Publics des bibliothèques


 

Les bibliothèques ont existé longtemps avant que ne se pose la question de leurs publics. La constitution, l’accumulation, la conservation de livres et de documents s’opéraient principalement par ceux-là mêmes qui en étaient destinataires : moines pour leur monastère, aristocrates lettrés pour leurs homologues, savants à leur usage personnel, etc.

C’est à partir du moment où les bibliothèques ont été institutionnalisées comme devant rendre un service à la population que la question des publics a pu voir le jour. Le poids de l’héritage révolutionnaire a fragilisé cette mutation des bibliothèques. On se souvient que l’Abbé Grégoire estimait en 1794 à 10 millions le nombre de volumes issus des confiscations des biens du clergé et des émigrés. Devant l’ampleur de ce legs, les bibliothèques françaises du XIXe siècle ont consacré une grande partie de leur énergie à la protection et l’inventaire de ces collections. Au fil du siècle, les demandes pressantes des universitaires et ingénieurs confrontés à une production scientifique grandissante ont mis sur le devant de la scène de nouvelles attentes vis-à-vis des bibliothèques. Les collections ne doivent plus se concentrer sur la dimension patrimoniale mais sur l’actualité de la science. L’accès à l’information doit être facilité par des outils d’analyse documentaire tels qu’un catalogue « matière » ou des « dossiers documentaires » (Fayet-Scribe, 2000) qui vont se développer au XXe siècle. Ce sont là des premiers signes d’une prise en compte des publics dans la définition des services des bibliothèques.

Une autre source de ce virage vers les publics réside dans le mouvement dit de la « lecture publique » qui émerge au début du XXe siècle. Eugène Morel qui incarne et porte cette dynamique de reformulation des bibliothèques cherche à sortir de la seule logique de conservation. La découverte des « public libraries » américaines, qui n’étaient pas lestées par des collections patrimoniales et tournées vers la satisfaction des individus et des communautés, donnera à voir un modèle attractif et alternatif par rapport à la situation française (Poulain, 1992). Confort, libre-accès aux collections, prise en compte du public enfantin, renouvellement des collections, mission de divertissement et de renseignement sont quelques-unes des caractéristiques nouvelles qui signalent une place accrue au public. La prise en compte des publics n’est plus réservée aux seuls universitaires mais s’étend à la population dans son ensemble. La bibliothèque a vocation à lui rendre service. Cette vision nouvelle mettra du temps à s’inscrire de façon généralisée dans l’identité professionnelle des bibliothécaires en France. Ainsi, jusqu’à nos jours, l’ancrage de la bibliothèque dans le cadre de la politique culturelle a justifié des choix, et donc une sélection des documents (ou des animations) qui laissent de côté ceux qui pouvaient relever d’un goût populaire ou vulgaire. C’est seulement depuis peu que la notion de prescription culturelle commence à être contestée théoriquement et à l’état pratique par les professionnels. Avec la réduction des budgets d’acquisition, les bibliothécaires sont de plus en plus enclins à tenir compte des « goûts » des usagers.

Ce contexte explique largement le caractère relativement récent des travaux sur les publics des bibliothèques. À quoi bon étudier les publics quand on sait ce qu’il convient de leur proposer comme services et comme collections ? Si certains travaux ont été menés dans les années 60 (par exemple l’Atlas de la lecture à Bordeaux par Robert Escarpit et Nicole Robine), les enquêtes ont connu un véritable essor avec la création de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou. Dès sa création en 1977, elle a comporté un service des études et de la recherche. Le dynamisme des directrices de ce service (on pense notamment à Martine Poulain et Martine Chaudron) et les financements dont il a bénéficié de la part de la direction du livre et de la lecture du Ministère de la culture ont permis de lancer des travaux non seulement sur les publics de cet équipement particulier mais plus largement sur la lecture et les usages des bibliothèques.

L’étude des publics comporte deux dimensions (Poissenot, Ranjard, 2005). On peut d’abord se concentrer sur l’étude de la fréquentation que l’on peut définir comme le processus (et le résultat de celui-ci) par lequel tout ou partie d’une population desservie par une bibliothèque en vient à utiliser au moins un des services qu’elle propose. On peut également se concentrer sur les usages, c’est-à-dire ce que les usagers font de ce qui leur est proposé.

L’analyse de la fréquentation se décompose en deux. Elle vise d’abord à mesurer le volume de fréquentants. En clair, on cherche à mesurer la part de la population visée par un service qui se trouve réellement l’utiliser. Pendant longtemps, les bibliothèques municipales mesuraient leur fréquentation à partir du taux d’inscrits actifs c’est-à-dire le nombre de personnes ayant procédé à au moins un prêt dans l’année, rapporté à la population de la commune. À l’échelon national, cet indicateur a connu une augmentation régulière jusqu’à la fin des années 90 où il atteint son point culminant à 19 % d’inscrits. Depuis le début des années 2000, il connaît une érosion lente mais continue et semble se stabiliser depuis 2011 autour de 14 %. La fréquentation ne se résume toutefois pas à l’usage des collections au sens de l’emprunt. Une part non négligeable d’usagers ne sont pas inscrits et apprécient l’espace des bibliothèques afin d’y travailler, de s’y détendre ou de « voir du monde » (Bertrand, Burgos, Poissenot, Privat, 2001). Si les professionnels tardent un peu à s’approprier cette mesure de la fréquentation, les données sur les bibliothèques municipales recueillies par l’Observatoire de la Lecture Publique montrent que le nombre de visites par habitant, loin de s’éroder, connaît une légère tendance à la hausse depuis la fin des années 2000. On assiste ainsi à une redéfinition en acte de la bibliothèque comme un espace plus que comme le lieu des collections. Et c’est donc sur ce fond de mutations des pratiques que certains professionnels soutiennent une nouvelle vision des bibliothèques comme « troisième lieu » (Jacquet, 2015), espace intermédiaire qui se distingue à la fois de l’univers domestique et de celui du travail.

Ensuite, l’analyse peut porter sur la structure de la fréquentation. Dans ce cadre, il s’agit de comparer la structure (notamment sociodémographique) des fréquentants avec celle de la population desservie. Si les usagers réels sont moins nombreux que les usagers potentiels, leurs caractéristiques sont-elles les mêmes ? Autrement dit, la population des usagers est-elle un modèle réduit fidèle de la population desservie, au sens où elle respecte les proportions de sa composition ? Si ce n’est pas le cas, quelles sont les différences de composition, les catégories sous- et surreprésentées ? Par exemple, dans l’univers des bibliothèques universitaires, on sait que les étudiants de lettres, sciences humaines ou droit fréquentent plus ces lieux que ceux de sciences et techniques. Dans le cadre de la lecture publique, on sait aussi que la propension à fréquenter les bibliothèques augmente avec le niveau de diplôme. Cette structure de la fréquentation peut résulter de facteurs propres à certaines catégories de populations (que nous nommons « causalité externe ») ou d’une inadéquation entre l’offre de la bibliothèque et certains publics potentiels (« causalité interne »). Par exemple, la sous-représentation des lycéens dans les bibliothèques publiques (notamment par rapport aux enfants scolarisés dans le primaire) résulte à la fois de la baisse de lecture avec la scolarité secondaire et de l’absence d’espaces spécifiquement dédiés aux adolescents dans les bibliothèques.

L’étude des usages des bibliothèques rassemble nombre de travaux sur la manière dont les publics s’approprient les services (entendus au sens large) qui leur sont proposés. Le travail fondateur de Martine Poulain et Jean-François Barbier-Bouvet (1986) à la BPI explore cette thématique, notamment à propos de l’usage de l’espace. Dans la filiation des travaux d’Erving Goffman, ils s’intéressent par exemple au processus de privatisation de l’espace de la bibliothèque qui s’opère par des marqueurs d’autant plus efficaces qu’ils sont personnels. Un sac à main sera plus efficace pour délimiter un territoire personnel qu’un usuel de la bibliothèque… D’autres travaux ont porté sur l’usage et la perception de la classification des documents (Dujol, 1985). Les collections ont de même fait l’objet d’études pour vérifier l’usage qui en est fait. Depuis 2015, le ministère de la Culture a ainsi mis en place un baromètre des prêts et des acquisitions permettant de relever à la fois les titres les plus acquis (et donc les rares titres ayant fait l’objet d’une sorte de « mise à l’index » des professionnels) mais aussi les plus empruntés. Cela permet aussi de repérer l’équilibre recherché par les bibliothèques entre les demandes des usagers et les propositions des bibliothécaires qui sélectionnent les documents.

Le développement des services à distance nécessite des travaux pour en saisir les usages. Certains chercheurs se sont engagés dans cette direction, par exemple pour étudier les bases de données (Boukacem-Zeghmouri, 2010). Ils montrent ainsi par exemple l’attachement des chercheurs au format PDF, le fait que la recherche d’information ne se distingue pas des autres activités mais au contraire s’inscrit dans le travail d’écriture d’articles ou, au contraire, celui d’évaluation ou encore celui de la préparation d’un cours. Si le développement des ressources électroniques s’accompagne d’une baisse de l’usage des documents imprimés, il ne se traduit pas par une disparition de la fréquentation des espaces, en particulier dans les bibliothèques académiques. De ce fait, les usages de l’espace sont plus scrupuleusement observés comme par exemple à la bibliothèque de Science-Po (Saada, Touitou, 2015). L’étude des publics accompagne donc la mutation des bibliothèques sans s’y réduire.


Bibliographie

Barbier-Bouvet J.-F., Poulain M., 1986, Publics à l’œuvre : pratiques culturelles à la BPI, Paris, BPI / Centre Georges Pompidou. Accès : http://books.openedition.org/bibpompidou/343. Consulté le 31 mars 2016.

Bertrand A.-M., Burgos M., Poissenot C., Privat J.-M., 2001, Les bibliothèques municipales et leurs publics, Paris, BPI / Centre Georges Pompidou. Accès : http://www.bpi.fr/es/sites/Professionnels/contents/Contenus/etudes-et-recherche/programme-de-recherche/les-bibliotheques-municipales-et.html. Consulté le 31 mars 2016.

Boukacem-Zeghmouri C., 2010, « Pratiques de consultation des revues électroniques par les enseignants-chercheurs : les STM en France », Documentaliste – Sciences de l’Information, t. 47, vol. 2, pp. 4-13. Accès : https://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2010-2-page-4.htm. Consulté le 31 mars 2016.

Dujol A., 1985, Le clair et l’obscur : usage de la classification à la BPI, Paris, BPI / Centre Georges Pompidou.

Fayet-Scribe, S., 2000, Histoire de la documentation en France, Paris, CNRS Éd.

Grégoire, H., 1794, Rapport sur la bibliographie, Paris, Impr. De Quiber-Pallissaux. Accès : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1132420/f1.item.zoom. Consulté le 31 mars 2016.

Jacquet A., dir., 2015, Bibliothèques 3ème lieu, Paris, Association des Bibliothécaires de France.

Ministère de la culture et de la communication, 2015, Baromètre des prêts et des acquisitions en bibliothèque. Accès : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Livre-et-Lecture/Documentation/Publications/Etudes-et-rapport-Lecture-et-bibliotheques/Barometre-des-prets-et-des-acquisitions-en-bibliotheque. Consulté le 31 mars 2016.

Vourc’h, R., 2010, « Les étudiants, le livre et les bibliothèques universitaires », Bulletin des bibliothèques de France, t. 55, vol. 5, pp. 13-16. Accès : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-05-0013-002. Consulté le 31 mars 2016.

Observatoire de la lecture publique. Accès : http://www.observatoirelecturepublique.fr/. Consulté le 31 mars 2016.

Poissenot C., Ranjard S., 2005, Usages des bibliothèques : approche sociologique et méthodologie d’enquête, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB. Accès : http://www.enssib.fr/presses/catalogue/usages-des-bibliotheques-0. Consulté le 31 mars 2016.

Poulain M., dir., 1992, « Des lecteurs, des publics et des bibliothèques », Histoire des bibliothèques françaises, t. IV : Les bibliothèques au XXè siècle, Paris, Promodis-Cercle de la Librairie, 2009.

Saada H., Touitou C., 2015, « Sweeping the library », Bulletin des bibliothèques de France. Accès : http://bbf.enssib.fr/contributions/sweeping-the-library. Consulté le 31 mars 2016.

Auteur·e·s

Poissenot Claude

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Poissenot Claude, « Publics des bibliothèques » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 04 septembre 2019. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/publics-des-bibliotheques.

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