Récit national


L’invention du récit national

 

L’invention du récit national peut être historiquement située au cœur d’un double processus entremêlé. Engagé au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, il est à rapprocher de la formation des États-nations modernes et de la sécularisation des imaginaires politiques et sociaux. Le récit national est défini comme la mise en récit d’un passé historique dont la nation est le référent central, produite pour le présent et l’avenir de la collectivité nationale, et destinée à être partagée par l’ensemble des membres de ladite nation. C’est précisément au regard de cette finalité que le public apparaît comme central dans le récit national. Le public est ici entendu comme étant composé des membres de la collectivité nationale qui, malgré leurs différences sociales et culturelles, doivent recevoir et partager en commun un même récit historique afin d’éprouver un sentiment d’appartenance à la fois à la nation et à une collectivité composée d’individus qu’ils ne connaissent pas et qui peuvent être culturellement différents d’eux (langue, religion, traditions…).

Au regard du politique et de sa propre continuité temporelle, l’édification des récits nationaux témoigne de la sécularisation qui est alors à l’œuvre en Occident. Les événements passés et présents, comme le devenir individuel et collectif, ne sont progressivement plus interprétés par certaines élites dans un cadre religieux où la fatalité et la volonté divine sont maitresses du temps comme des actions des hommes. Le nouveau cadre interprétatif temporel fait, d’une part, de l’Histoire le matériau des chaines causales expliquant les événements, et, d’autre part, du progrès un horizon d’attente collectif que les États-nations sont destinés à accomplir (Koselleck, 1979). Ainsi les récits nationaux se sont-ils formalisés dans une transformation séculière des sociétés occidentales qui voit émerger l’interprétation du cours de l’Histoire non plus en termes de fatalité et de contingence, mais de continuité et de signification (Anderson, 1983 : 25). Aux XIXe et XXe siècles, les guerres, crises et autres événements dramatiques sont transposés par les dirigeants des États dans un tissu narratif qui célèbre la pérennité de la nation et le triomphe des valeurs qu’elle incarnerait (Civilisation, Bien, Progrès, Liberté, Égalité, Démocratie, etc.) en rendant un hommage public aux combattants qui se sont sacrifiés pour sa continuité (par exemple, la cérémonie du 11-Novembre initiée au Royaume-Uni en 1919 et en France en 1922).

Si l’on peut interpréter l’invention du récit national comme la résultante d’un décentrement du divin dans la conscience historique, cette invention s’accompagne d’une permanence quant aux formes de sacralisation. Le transfert de sacralité concerne des vecteurs spatio-temporels qui sont créés comme instruments de diffusion des récits nationaux auprès de leurs publics, soit l’ensemble des membres de la collectivité nationale, dits les nationaux, qui ne partagent pas entre eux des liens de parenté, professionnels ou culturels mais qui s’inscrivent en commun dans une même expérience et destinée historiques. Monuments, statuaires (Lalouette, 2018), toponymie, musées de guerre pour le cadre spatial (Cochet, 2020) ; fêtes (Ihl, 1996), funérailles (Ben-Amos, 2000), hymnes nationaux (Francfort, 2004 ; Martino, 2019), commémorations pour le cadre temporel, instaurent des rituels sociaux qui ont pour fonction de créer un nouveau public ainsi nationalisé par une narration historique situant ses membres dans une expérience historique commune, inscrite dans la longue durée de l’État-nation (Hobsbawm, Ranger, 1983).

Faire part du décès de Louis Pasteur, invitation aux obsèques nationales le 5 octobre 1895. Source : wikimédia (CC BY S-A 3.0)

Faire part du décès de Louis Pasteur, invitation aux obsèques nationales le 5 octobre 1895. Source : wikimédia (CC BY S-A 3.0).

 

En effet, la sécularisation des repères temporels et narratifs est associée à un nouveau projet politique avec la formation des États-nations modernes, dont la caractéristique est de vouloir faire concorder une forme politique avec un territoire et une population qui doit partager une culture commune (Gellner, 1983 ; Hobsbawm, 1990 ; Thiesse, 1999). Dans le cadre de ce projet politique, le récit national est édifié comme l’un des instruments principaux de ce processus d’homogénéisation culturelle engagé par les États-nations. Il a pour vocation de socialiser l’ensemble de la population d’un territoire autour d’un imaginaire commun portant sur l’histoire de toutes et tous. C’est pourquoi l’on peut parler de récit national et non d’histoire nationale, le premier puisant dans le second mais sans se confondre, même si des historiens ont participé à l’élaboration de ce récit au XIXe siècle sous la forme d’« histoires nationales » (Venayre, 2013).

Comme tout récit, le récit national développe une mise en intrigue qui fait intervenir des acteurs, des enjeux et surtout des mises en temporalité (origines, situations-problèmes/résolutions, devenirs). Pour Paul Ricœur (1913-2005 ;1985 : 435), le récit est « le gardien du temps dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté ». Dans ce cadre, « l’invention de l’intrigue est une opération fondamentale de la re-configuration de notre expérience temporelle » (ibid. : 13). On peut relever l’invention de mises en intrigue de l’histoire de la nation d’ordre statutaire (prédestination, finalisme, exceptionnalité, vocation universelle) et temporel (tradition, âge d’or, progrès, crise, renaissance, décadence, horizon d’attente), qui s’accompagnent de points de références (récit des origines, célébrations d’événements signifiants, célébrations de personnages historiques). Dans une recherche de cohérence narrative propre au récit, ces mises en intrigue des histoires nationales fabriquent des linéarités factices (continuum, enchainement causal des faits, mise en ordre chronologique) évacuant toute possibilité de contingence historique et de discontinuités. Le finalisme historique des sociétés nationales s’est ainsi substitué au récit providentiel d’essence divine. Ces intrigues narratives sont arrimées à des finalités politiques (unité, intégrité territoriale, souveraineté) au sens où elles racontent une existence immanente de la nation dans un « déjà-là », ainsi qu’une continuité temporelle dans lequel évolue une collectivité nationalisée dénommée « communauté », « peuple » ou « culture » selon les pays. Le récit national active en cela un processus de naturalisation du lien national avec son public. Il raconte une histoire qui implique les habitants dans une appartenance naturelle à la nation par la construction d’un « nous » historique, qui relève en fait d’une invention d’un passé à partager.

 

Un contrat social

En effet, la nationalisation du passé et l’instauration de rituels sociaux qui structurent les récits nationaux ne sont pas une affaire d’élite. Quel que soit le type de régime politique, toute la population doit participer à cette invention du passé pour réaliser l’unification culturelle de l’État-nation. En cela, le récit national dépasse une simple forme purement littéraire et ne se limite pas à un outil de connaissance du passé ou de légitimation politique. Comme les mythologies ou les récits fondateurs des religions révélées, le récit national est avant tout un fait social dans le sens où il introduit et assure des liens entre des individus de manière transhistorique. Il institue une double cohésion simultanée : entre les vivants d’une part, par le biais d’autre part d’une cohésion entre eux et des morts, des lieux, des objets ou des allégories qui appartiennent à un passé incarnant la nation. Sa construction est donc conditionnée à un contrat social : les individus vivant sur le territoire national doivent partager ce récit historique pour permettre à l’État-nation d’exister (Ledoux, 2021).

La notion de récit national ne peut donc se concevoir sans ses publics ; s’il nationalise le passé, il a pour fonction d’amener la population dans son ensemble au même attachement à la nation. C’est en ce sens que l’École de la jeune Troisième République en France à la fin du XIXe siècle a constitué un instrument institutionnel prééminent de nationalisation des populations chargé d’inculquer à la jeunesse une conscience historique : apprendre « leur » histoire aux jeunes élèves, pour nourrir un sentiment d’appartenance nationale, à côté d’autres apprentissages dont celui de la langue nationale (Ozouf, Ozouf, 1964 ; Prost, Falaize, 2010). Or, un tel partage s’est opéré par des processus d’endettement et d’identification autour d’événements et de personnages historiques présentés comme des figures exemplaires (Citron, 1987).

Un tel processus d’endettement social et symbolique renvoie à la notion de don et contre-don théorisée par Marcel Mauss (1872-1950 ; 1925 : 20) pour expliquer le fonctionnement des rapports sociaux : « La nature du don est d’obliger à terme ». Les récits nationaux formalisent une dette à long terme que les publics-récepteurs contractent à l’égard de ceux qui les ont précédés et qui ont fait ce qu’ils sont : membres d’une collectivité appréhendée comme communauté d’expérience historique et de destin national. La mise en récit d’un passé national institue un contrat social et temporel entre des individus vivants d’une part, et entre ces vivants et ceux qui les ont précédés et dont ils sont les débiteurs, d’autre part. Il vient souder des rapports sociaux de façon diachronique. Mais ce récit du passé est toujours affaire de croyance qui vient naturaliser le contrat social et temporel. Ainsi, et suivants les travaux de l’ethnologue Arnold Van Gennep (1873-1957 ; 1922) au lendemain de la Première Guerre mondiale, la manière de « penser nationalitaire » est étroitement liée à la manière de « penser totémique ».

Ce « penser totémique » est pris en charge par le récit national à travers des figurations identificatoires. Comme tout récit, il a pour fonction d’incarner les absents dont la figuration est censée produire un endettement par identification. Il s’agit de créer un endettement des vivants envers certains morts. Parmi ces derniers, les figures politiques et militaires ont été fortement mobilisées dans ce schème car elles étaient présentées comme celles qui avaient œuvré pour assurer la défense du territoire ou de son extension, condition traditionnelle de la continuité de l’État-nation, et par là-même de l’existence postérieure de ses membres jusqu’aux contemporains-récepteurs réunis dans cet endettement. Inversement, les femmes ont longtemps été absentes des récits nationaux – hormis quelques exceptions renforçant cette norme narrative comme Jeanne d’Arc (circa 1412-1431) – car elles sont perçues comme étant inaptes à jouer un rôle politique ou militaire garantissant la vie de la nation. L’historien Ernest Lavisse (1842-1922), également rédacteur des manuels d’histoire pour l’école primaire sous la Troisième République, présente ainsi Jeanne d’Arc dans son Histoire de France destinée aux élèves de cours moyen : « Dans aucun pays, on ne trouve une aussi belle histoire que celle de Jeanne d’Arc. Tous les Français doivent aimer et vénérer le souvenir de cette jeune fille qui aima tant la France et qui mourut pour nous » (Lavisse, 1924 : 53). Tout le processus du récit national est de faire croire aux populations vivant sur le territoire national que leur existence est due aux actes de certains qui les ont précédés, présentés comme des héros nationaux. Le recours à la figure historique héroïque situe donc les récepteurs du récit dans une logique d’endettement et d’identification à des personnages et d’adhésion à des valeurs sociales (courage, sacrifice, vaillance) qui sont ainsi incarnées.

 

Enluminure représentant Jeanne d'Arc aux côtés de l'héroïne biblique Judith. Martin Le Franc, Le Champion des dames, 1440. Source : Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, ms. Français 12476, fo 101vo

Enluminure représentant Jeanne d’Arc aux côtés de l’héroïne biblique Judith. Martin Le Franc, Le Champion des dames, 1440. Source : Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, ms. Français 12476, fo 101vo.

 

La narration a une fonction intégrative et implicative (Reuter, 2007) qui place ses publics en position de s’engager au service de la nation pour œuvrer à sa continuité – jusqu’à l’acte ultime du don de sa vie en situation de guerre – tout en éprouvant un sentiment de commune appartenance. Cette conscience d’appartenance est déterminante selon l’historien britannique Hugh Seton-Watson (1916-1984 ; 1977 : 5) pour qui « une nation existe quand un nombre significatif de membres d’une communauté considèrent qu’ils forment une nation, ou se conduisent comme s’ils en formaient une ». Les constructions narratives portant sur la nation interviennent pour la faire exister dans une fiction historique à laquelle le public doit adhérer en commun.

Les supports de ces récits nationaux ont varié dans le temps et ne sont pas rattachés exclusivement à des formes institutionnelles. Les productions culturelles de masse ont permis d’élargir les publics du récit national. La littérature de jeunesse a ainsi été un médium important de la nationalisation du passé et de la construction d’une conscience nationale avec l’exemple bien connu de l’ouvrage de G. Bruno (alias Augustine Fouillée, 1833-1923), Le Tour de la France par deux enfants, paru chez Belin en 1877. Marquant des générations d’enfants, cette propédeutique à la conscience nationale s’est élargie à d’autres romans de jeunesse en France, mais aussi dans d’autres pays européens (Suède, Italie) et américains (Canada, Mexique, Brésil) au cours de la même période (Cabanel, 2007). Autre production culturelle de masse qui survient cette fois au XXe siècle, le cinéma avec par exemple le western qui a constitué un outil de diffusion de masse du récit états-unien autour du mythe de la frontière avec la conquête de l’ouest, de l’appropriation privée de la terre nourricière et de la figure du héros justicier incarnant la victoire du Bien (Bourget, Paquet-Deyris, Zammour, 2018).

 

En haut : couverture et 1<sup>re</sup> page <em>Le Tour de la France par deux enfants</em>. En bas : La ferme détruite par la guerre et réparée par la paix dans Bruno, 1877, pp. 302 et 306, chap. « J’aime la France ». Source : <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54038383/f11.item">Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France</a>.

En haut : couverture et 1re page Le Tour de la France par deux enfants.
En bas : La ferme détruite par la guerre et réparée par la paix dans Bruno, 1877, pp. 302 et 306, chap. « J’aime la France ».
Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

La pluralisation des récits nationaux : une coexistence conflictuelle

Depuis les années 1960, les récits nationaux liés au contexte des après-guerres mondiales et des mutations sociales ont connu des évolutions qui ont concerné sa trame narrative et ses publics dans un contexte d’émergence d’autres récits internationaux.

Les objets d’identification et d’endettements provenant du passé ont changé, laissant une place de plus en plus importante aux événements tragiques et aux victimes, plutôt qu’aux victoires et aux héros. Cette modification résulte d’une nouvelle mise en intrigue des histoires nationales : la continuité des États est assurée par le rappel non des héros mais des victimes de violences afin de conjurer le retour possible des catastrophes du XXe siècle (Première puis Seconde Guerre mondiale). Objet de nouvelles catégorisations (génocide, crimes contre l’humanité), le passé est ainsi mobilisé dans une fonction préventive qui doit être transmis là encore à tous les publics dans une finalité éducative. Le récit national est toujours un contrat social mais l’endettement et l’identification doivent s’opérer sur un nouveau public : les victimes de violences de masse. Une telle évolution témoigne d’un profond bouleversement de la fonction des expériences du passé dans la construction d’un nouvel horizon d’attente de la collectivité : la conjuration des violences interindividuelles. Les expériences sociopolitiques de justice transitionnelle initiées à partir des années 1980 dans de nombreuses régions du monde signalent une modification des rapports mémoire/oubli qui bouleversent les récits nationaux. La mémorialisation des crimes et des victimes par les États est pensée non plus comme un obstacle à la réconciliation nationale mais au contraire comme une condition indispensable de sa réalisation. L’Espagne connaît cette mutation sur trente ans par deux lois symboliques aux contenus fort différents. La loi votée par les parlementaires en 1977, suite à la mort de Francisco Franco (1892-1975), scelle un pacte d’oubli et d’amnistie sur les crimes commis pendant la Guerre civile (1936-1939) au nom de la nécessaire réconciliation nationale (Michonneau, 2020). En 2007, suite notamment à l’activisme de l’association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), le Parlement espagnol vote une loi dite de « récupération de la mémoire historique » centrée sur la reconnaissance des crimes et la réparation due aux victimes de la Guerre civile pour garantir « la cohésion et la solidarité entre les différentes générations d’Espagnols quant aux principes, valeurs et libertés constitutionnelles ». Le cas de Paul Touvier (1915-1996) témoigne en France du même processus dans une chronologie légèrement différente. Déjà condamné en 1946 et 1947 pour trahison et intelligence avec l’ennemi, l’ancien chef de la milice sous Vichy bénéficie d’une grâce présidentielle par le président Georges Pompidou (1911-1974) en 1971, ce qui lui permet alors de vivre en France légalement. Le chef de l’État justifie sa décision en 1972 en invoquant une nécessaire politique d’oubli, ciment de la réconciliation nationale : « Notre pays depuis plus de trente ans a été de drame national en drame national. […] Alors allons-nous entretenir éternellement les plaies saignantes de nos désaccords nationaux ? Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas, s’entredéchiraient et même s’entretuaient ? » (Pompidou, 1972 : 158). Plus de vingt ans plus tard, le même P. Touvier est condamné en 1994 à la réclusion à perpétuité pour crime contre l’humanité au nom du devoir de mémoire. Cet acte de justice est alors présenté comme nécessaire à la réconciliation et à l’apaisement de la collectivité nationale, reprenant ainsi la même argumentation que l’acte d’oubli présidentiel de 1971 (Ledoux, 2016). À côté de celle de Klaus Barbie (1913-1991) en 1987 et de Maurice Papon (1910-2007) en 1997-1998, sa condamnation aura ensuite valeur d’exemplarité auprès des élèves dans les manuels d’histoire.

Le deuxième aspect du nouveau modèle narratif porte sur la question des minorités. Le décentrement du récit national traditionnel s’effectue dans la demande de reconnaissance des droits des minorités nationales, dont celui de l’inscription de leur histoire dans le récit national. Elle signale un nouveau paradigme, celui de la diversité ou du pluralisme culturel des États-nations, en lieu et place de l’unité culturelle autour du référent national que le récit national devait contribuer à accomplir (Kimlicka, 1995). L’inscription des minorités nationales (« premières nations », entités régionales) ou des populations migrantes pluriethniques dans les récits nationaux doit se réaliser au nom de la diversité, mais également au nom de la réparation des victimes du passé et de leurs descendants, les minorités nationales ayant été étant l’objet de discriminations, voire de violences de masse commises par certains États (génocide des Arméniens de 1915, génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale). Les valeurs que les récits nationaux impliquaient auprès de leurs publics se modifient également, centrés non plus sur le courage, le sens du sacrifice pour la nation, la vaillance, mais sur les valeurs des droits humains et de tolérance envers autrui, les minorités prenant la figure de l’altérité. Si le thème de la colonisation dans le récit scolaire servait pendant une grande partie du XXe siècle à glorifier auprès des élèves le rôle de la France dans le monde, nation incarnée par des héros bienfaiteurs (par exemple, Pierre Savorgnan de Brazza [1852-1905] libérant les populations de l’esclavage au Congo), les manuels à partir des années 1990, puis les programmes montrent aux élèves une France qui exploite économiquement et domine culturellement les populations colonisées (Bozec, 2018).

Ainsi les principes de justice transitionnelle conditionnant la cohésion nationale à la remémoration publique des crimes, d’une part, et, d’autre part, l’exigence d’un État de droit soucieux de ses minorités ont-elles constitué de puissants moteurs en faveur d’une réécriture des récits nationaux.

Ces mutations sont engagées dans un cadre narratif qui se joue désormais dans des arènes internationales. Des institutions supranationales comme l’ONU ou l’Union européenne (UE) ont été des productrices de normes narratives dans le sens où elles ont contribué à la catégorisation internationale de crimes, et impulsé le principe de protection des victimes civiles comme nouveau principe des États modernes devant appliquer dans leur droit interne la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée en 1948 (conventions internationales sur le droit des minorités de 1965-1966 pour l’ONU, de 1995 pour l’UE). Par ailleurs, ce nouveau « narratif » est porté par la circulation internationale de pratiques, de savoir-faire judiciaires et d’experts engagés dans la résolution des conflits (Lefranc, 2009). Si l’on reprend l’exemple de l’Espagne, l’ARMH a reçu l’aide de plusieurs organisations non gouvernementales comme l’Équipe Nizkor, spécialisée dans les violations des droits de l’Homme en Amérique latine, qui a publié en 2004, le document La question de l’impunité en Espagne et les crimes franquistes. Pour sa part, Amnesty International a réalisé quelque temps plus tard un rapport de synthèse intitulé Mettre fin au silence et à l’injustice. La dette pendante des victimes de la guerre civile et du régime franquiste. En août 2002, l’ARMH a sollicité le Haut-Commissariat pour les droits de l’Homme à l’ONU. Ce dernier condamna l’Espagne en novembre 2002 pour violation de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, sur la base d’une convention de 1992 qui concernait alors les États d’Amérique latine. L’ARMH s’est également fait connaitre pour l’exhumation des fosses communes au début des années 2000 afin de retrouver les corps de républicains disparus lors de la guerre civile et les identifier. Initiée en Argentine en 1984 avec la création de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF), cette pratique relève également d’une circulation internationale de savoir-faire et d’experts scientifiques (médecins légistes, archéologues, anthropologues médicolégales).

Pour autant, ces mutations des récits nationaux observables depuis le dernier quart du XXe siècle ne sont ni linéaires à l’échelle des nations, ni globales à l’échelle internationale (Maissen, May, 2021). En interne, on constate des discontinuités dans certains États qui s’engagent dans une adhésion vers le nouveau modèle avant un retour vers l’ancien modèle narratif. Par exemple, la Russie vote des lois entre 1989 et 1992, dans le contexte de la chute du communisme qui condamnent des crimes commis sous Joseph Staline (1878-1953), notamment à l’encontre de minorités nationales de l’ex-URSS comme les Ukrainiens. La période suivante, sous Vladimir Poutine, procède à nouveau à une glorification de la Grande guerre patriotique comme trait structurant du récit national russe, jusqu’à pénaliser par une loi de 2014 toute évocation publique des crimes commis par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale.

Loin d’une marche inéluctable vers la globalisation du nouveau modèle narratif, la situation internationale actuelle relève d’une coexistence parfois conflictuelle entre les deux modèles narratifs, avec des situations qui peuvent être mixtes. En effet, ces deux modèles s’affrontent au sein des États (le cas français se formalise autour de la condamnation de la « repentance » accusée de dissoudre la nation versus la demande de reconnaissance des crimes du passé) ou entre des États (le cas du génocide des Arméniens nié par la Turquie et reconnu par différents États est un exemple emblématique). Les institutions supranationales portent et souhaitent diffuser au niveau des États le modèle narratif de reconnaissance des minorités et des crimes qu’ils ont subis (voir, par exemple, le travail de la Convention européenne des droits de l’homme sur le cas de la pénalisation de la contestation du génocide des Arméniens au niveau des États de l’UE). Sous l’effet interne et/ou externe, la protection des minorités a constitué le socle politique de différentes lois votées dans des dizaines d’États reconnaissant les génocides commis à l’encontre des Juifs et des Arméniens. Mais les conflits narratifs intra ou interétatiques ont aussi abouti à la pénalisation de la négation de ces crimes par voie législative dans de nombreux pays (Koposov, 2018). La transnationalisation des conflictualités narratives est très bien illustrée par le déboulonnage ou la dégradation dans différents pays de statues appartenant au premier modèle, à la suite de la mort de George Floyd (né en 1973) aux États-Unis en mai 2020. Ces conflictualités concernent des productions culturelles qui ont participé à la construction des récits nationaux (le film Autant en emporte le vent de 1939 par exemple) désormais dénoncées par des minorités pour avoir contribué à un projet politique national d’uniformisation culturelle, au détriment des statuts et narrations minoritaires (sur la Cancel Culture, voir Fassin, 2021 ; Heinich, 2021).

Enfin, les processus de victimisation des groupes mémoriels entrainent également des conflits narratifs (competing narratives chez les politistes anglo-saxons) internes aux États-nations. Ainsi au Pérou, le monument inauguré à Lima en août 2005 – dénommé L’œil qui pleure – au nom de la réconciliation nationale rend hommage à toutes les victimes de la guerre civile (1980-2000) qui a fait 70 000 morts. La présence de ces victimes est matérialisée par des galets portant leur nom et qui sont soudés entre eux.

Mémorial L’Œil qui pleure (El ojo que llora), œuvre du sculpteur néerlandais située au Pérou Lika Mutal. Le monument a été déclaré patrimoine culturel de la nation par le ministère de la Culture du Pérou en 2013. Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0).

Mémorial L’Œil qui pleure (El ojo que llora), œuvre de la sculptrice néerlandaise Lika Mutal située au Pérou. Le monument a été déclaré patrimoine culturel de la nation par le ministère de la Culture du Pérou en 2013. Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0).

 

En 2006, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) demande que le nom de 42 prisonniers appartenant au Sentier lumineux et exécutés sommairement par l’armée en 1992 soit inscrit sur des galets du monument. La décision contrevient avec le récit mémoriel officiel post-conflit opposant deux catégories : les innocentes victimes andines à qui l’on doit réparation et les « terroristes » du Sentier lumineux qui doivent être moralement condamnés. Suite à l’application de la décision, le monument fait depuis l’objet de dégradations répétées qui sont la trace de logiques victimaires concurrentielles (Delacroix, 2018).

On peut également prendre l’exemple d’un récit supranational européen qui s’est construit institutionnellement dans une mise en équivalence victimaire de différents groupes mémoriels. La résolution de l’UE de 2009, puis celle du 19 septembre 2019 « sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe , votée à une écrasante majorité par le Parlement européen, avaient pour fonction de résoudre un conflit narratif entre d’un côté les pays d’Europe de l’Ouest centrés sur la reconnaissance du génocide des Juifs depuis le milieu des années 1990, et de l’autre ceux d’Europe de l’Est polarisés sur la reconnaissance des crimes communistes notamment soviétiques (Ledoux, 2020). Cette résolution, dénoncée par la Russie et problématique du point de vue historique, accorde une équivalence entre les crimes nazis et soviétiques, et fait du 23 août 1939 (pacte germano-soviétique) l’événement qui déclenche la Seconde Guerre mondiale et les crimes commis à l’encontre de populations civiles.

On le voit, les arènes publiques des récits nationaux se sont ainsi largement internationalisées depuis une quarantaine d’années. Les confrontations entre les deux modèles narratifs sont devenues un objet de tensions des relations internationales comme des lieux de conflits d’imaginaires historiques largement politisés à l’intérieur des États-nations. Inventée à la fin du XVIIIe siècle, le récit national porte, en ce début de XXIe siècle, des enjeux identitaires culturels majeurs des sociétés globalisées.


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