignon, le public réinventé. Le festival sous le regard des sciences sociales, Paris, Éd. La Documentation française.

Fischer-Lichte E., 2004, Ästhetik des Performativen, Frankfurt am Main, Suhrkamp.

Fischer-Lichte E., Kolesch D., Warstat M., dirs, 2005, Metzler Lexikon. Theatertheorie, Stuttgart-Weimar, J. B. Metzler.

Foisil N., 2014, Gespräch mit Falk Richter. Europäisches Theater heute (Entretien avec Falk Richter : Théâtre européen d’aujourd’hui), Germanica, 54, pp. 93-105.

Goffman, E., 1967, Les Rites d’interaction, trad. de l’anglais par A. Kihm, Paris, Éd. de Minuit, 1974.

Guénoun D., 1997, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Belval, Circé, 2002.

Lehmann, H.-T., 1999, Le Théâtre postdramatique, trad. de l’allemand par P.-H. Ledru, Paris, Éd. L’Arche, 2002.

Picon-Vallin B.,1990, Meyerhold, Paris, CNRS Éd.

Rancière J., 2008, Le Spectateur émancipé, Paris, Éd. La Fabrique.

Sauter W., 2005, « Publikum », pp. 253-259, in : Fischer-Lichte E., Kolesch D., Warstat M., dirs, Metzler Lexikon. Theatertheorie, Stuttgart-Weimar, J. B. Metzler.

Schiller F., 1795, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. de l’allemand par R. Leroux, Paris, Aubier, 1992.

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