Publics du goût


 

Entendu dans son rapport à la saveur, le goût, sensation éminemment intime, relève en première approximation du privé, non du public. Sensation, perception, jugement gustatifs éveillent et touchent au plus profond notre sensibilité, notre intéroceptivité. Impossible dès lors de communiquer l’indicible de cette subjectivité radicale, ce monde de tropismes sensoriels qui se manifestent en soi comme signes discrets ou humeurs plus marquées, de plaisir ou déplaisir, de goût en dégoût.

Pour bien mesurer la dimension publique du goût, cette première impression doit être corrigée ou replacée dans une perspective plus large, conforme à la diversité des espaces et des publics que le goût contribue à façonner. Le caractère idiosyncrasique du goût cède alors au besoin irrépressible de dire, en propre (les descripteurs sensoriels) comme au figuré (les associations libres), la nature de la sensation, d’en exprimer la formation et les formes séduisantes ou repoussantes, à travers mots et images, représentations figuratives ou évocations plus abstraites. Passer en clair, s’il fallait parler comme Jean Brillat-Savarin (1755-1826), de la sensation directe à la sensation réfléchie, en quête de signes et de sens, et de cette sensation réfléchie à toutes les formes de communication qui trouvent public ou que les publics convoitent pour approcher l’univers du goût, le décrire, le comprendre, le cultiver, le transmettre.

La célébration du goût déborde la table, même étendue à la restauration hors domicile. Elle trouve ses publics partout, à toutes les échelles des espaces commerciaux, dans les médias, les entreprises et les écoles, les lieux culturels, les événements et les Salons, les actions touristiques et œnotouristiques où villes et collectivités territoriales jouent leur attractivité. Tous ces espaces de médiation et de médiatisation du goût, abreuvés d’images, de textes, d’objets, de style, voient les publics se faire et se défaire, en mode éphémère ou dans la durée, en mondes visibles d’usagers, de visiteurs, d’amateurs de table ou populations invisibles d’internautes, de lecteurs. Amateurs du goût, défenseurs du goût, contempteurs du mauvais goût.

Théâtre de saveurs, le goût aime tout particulièrement l’exposition, la mise en scène. Le packaging joue la séduction pour des consommateurs bien ciblés, le restaurant soigne les plats et sa table pour des publics plus ou moins raffinés, les médias amplifient les ressorts dramatiques de la création culinaire et des jugements de goût. Tout public avide de goût consomme des signes alimentaires et tous les signes alimentaires font sens, dans la mesure où le goût, au-delà de la nutrition, en appelle aux saveurs et plus encore aux discours, aux représentations, à l’imaginaire. Dès lors, le dénominateur commun entre tous les publics du goût ne relève pas en priorité des saveurs, réelles ou suggérées, mais de la représentation du monde alimentaire sous toutes ses formes. La mise en scène permanente de ce monde, au service du goût et de l’imaginaire gustatif, justifie pleinement la référence à des publics du goût et non plus seulement à des catégories de mangeurs, de consommateurs, d’utilisateurs. La scène engendre le public. Levons le rideau.

 

Scène familiale

Au plus élémentaire, forment publics tous ceux qui observent les mouvements en cuisine, le service ou le décorum, se mettent à table, attendent l’arrivée des plats, livrent leur verdict ou délivrent leurs commentaires. Par liberté métonymique, on pourrait forcer le trait et voir dans la famille à table, le premier noyau privé et domestique, de formation d’un public réuni autour d’une scène et d’un habitus alimentaires, avec son cadre rituel, ses goûts familiers, ses plats préférés. A bien y regarder, la table familiale constitue bien une scène primitive de l’acte alimentaire. L’enfant prend place et rôle dans un dispositif symbolique de normes, de contraintes, d’interdits, et dans le même temps, fait l’apprentissage des choix, des goûts, des plaisirs alimentaires, à travers le lien consommé avec l’entourage. Cela représente, sans doute, la forme matricielle de figuration à table, au sens goffmanien du terme, là où se crée un rapport aux aliments, aux siens, aux autres, en préfiguration des scènes alimentaires à vivre en société.

 

Scène sociale

Recevoir à domicile puis répondre à l’invitation donnée en retour, cette forme du potlatch alimentaire, comme toute la dynamique sociale des formes de réception à domicile ou en mode privé, rassemblent des publics autour de tables, cocktails apéritifs, brunchs, buffets, banquets. Table amicale ou repas mondain, bonne franquette ou réception organisée, les variantes commensales touchent des publics de nature et d’échelles très différentes, selon des pratiques, des codes et des finalités gouvernés, sans exclusive, par le plaisir ou l’étiquette. Du simple pot agrémenté de bulles et petites pièces maison ou traiteur, aux cérémonies sociales où se presse tout le gratin local, où s’étale tout un carnet d’adresses, le degré d’attente et d’attention au goût n’a rien de commun. Mais, du plus simple au plus élaboré, aucun public ne reste indifférent à la qualité de l’offre, bonnes et mauvaises langues ne manquent jamais de s’exprimer sur la saveur des choses et la valeur des personnes ainsi côtoyées.

La scène sociale du goût s’ouvre à tous les publics hors domicile, hors espace privé ou privatisé, pour s’étendre à toutes les formes de restauration sociale. Publics de rue, aux consommations nomades, faisant la fortune des sandwicheries ; publics étirés entre fast et slow food ; publics de plateaux, sans états d’âme sur la McDonalisation du monde (Aries, 1997) ou la « macdonaldisation » des mœurs (Fischler, 1997) ; publics de tables, jouant la proximité du locavore, l’exotisme culinaire (Régnier, 2004) ou la carte des étoilés, en suivant le guide à la ligne ou les palmarès en ligne. À charge, pour ces publics en quête de restauration, de composer avec ces logiques marchandes ou de s’en libérer.

 

Scène commerciale

La tentation est grande, avant même de parler de profils ou de cibles de consommateurs, de catégoriser les publics du goût en fonction des espaces, des supports, des motivations, des degrés d’expertise. Une distinction minimale peut déjà s’établir, à l’image de l’analyse sensorielle exploitée par les marques, entre le public expert, rompu aux méthodes de reconnaissance du goût comme au langage des descripteurs sensoriels, et le public naïf ou profane qui s’en remet déjà à son goût et dispose de moyens bien souvent limités pour le définir. Rien ne prédestine le « grand public », catégorie générique bien commode, à s’aligner sur les critères du public expert. Le consommateur (Assouly, 2007) n’a cure, bien souvent, d’explications savantes ou techniques sur le goût. S’il regarde l’étiquette, il laisse déjà parler son imaginaire. La santé certes mais le plaisir avant tout.

Prenant le pli, le marketing cible et segmente : par genre, tranche d’âge, catégorie socio-professionnelle, valeurs ou philosophie de consommation, ce qui est peut-être un grand mot quand on remplit un chariot d’hypermarché ou cède à la tentation des marques, à la séduction publicitaire. Il importe déjà de toucher à la source les plus jeunes publics, avec bel emballage et grand emballement de fun food, ludo-aliment, eatertainment (Brougère, 2011). Et si les seniors forment un public toujours plus attractif, en termes de moyens et d’appétence expérientielle, un nouveau public se range sous la catégorie du « grand âge », après 75 ans, avec des attentes différenciées en termes de goût, produits et services alimentaires.

Toutefois, l’alimentaire reste une question intergénérationnelle, subsumant les cibles et catégories. Si les courses se font par nécessité avec le souci domestique de remplir le frigo, les temples du bon goût que constituent en général foires et marchés, attirent des publics d’acheteurs et de visiteurs séduits par la multiplication de ces lieux de vie toujours animés, colorés.

 

Scène culturelle

Tous les espaces d’exposition de la scène alimentaire, de la sphère domestique et privée à la sphère publique et sociale, débordent le cadre des aliments et des saveurs pour déployer sans limites l’imaginaire du goût, ses représentations, signes et symboles. Sous le régime humaniste du goût toujours impatient, selon l’heureuse expression de Roland Barthes (1915-1980 ; 1975) « d’attaquer la nourriture sous plusieurs pertinences », le périmètre matériel et immatériel de l’alimentaire, de la gastronomie, s’inscrit dans un cadre éminemment culturel. Il constitue une source de curiosité permanente pour les publics visiteurs de musées et d’expositions invités à découvrir, autour du goût, les formes esthétiques du monde alimentaire, mais aussi les métiers, les pratiques, les techniques, les arts et les sciences qui, au fil du temps, ont nourri notre imaginaire du goût. Ateliers, animations, expositions, spectacles participent de cet enchantement, à destination de tous les publics. Ici, un atelier d’éveil sensoriel pour les enfants ; là une immersion en 3D dans une cave ou une expérience reproduite pour une Fête de la Science.

En accord avec l’étymologie des termes, le goût ainsi exposé réconcilie l’art avec la technique, et donne à voir la technique, notamment culinaire, comme un art, et les chefs comme des artistes. Les propositions culturelles prennent ainsi des contours ludiques, didactiques, artistiques, expérientiels, sous le régime dominant de l’esthétique, en général, et de l’artification du culinaire, en particulier (Cohen, Csergo, 2012).

Dans cette même ligne de conduite, les marques alimentaires opèrent la dépublicitarisation de leur discours au profit d’initiatives culturelles qui muséifient leurs « créations » (bonbons, moutarde, biscuits, vins, etc.), tiennent exposition et immergent les visiteurs dans l’histoire, la culture de la marque et la tradition du goût… ouverte à l’innovation, s’il fallait parodier les éléments de langage copieusement servis.

 

Scène médiatique

En vertu même du socle « humaniste » déjà identifié sur tous les plans de considération et de figuration du goût, en vertu également du pouvoir d’esthétisation et de dramatisation de la scène alimentaire, dans tous les registres d’action et pour tous publics, le goût ne pouvait manquer d’occuper le devant de la scène médiatique. Le chef est à lui seul l’illustration archétypale de l’occupation fiévreuse de la scène, d’éditions gastronomiques en émissions culinaires élevées en genre télévisuel, de caution publicitaire en parole d’autorité sur tous les sujets de société. Ces espaces de représentation médiatique cultivent l’image du chef auprès des publics et entretiennent auprès d’eux un ethos de l’événementialisation et de la spectacularisation du goût, au-delà de toutes les sources d’inspiration offertes pour attirer l’audience, la fidéliser.

Les blogs donnent aux internautes le loisir de reprendre la main, de gérer à leur sauce discours et communication. Des communautés de partage se créent, des réseaux sociaux se forment, bientôt relayés par des associations, en marge de l’ébullition médiatique. Là encore les motivations des publics sont d’ordre pratique (techniques et astuces), ludique (vision décalée ou fun du goût), éthique (manger responsable et durable), esthétique (célébrer le goût sous toutes ses formes), avec liberté de croiser ces niveaux d’intérêt.

 

La scène médiatique, à l’image des autres scènes d’exposition et de médiation du goût, n’engage pas à catégoriser les publics, ni à identifier des cibles ou des profils, pour comprendre la forme et la nature de la relation au goût. Sa propension à faire signe, au-delà des sensations et des saveurs, au-delà même des aliments et de la table, pour jouer de son pouvoir figuratif et se mettre en scène, est la clé de compréhension de ces publics engagés, parfois à leur corps défendant, dans les espaces entrevus ici. Certains publics restent à l’évidence négligés, au détour de cantines et réfectoires d’un autre âge, dans les recoins de prisons, d’hôpitaux, d’hospices, pour reprendre un terme lui aussi daté. Mais la prise en considération des personnes, la restauration du goût dans l’expérience alimentaire, le mise en scène des moments et des espaces, marquent le changement de paradigme qui s’opère, entre des populations à gérer et des publics à respecter dans leur dignité et leur sensibilité.


Bibliographie

Aries P., 1997, Les Fils de McDo. La McDonalisation du Monde, Paris, Éd. L’Harmattan.

Assouly O., dir., 2007, Goûts à vendre. Essai sur la captation esthétique, Paris, Éd. Institut français de la mode.

Barthes R., 1975, « Lecture de Brillat-Savarin », pp. 7-33, in : Michel Guibert, éd., Physiologie du goût, Brillat-Savarin, 1825 (1975), Paris, Hermann.

Boutaud J.-J, 2005, Le Sens gourmand, Paris, J.-P. Rocher.

Boutaud J.-J, Madelon V., dirs, 2010, « La Médiatisation du culinaire », Communication & Langages, 164.

Boutaud J.-J, Chaumier S., dirs, 2009, « Scènes et scénographies alimentaires », Culture & Musées, 13.

Brougère G., 2011, « Ludo-aliment, fun food ou eatertainment : nourriture et culture enfantine de masse », Les Cahiers de l’Ocha, 16, pp. 14-23.

Champion C., 2010, Hors d’œuvre. Essai sur les relations entre arts et cuisine, Chartres, Menu Fretin.

Cohen E., Csergo J., 2012, dirs, « L’Artification du culinaire », Sociétés & Représentations, 2, 34.

Fischler C., 1997, « La “macdonaldisation” des mœurs », pp. 859-879, in : Flandrin J.-L., Montanari M., dirs, Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard.

Lardellier P., 2011, Opéra bouffe, Paris, Éd. Management et Société.

Poulain J.-P., 2005, Sociologies de l’alimentation, Paris, Presses universitaires de France.

Régnier F., 2004, L’Exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Paris, Presses universitaires de France.

Auteur·e·s

Boutaud Jean-Jacques

Communications, médiations, organisations, savoirs Université de Bourgogne

Citer la notice

Boutaud Jean-Jacques, « Publics du goût » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 25 août 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/publics-du-gout.

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