Religion et cuisine


 

Même si la religion concerne le spirituel, elle s’intéresse beaucoup aux aspects matériels, corporels, charnels, parce que la relation avec la divinité se vit forcément dans des existences humaines concrètes. Les convictions ou les croyances s’incarnent dans des comportements et les personnes qui placent leur confiance dans une divinité les incorporent par des expériences et des pratiques. Et, parmi celles-ci, l’alimentation (Pitte, 2009).

Par souci de simplification, on utilise ici une définition simple et large de la religion que l’on traite souvent au singulier, malgré les différences entre les religions. On la considère comme une forme de spiritualité caractérisée par une relation avec une divinité qui peut être unique ou multiple, immanente ou transcendante, extérieure ou intérieure à soi et vécue dans un cadre traditionnel et institutionnel plus ou moins contraignant. On l’approche avec une méthode empirico-herméneutique qui part de l’expérience croyante sans douter de sa réalité et qui l’interprète avec les outils de la raison pour en mettre en évidence les sens qui lui sont donnés.

Se nourrir, produire de la nourriture, la distribuer, la cuisiner, la répartir, la consommer est une activité vitale pour l’être humain. Elle l’oblige à faire tous les jours des choix plus ou moins réfléchis. En réglementant l’alimentation, la religion oblige donc ses fidèles à se situer par rapport à des règles, à décider chaque jour de mettre ou de ne pas mettre en acte leurs convictions (Assouly, 2002). Vue depuis la cuisine ou depuis la salle à manger, la religion compose un public spécifique et les religions des publics qui diffèrent par leurs niveaux d’engagement : se nourrir en respectant scrupuleusement des prescriptions religieuses, s’en affranchir totalement, prendre des libertés. C’est en mangeant que l’on vit sa religion ou sa « non-religion » et c’est aussi en mangeant que l’on peut en témoigner.

 

Manger, nourrir pour confesser sa foi

En même temps qu’elle fait faire, la religion explique, commente pour donner sens aux pratiques alimentaires. Pour rationaliser les convictions, elle justifie alors ses prescriptions par un souci hygiénique (la viande de porc risque de transmettre des maladies), par un souci économique (une vache vaut plus vivante que morte), par un souci écologique (ne pas récolter une pomme de terre, c’est permettre qu’elle se multiplie), par un souci moral (l’alcool fait perdre le sens des responsabilités) ou par un souci cosmique (suivre le rythme des saisons). Elle peut aussi souligner l’arbitraire de ses propres restrictions, faisant de leur respect le signe d’une obéissance absolue à la divinité. Il en va ainsi du judaïsme qui inscrit la cacherout (כשרות המטבח והמאכלים) parmi les commandements à observer au seul motif que Dieu l’a ordonné appelés les houkim.

De manière générale, le public religieux se reconnaît au fait qu’il remercie la divinité qui le nourrit et qu’il lui demande de bénir la production, la préparation et la consommation de ses nourritures et de ses repas. Le principe est partagé par toutes les religions, mais les formes diffèrent :

  • appartiennent au christianisme, celles et ceux qui récitent ou chantent une prière d’action de grâce ou un bénédicité ;
  • appartiennent au judaïsme, celles et ceux qui bénissent le shabbat et les jours de fête par un kiddouch (קידוש; « Béni es-Tu Éternel ») sur une coupe de vin ;
  • et appartiennent à l’islam, celles et ceux qui prononcent la basmala (بَسْمَلَة; « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ») sur la viande abattue.
Louange à Allah (الله) avant un repas. Source : Pexel, Thirdman (libre d’utilisation).

Louange à Allah (الله) avant un repas. Source : Pexel, Thirdman (libre d’utilisation).

 

La religion peut charger ses fidèles de nourrir la divinité en lui offrant des sacrifices d’animaux ou de végétaux, des mets cuisinés ou des libations. Ce faisant elle crée un public spécifique, celui qui croit triplement que la divinité est sensible aux efforts des êtres humains, qu’elle a besoin de manger et qu’elle apprécie les nourritures terrestres. L’échange fonctionne ici tout à la fois selon un principe de reconnaissance (« je te donne parce que tu m’as donné », do-quia-dedis) et par un procédé de manipulation (do-ut-des, « je te donne pour que tu me donnes »). Mais confiance ne signifie pas forcément crédulité et les fidèles peuvent poser la question de la consommation effective par la divinité des nourritures qui lui sont offertes. Pour y répondre, la religion adopte plusieurs dispositifs. Elle peut cacher le destin des nourritures offertes et laisser penser que la divinité les a ingurgitées. Elle peut faire brûler les solides et s’évaporer les liquides, ouvrant la possibilité que la divinité s’incorpore les essences et les fumées. Dans une autre logique, elle peut affirmer que les offrandes ne sont que transitoires, exposées à la divinité le temps qu’elle les charge de sa puissance avant d’être reprises et consommées par celles et ceux qui les ont données. Elle peut enfin démystifier le processus en redistribuant publiquement les offrandes aux personnes qui gèrent le religieux, à celles et ceux qui participent aux rites ou aux plus pauvres

Dans un mouvement inverse, la religion peut aussi faire de la divinité une nourriture à consommer. Ainsi le repas liturgique appelé « eucharistie » ou « divine liturgie » rassemble-t-il un public spécifique qui croit que le prêtre refait ou rejoue le sacrifice de Jésus Christ. Il admet que le prêtre transsubstantifie l’hostie et le vin en corps et sang du Christ et donc qu’il mange et boit (« vraiment, réellement et substantiellement ») la divinité. Participer à ce rite désigne non seulement le fidèle comme catholique ou comme orthodoxe, mais encore dessine une communauté qui partage le corps du Christ. On pourrait avancer l’idée que la nourriture divine fait communauté ou, du moins, participe grandement à faire communauté de la même manière que le jeûne qui se caractérise par l’absence de nourriture pour des raisons religieuses. Mais la célébration d’un autre repas liturgique appelé « cène » identifie un autre public, celui qui croit que le pain reste du pain et le vin du vin, ces deux nourritures évoquant symboliquement à la fois l’exécution de Jésus-Christ et la venue du royaume de Dieu. Participer à ce rite peut désigner comme protestant. Mais comme le protestantisme accueille à la table de la cène toutes celles et tous ceux qui reconnaissent Jésus comme Christ, il recompose un public simplement défini comme chrétien.

Matzot sur un plat ancien avec, inscrite sur le marli, la bénédiction על אכילת מצה ʿal ʾakhilat maṣṣā (« [… qui nous as prescrit] la consommation d’azyme »). Source : wikimedia, © Claude Truong-Ngoc (CC BY-SA 3.0).

Matzot sur un plat ancien avec, inscrite sur le marli, la bénédiction על אכילת מצה (ʿal ʾakhilat maṣṣā ; « [… qui nous as prescrit] la consommation d’azyme »). Source : wikimedia, © Claude Truong-Ngoc (CC BY-SA 3.0).

 

Croire sans manger ou en mangeant

En matière alimentaire, la religion produit des interdictions, des restrictions et des limitations (Deffous, 2004). Elle peut poser des interdictions absolues. Chaque religion proposant des règles religieuses différentes, celles et ceux qui les respectent se réunissent en communautés particulières et forment des publics spécifiques. Ainsi, refuser de consommer tous les êtres vivants, y compris les êtres « immobiles aux vies multiples » (tubercules, racines ou bourgeons), marque le jaïnisme, cette religion indienne contemporaine du bouddhisme. Ne pas manger d’animaux, qu’ils soient terrestres, aquatiques ou aériens identifie les adeptes de l’hindouisme et du bouddhisme qui appliquent un principe de non-violence (ahiṃsā ; Goossaert, 2005). Cuisiner la seule viande des quadrupèdes qui ruminent et qui n’ont pas le sabot fendu sans jamais la mélanger avec aucun produit laitier et consommer seulement la chair des poissons pourvus d’écailles et de nageoires distingue les fidèles du judaïsme. S’abstenir de porc marque les adeptes de l’islam et les adventistes du septième jour. Quant aux boissons, se priver d’alcool identifie un public musulman et protestant puritain, se priver de caféine sous toutes ses formes désigne les membres de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours. La religion peut aussi poser des interdictions temporaires. Ne pas manger de produit animal pendant le carême pascal désigne les catholiques et les orthodoxes. Jeûner de l’aube au crépuscule pendant le mois du ramadan désigne les adeptes de l’islam. La religion peut encore fixer des restrictions spécifiques, notamment en fonction des statuts. Un statut plus élevé implique généralement davantage d’interdictions : sont brahmanes celles et ceux qui s’abstiennent d’alcool ; appartiennent au monachisme chrétien celles et ceux qui ne mangent pas de viande ; sont moines et nonnes bouddhistes, celles et ceux qui ne cuisinent jamais leurs propres repas et qui reçoivent leur nourriture des autres. La religion peut enfin s’intéresser à la relation établie avec la nourriture et encourager la tempérance ou faire de la gourmandise un péché, deux manières chrétiennes de condamner un trop fort désir pour toute nourriture quelle qu’elle soit (N’Diaye, 1993 ; Quellier 2010).

« Le poisson, nourriture d’abstinence ». Ibn Butlân, Tacuinum sanitatisi, 80v. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France ; Exposition « Manger chrétien ».

« Le poisson, nourriture d’abstinence ». Ibn Butlân, Tacuinum sanitatisi, 80v.
Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France ; Exposition « Manger chrétien ».

 

Mais lier ces modes d’alimentation à la religion ou à une religion peut être trompeur, car des régimes identiques résultent de motivations différentes. Ainsi, au-delà du bouddhisme, le public végane se compose-t-il aussi des personnes qui le sont par antispécisme. Au-delà de l’islam, le public qui s’abstient d’alcool compte aussi des personnes qui le font pour des raisons de santé. Et le public qui privilégie le poisson compte aussi des personnes qui le font par goût, par coutume ou parce que l’endroit où elles habitent ou l’argent dont elles disposent ne leur autorisent pas de manger de viande. Des aliments, des menus ou des repas véganes et sans alcool permettent alors de rassembler des publics par-delà leurs convictions. Mais ils excluent celles et ceux qui ne conçoivent pas de se priver de viande, de vin ou de bière.

La religion procède aussi autrement en faisant de la nourriture l’occasion d’incorporer sa foi. Elle valorise, voire sacralise certaines nourritures et certaines boissons, certaines manières de les cuisiner et certaines manières de les manger. Le bouddhisme charge le riz d’une forte valeur symbolique et l’hindouisme confère au ghee (un beurre de vache clarifié) la capacité de purifier les mets. Le judaïsme et le christianisme font du vin une boisson rituelle (Pitte, 2004) et l’islam prescrit de rompre le jeûne avec trois dates, comme le prophète Muhammad l’aurait fait. La religion associe aussi certaines fêtes à certains goûts. Les Pâques chrétiennes se célèbrent avec des œufs, symboles de l’éternel renouvellement, avec des brioches et du chocolat. L’Aïd el-Kebir ou al-Adha musulmane requiert de rôtir un mouton, souvenir du bélier qu’Ibrahim sacrifia à la place de son fils Ismaël, et d’en manger successivement le foie, les tripes et la viande. À Roch Ha-chana (littéralement « la tête de l’année »), la coutume juive veut que l’on s’offre du miel et des grenades pour se souhaiter une année aussi douce que l’un et aussi féconde que l’autre qui contiendrait 613 graines, soit autant que le nombre de commandements. La religion profite souvent des repas servis lors de ses fêtes pour élargir son public au-delà du cercle de ses fidèles. À l’instar de l’islam et de ses repas d’iftar pour la rupture du jeûne du ramadan (Hal, 2006), elle les ouvre à un grand public. L’expérience reste peu engageante sur le plan des convictions. Et le public qui ne pourrait pas participer à ces repas peut les recréer à domicile grâce aux nombreux livres de recettes pour jours de fête, souvent superbement illustrés, qui servent autant à permettre de faire qu’à donner envie. Ils doivent convaincre que religion ne rime pas forcément avec modération (Garnier, Renard, 2003 ; Kassis, 2021 ; Schwartzbrod, 2007 ; Zibi, 2021).

Nourriture végétarienne dans un restaurant bouddhiste local à Ho Chi Minh-Ville. Tout ce qui ressemble à de la viande sur cette image est en fait fabriqué à partir de tofu. Source : Wikimedia, Takeaway (CC BY-SA 3.0).

Nourriture végétarienne dans un restaurant bouddhiste local à Ho Chi Minh-Ville. Tout ce qui ressemble à de la viande sur cette image est du tofu.
Source : Wikimedia, Takeaway (CC BY-SA 3.0).

 

De manière plus diffuse, un public peu ou pas religieux adopte volontiers les coutumes des fêtes religieuses. Pour qui a pris ses distances avec une religion, cela représente l’occasion d’affirmer un lien culturel avec elle. D’autres n’y investissent aucune valeur religieuse, mais une tradition pour des fêtes folkloriques. Les consommer n’implique aucune adhésion à la religion qui les inspire. Mais qu’il soit religieux ou culturel, qu’il relève d’une tradition ou d’une certaine nostalgie, les nourritures des fêtes religieuses plaisent au grand public, ce qui leur vaut d’être promues dans la publicité, vendues dans les magasins et les supermarchés et proposées dans les restaurants. Cette disponibilité facilite leur consommation et renforce leur potentiel de réunir et de rassembler.

Plus rarement, la religion peut refuser de faire de l’alimentation un lieu où vivre sa relation à la divinité. Dans une conception libérale, elle renonce de poser des règles alimentaires et laisse à chaque fidèle le choix et la responsabilité de sa nourriture et de sa boisson. Ainsi se constitue un public qui mange même ce que la religion ou sa religion pourrait interdire. Il le fait en privé, mais il peut en témoigner publiquement en montrant que ses convictions n’ont pas d’incidence sur son alimentation. Il assume de prendre des libertés avec les prescriptions religieuses ou même de s’en affranchir complètement. Par exemple, le judaïsme réformé est né, au moins symboliquement, en 1883 a l’Hebrew Union College de Cincinnati (Ohio) lors d’un banquet clôturant la remise des diplômes des nouveaux rabbins. On y a servi des nourritures que le judaïsme jugeait traditionnellement impropres à la consommation (tarèf) : des coquillages, des crabes, une salade de crevettes et des « grenouilles à la crème ». La Réforme protestante a créé un nouveau public chrétien qui jugeait licite la consommation de viande tous les jours de l’année (Bauer, 2017) et la ville de Bâle (Suisse), culturellement protestante, a célébré son carnaval en plein carême. Avec la laïcité, ces formes plus libérales de la religion recomposent un nouveau public constitué de celles et ceux qui prétendent manger « de tout ». Il se démarque et parfois s’oppose à un autre public dans lequel il rassemble toutes celles et tous ceux qui, pour motifs de conscience, refusent de manger certaines nourritures et de boire certaines boissons. La nourriture désigne ses publics religieux.

 

Unir à la même la table, séparer

En prescrivant des façons de s’alimenter, la religion fait et défait des liens sociaux. Interdiction et valorisation visent à créer des habitus propres à renforcer les convictions. Les deux procédés tendent à faire admettre comme normal de se priver de certains aliments et de certaines boissons, de s’en priver à certains moments ou de s’en priver sous certaines conditions. Ils cherchent à rendre naturelle l’obligation de consommer certaines nourritures à des moments particuliers ou pour des occasions spécifiques. La religion peut ainsi créer des identités comestibles qu’elle assigne à ses fidèles. Pratiquement, elle renforce l’identification à une religion et encourage les liens entre les membres des communautés, en favorisant par exemple l’endogamie. En même temps, elle leur permet de se démarquer des autres, aussi bien à l’extérieur de leur religion qui ne partagent pas les mêmes interdictions ni les mêmes valorisations, que d’autres à l’intérieur, des fidèles de la même religion qui appliquent différemment les interdictions et qui consomment autrement les aliments à forte valeur symbolique.

Les règles alimentaires posées par les religions créent un « intérieur » et un « extérieur ». Celles et ceux qui mangent cacher forment un public juif que l’interdiction du porc réunit au public musulman qui mange halal, tandis que la consommation de vin sépare islam et judaïsme en même temps qu’elle rapproche judaïsme et christianisme. Les distinctions sont aussi internes. Il existe de multiples standards de cacherout, attestés par des labels figurant sur les produits : laméhadrine (lié à la beauté) indique qu’un aliment respecte des règles strictes ; une viande glatt (lisse) est une viande sans défaut ; le label bichoul Israël (בִּישׁוּל יִשְׂרָאֵל ; cuisine d’Israël) indique une nourriture préparée sous la supervision d’une personne juive. Acheter des nourritures portant un label particulier attribue les consommatrices et les consommateurs à un certain type de judaïsme : orthodoxe, loubavitch, réformé, libéral, etc. De la même manière, au moins traditionnellement, le carême prépascal rassemble au sein du christianisme un public catholique et orthodoxe. Il le démarque d’un public tout autant chrétien qui ne modifie pas son alimentation pendant cette période, par exemple un public protestant. Mais la manière de pratiquer le carême compose plusieurs sous-publics : un public catholique qui doit s’abstenir de viande le mercredi des Cendres et les vendredis ; un public orthodoxe qui se prive aussi d’œufs et de produits laitiers, parfois d’huile et de vin. Dans les régions de chrétienté, le carême, temps favorable au jeûne, recompose un public plus large uni par la même volonté de réduire sa consommation alimentaire ou de se priver de manger, mais par motif de conscience ou pour raisons de santé.

Les religions étant transnationales, elles tiennent compte de la géographie physique et humaine, des climats, des traditions et des goûts. Il en résulte que la cuisine musulmane n’est pas identique en Indonésie ou au Maroc, que la cuisine juive peut être ashkénaze ou séfarade. Ce facteur géographique ou culturel compose des publics qui traversent les religions et qui se réunissent autour de cuisines nationales, régionales ou locales. Ce qui conduit l’industrie agroalimentaire à adapter la cuisine locale aux exigences religieuses, en proposant par exemple du vin sans alcool ou des succédanés de viande à base de légumineuses. Mais cette capacité d’adaptation a des limites. De manière générale, chaque religion conserve les mêmes interdictions et les mêmes restrictions partout dans le monde, comme elle les a maintenues tout au long de l’histoire. Pour l’islam et le judaïsme, le porc reste tarèf (impropre à la consommation) ou haram (illicite) sur tous les continents. L’interdiction jaïne de consommer ce qui pousse sous la terre vaut tant dans le Gujarat qu’à Londres et même dans les avions (Bauer et al., 2015). Et le carême se déroule à la même période sous toutes les latitudes et toutes les longitudes, indépendamment de la saison. Ce qui vaut pour les nourritures interdites vaut aussi pour les nourritures fortement valorisées. Que la religion ait tendance à transporter ses nourritures à forte valeur symbolique au gré de ses migrations, témoigne de leur valeur particulière et la renforce. On peut ainsi expliquer que le bagel ait voyagé avec le judaïsme ashkénaze de l’Europe centrale vers New York et Montréal, que les vignes et le vin aient suivi les migrations, les missions et les colonisations de la chrétienté européenne, en Amérique latine, en Californie, en Afrique du Nord par les nations catholiques, en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande par les nations protestantes. On observe que le ghee soit disponible partout où s’installent des familles indiennes et hindoues. Bien implantées, ces nourritures connaissent les faveurs d’un nouveau public qui les découvre. Cette uniformité dans l’universalité vaut d’autant plus quand il s’agit de nourritures liturgiques ou rituelles. Souvent, la religion refuse de les contextualiser. Ainsi les célébrations du shabbat ou de l’eucharistie réclament toujours du vin de raisin et du pain. Que la vigne et le blé poussent ou ne poussent pas là où ces rites sont célébrés, que le pain et le vin y soient ou non des nourritures quotidiennes n’a pas d’importance. Le facteur religieux prime sur les facteurs géographiques. Mais la religion peut aussi pratiquer la transculturation à l’instar du protestantisme qui admet que l’on célèbre la cène avec d’autres nourritures que le pain et le vin, avec des nourritures qui sont ordinaires et parfois symboliques dans les églises locales : du jus de raisin sans alcool en Amérique du Nord, du mil, du manioc et du vin de palme en Afrique, de la noix de coco en Océanie et même du pemmican ou de la graisse de phoque dans le Nunavut, au nord du Québec.

Mais s’asseoir à la même table n’est pas toujours un choix. Lorsqu’une religion s’arroge une exclusivité spirituelle, elle impose aussi ses règles alimentaires au grand public. De gré ou de force, elle compose un public captif qui n’a pas d’autre choix que d’adopter les comportements alimentaires de la majorité religieuse. Et qu’elle perde de sa dominance ne supprime pas forcément toute son influence. De manière diffuse, les pratiques alimentaires d’une religion peuvent perdurer, au moins un certain temps. C’est ainsi que même dans une Europe sécularisée, le vendredi reste souvent le « jour du poisson ». Mais quand il s’agit d’obliger, la laïcité n’est pas toujours en reste. Elle empêche parfois, voire interdit de prendre en compte les régimes particuliers quand ils sont inspirés par la religion (Birnbaum, 2013). Manger selon ses convictions devient alors un enjeu public comme en témoignent les débats autour de l’abattage rituel sans étourdissement préalable des animaux ou comme le signale la difficulté de se procurer certains produits indispensables à un régime particulier. Mais c’est avant tout dans la restauration collective que les problèmes surviennent. Les restaurants d’entreprise, mais surtout les cantines d’école, d’hôpital ou de prison, les foyers, l’armée et tous les lieux plus ou moins clos qui imposent de manger les repas proposés doivent choisir de satisfaire ou non les exigences des publics respectant les règles de leur religion. Le choix peut être dicté par des raisons pratiques, notamment le coût des repas, ou par des options politiques, acceptant ou refusant de reconnaître par un menu spécial un particularisme religieux.

Cependant, les régimes, les menus et les nourritures liés à la religion ou inspirés par une religion peuvent dépasser les fidèles et séduire un large public qui applique aux produits les caractéristiques positives qu’il attribue à la religion : permanence, honnêteté, pureté, simplicité, etc. Les nourritures monastiques, celles qui sont préparées et vendues par une communauté religieuse, sur un marché amish par exemple, ou les labels « cacher » ou « halal » réunissent un ou des publics qui les voient comme des gages de qualité (Rodier, 2014). L’intérêt pour ces références religieuses, leur succès les font utiliser comme des arguments de vente. Ils sont largement utilisés pour valoriser ou bonifier des nourritures et des boissons sans aucun lien avec la religion. La publicité s’empare volontiers de motifs religieux. Dans un contexte de chrétienté, les images de moines ou les noms de saints devaient rassurer les consommatrices et les consommateurs. Le processus de sécularisation a provoqué des changements de stratégies. Certains aliments deviennent des transgressions, des occasions de se démarquer du christianisme en assumant et en assouvissant la gourmandise. Un temps de recomposition spirituelle rend le public sensible à de nouveaux motifs, à de nouveaux arguments. Ce qui explique sans doute que les nourritures véganes ou naturelles multiplient les références au bouddhisme.

 

Conclusion

En s’intéressant à la nourriture, la religion compose, décompose et recompose des publics à plusieurs niveaux. Quand elle devient comestible, la religion compose un public qui mange selon sa relation à la divinité. Et chaque religion compose un public distinct en interdisant et en imposant certaines façons de manger, mais aussi de produire, de distribuer, d’acheter, de préparer et de répartir la nourriture. La religion distingue ensuite des publics que l’alimentation pourrait réunir parce qu’ils partagent le même environnement géographique, culturel ou social. Mais les religions distinguent aussi leurs propres publics quand elles proposent ou doivent tolérer des règles plus ou moins strictes et des rapports aux règles plus ou moins lâches. Enfin la religion recompose des publics au-delà de ses propres fidèles autour d’aliments symboliques. Et chaque religion participe à la recomposition de publics respectant les mêmes restrictions, sans forcément partager les mêmes motivations.

Il est au moins concevable, peut-être même possible, de composer un très grand public réunissant autour de la même cuisinière et de la même table chacune et chacun, quelles que soient ses convictions religieuses, spirituelles, éthiques ou philosophiques. En vertu du principe « qui peut le plus peut le moins », le menu doit proposer les aliments et les recettes qui forment le plus grand dénominateur commun. Ni plus ni moins.


Bibliographie

Assouly O., 2002, Les Nourritures divines essai sur les interdits alimentaires, Arles, Actes Sud.

Bauer O., 2017, « L’alimentation carnée comme marqueur de l’identité chrétienne ad extra et ad intra », p. 213‑235, in : M.-P. Horard-Herbin et B. Laurioux, éds, Pour une histoire de la viande. Fabrique et représentations de l’Antiquité à nos jours, Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais.

Bauer O., Bauer T. H. J., Bauer M. V. J., 2015, Les Compagnies aériennes, leurs menus et les religions qu’elles y reconnaissent. Accès : https://serval.unil.ch/en/notice/serval:BIB_D44836E3B0B1

Birnbaum P., 2013, La République et le cochon, Paris, Éd. Le Seuil.

Deffous Y., 2004, Les Interdits alimentaires dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, Paris, Bachari.

Garnier I., Renard, H., 2003, La Cuisine du Bon Dieu, Paris, Presses de la Renaissance.

Goossaert V., 2005, L’Interdit du bœuf en Chine agriculture, éthique, et sacrifice, Paris, Collège de France/Institut des hautes études chinoises.

Hal F., 2006, Ramadan. La cuisine du partage, Paris, A. Viénot.

Kassis R., 2021, Arabesque. Recettes contemporaines du monde arabe, Londres, Phaidon.

N’Diaye C. (dir.), 2003, La Gourmandise. Délices d’un péché, Paris, Éd. Autrement.

Pitte J.-R., 2004, Le Vin et le divin, Paris, Fayard.

Pitte, J.-R., 2009, À la table des dieux, Paris, Fayard.

Quellier F., 2010, Gourmandise histoire d’un péché capital préface de Philippe Delerm, Paris, A. Colin.

Rodier C., 2014, La Question halal. Sociologie d’une consommation controversée, Paris, Presses universitaires de France.

Schwartzbrod S., 2007, Saveurs sacrées. Recettes rituelles des fêtes religieuses, Arles, Actes Sud.

Zibi V., 2021, Shabbat dinners. D’hier et d’aujourd’hui : 90 recettes de cuisines juives séfarades, ashkénazes et israéliennes, Paris, Éd. La Martinière.

Auteur·e·s

Bauer Olivier

Institut lémanique de théologie pratique Université de Lausanne (Suisse)

Citer la notice

Bauer Olivier, « Religion et cuisine » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 mai 2023. Dernière modification le 24 mai 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/religion-et-cuisine.

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