Rhétorique


 

La rhétorique est morte. Du moins le mot suggère-t-il désormais des signifiés qui évoquent le fané, le verbeux, le désuet. Fanées, ces fleurs de rhétorique qu’on nommait aussi figures (Fontanier, 1821), collection de jeux de langage aux noms mystérieux (antonomase, catachrèse, synecdoque), plus évocateurs des insultes du capitaine Haddock que de techniques d’expression opérationnelles. Verbeuse par définition, puisque « rhétorique », elle tend à devenir la désignation péjorative de discours convenus, ampoulés et figés. Désuète enfin puisque connotée à des registres d’expression dont le codage serait désormais à la fois visible et dépassé (l’éloquence parlementaire de la IIIe République, le verbe emphatique des révolutionnaires de 1789) quand la modernité est à la communication qui suggère plus de spontanéité, d’échange authentique, qui invite au parler vrai, à la simplicité du tweet. Au mieux le mot rhétorique serait aujourd’hui la désignation enveloppante d’un style d’expression, de toute activité de production de discours – on parle de rhétorique populiste –, volontiers suspecte d’osciller entre le vide du baratin et le ressassement de la langue de bois.

Dans un relief en losange sur fond de mosaïques bleues, une femme vêtue d'une robe longue est représentée assise, glaive à la main gauche et bouclier rond à la main droite.

Allégorie de la rhétorique par Andrea Pisano. Source : Sailko, Wikimedia (CC-BY 3.0).

 

Le parti pris de cette entrée sera pourtant de souligner, peut-être de célébrer, l’actualité de la rhétorique qui au XXIe siècle comme sous Périclès se définit comme l’art – la science ? – de la parole persuasive orientée vers des publics. Si le Monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose sans le savoir nous sommes immergés, sans le penser en ces termes, sous le vocable de « communication », dans un univers de messages, de discours, d’images qui sont aussi un déploiement incessant d’une fébrile activité rhétorique. Or cette toile de significations qui, de spots publicitaires en écrans sur les quais de gare via les magazines, nous enveloppe, nous contraint aussi, n’a pas pour seule fonction un idéal agir communicationnel fondé sur l’échange des expériences et des significations. Comme tout processus de communication, elle intègre, et fait même souvent primer un agir stratégique. S’adressant à des publics récepteurs, elle vise à leur faire acheter biens et services, voter pour tel candidat, gérer leur capital santé ou trouver normal et même moderne un état des démocraties où les inégalités ont retrouvé leur niveau du XIXe siècle. Enfin, si la rhétorique s’adjoint volontiers à l’adjectif antique, puisque le socle de ses questions et cadres théoriques s’est construit en Grèce puis à Rome, rien n’oblige à la restreindre à Aristote et Cicéron, ni d’ailleurs à exagérer son état de momification. Peut-être vaut-il mieux opposer sa quasi-mort pédagogique (raréfaction des cours dédiés au lycée, déclin du culte du « plan » dans l’enseignement) et la persistance d’une attention chez les publicitaires, dans le monde académique où les linguistes (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958) et le moment sémiologique (Groupe µ,1982) des années 1970 ont actualisé et réarmé ses interrogations. Il n’est pas même impossible d’en désenclaver un usage purement linguistique et littéraire pour faire pont avec des approches plus sociologiques, et de s’en servir pour éclairer les manifestations les plus contemporaines de la communication.

 

Roland Barthes, guide de voyage en Rhétorique

La meilleure entrée dans « l’empire rhétorique » est offerte par le texte, trop oublié, que Roland Barthes (1915-1980 ; 1991) consacre à « L’ancienne rhétorique ». Il conjugue érudition et actualisation. R. Barthes rappelle que la rhétorique est née dans les démocraties grecques et a aussi joué un rôle dans les assemblées et tribunaux romains. Elle est un art de la parole persuasive qui vise à convaincre un auditoire, à faire partager un point de vue. Loin d’être une collection hétéroclite d’habiletés langagières, elle porte une réflexion organisée sur les ressorts de la communication persuasive qu’on peut condenser autour d’un triptyque.

L’inventio n’est précisément pas invention, au sens de créativité sans entraves. Elle consiste, sur un sujet donné, à se mettre en quête dans l’immense magasin de sens et de savoirs, de moralités et clichés qu’est toute culture des « lieux » (topos, d’où les « lieux communs » et le « faire un topo ») où puiser des images, des raisonnements aptes à servir un point de vue en étant à la fois familiers et intériorisés. C’est ce que fait – et l’on retrouve Monsieur Jourdain – l’étudiant qui jette sur ses brouillons des mots clés, des illustrations, des idées qui vont permettre de traiter le sujet de dissertation, de répondre aux attentes de ses correcteurs. C’est ce que fait le leader politique qui, pour stigmatiser l’islamiste (qu’il ne distingue peut-être pas du musulman) va mobiliser les images de la femme voilée sous contrainte, la destruction iconoclaste des gigantesques Bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans, évoquer la rareté des régimes démocratiques en terre d’islam. C’est ce que fait la journaliste, commentant au débotté un évènement non anticipé en Afrique du Sud quand elle va mobiliser le cliché de la nation arc-en-ciel, l’évocation de la difficile sortie du régime d’Apartheid, la persistance des tensions entre et au sein des groupes ethniques, peut-être solliciter les réflexions d’acteurs historiques ou d’écrivains de ce pays mondialement connu.

La dispositio correspond à ce que la culture académique française associerait à l’idée de plan. Comment mettre en ordre les matériaux issus des magasins de la culture et des savoirs, les transformer en un exposé cohérent, produire une mise en récit ? Il s’agit à la fois de produire un fil narratif, de rendre perceptible une cohérence démonstrative qui permette de comprendre et de mémoriser la logique d’une argumentation. Qu’on parle de plan, de table des matières, de storyboard d’un projet de film, du « chemin de fer » qui ordonne les rubriques d’un journal, il n’est guère de communication qui puisse faire l’économie d’une réflexion explicite sur l’agencement de ses composantes, la manière de produire une intelligibilité, de rationaliser l’entreprise persuasive.

L’elocutio ne renvoie pas à l’idée d’une diction claire et fluide. Elle désigne l’ensemble des opérations et jeux de langage qui vont capter l’attention, jouer des émotions de l’auditoire, mettre les rieurs de son côté, introduire valeurs et significations à travers des mots ou des images frappantes ou mémorables. Elle est le lieu des « figures ». Bien perceptibles, mémorisables ou poétiques, les figures frappent l’attention mais menacent aussi, comme le soulignait Gérard Genette (1930-2018) dans sa réflexion sur la « Rhétorique restreinte » (1970), de réduire la vision de la rhétorique à ce seul exercice. Il peut s’agir d’un travail sur la langue, comme dans l’inversion sémantique d’adjectifs (hypallage) du vers de Virgile, « Ils avançaient à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire ». Il peut s’agir de solliciter la répétition (le fameux « Moi, Président » de la campagne présidentielle de François Hollande en 2012, qui correspond à la figure de l’anaphore), de ciseler la formule choc (« demander plus à l’impôt et moins au contribuable »), de « jouer » des mots (« Durafour-crématoire » chez Jean-Marie Le Pen). Faut-il souligner combien les spots publicitaires mobilisent ainsi, souvent avec un grand savoir-faire, des images frappantes, des scènes porteuses d’une moralité ? On peut émettre ici une double hypothèse. La dimension de l’elocutio prend à notre époque une importance croissante parce que de nombreux types de messages sociaux (publicités et clips, spots de campagne, messages de santé publique, séquences de JT condensées à quelques dizaines de secondes) reposent sur un compactage maximum de la dispositio. Il existe dès lors un besoin d’actualiser, d’adapter les outils conceptuels à ces évolutions du régime rhétorique, ce qu’avaient amorcé hier des travaux sur la publicité (Peninou, 1972). Une réflexion sur les jeux de mise en récit/storytelling qui articulerait les apports des sciences du langage et de la sociologie de la communication serait une autre piste à explorer.

 

Moderniser la rhétorique

L’art rhétorique contient en fait bien davantage que cette trilogie. L’actio collectait les savoirs qu’on pourrait appeler « scéniques » par lesquels le locuteur manifestait son investissement dans le propos, communiquait des émotions. La memoria théorisait, en des temps où la parole ignorait prompteurs ou simplement supports écrits, un art de la mémorisation des discours.

Mais plus qu’à parcourir une sorte de musée des arts de la parole persuasive, le bon usage des savoirs rhétoriques consiste à questionner les mutations et l’actualité de ces compétences. Dans quels « lieux » faut-il, à notre époque, aller chercher les arguments pertinents, quand une culture dite classique ou scolaire perd en légitimité et que les publics partagent davantage un fonds de culture audiovisuelle ? Un sénateur américain n’a-t-il pas justifié le recours à la torture en invoquant l’efficacité de Jack Bauer dans la série télévisée 24 heures ? Peut-on aujourd’hui argumenter sur nombre de problèmes publics de santé ou d’environnement sans solliciter, même de façon superficielle, les arguments du chiffre et de la science ? Une culture des problèmes publics, analysée par Joseph R. Gusfield (1923-2015 ; 1981), associait souvent hier une inégalité importante à l’injustice et justifiait dès lors une intervention réparatrice de l’État sous forme de création d’un « droit à… », de prestations et de services publics. La rhétorique ne fonctionne que par mobilisation silencieuse d’un sens commun, d’une doxa. Sa recomposition néo-libérale n’a-t-elle pas banalisé une vision des problèmes publics comme trouvant leurs sources dans les défaillances des victimes, une approche de l’action publique en termes de conditionnalité subordonnant alors toute action publique à l’expression d’initiatives des plaignants pour se prendre en charge, comme le souligne le I du « revenu minimum d’insertion » (Neveu, 2015) ? Penser la rhétorique au présent, ce sera encore y identifier, telles les figures obligées du patinage artistique, les modernes topoï que sont des modes de raisonnements dominants, des automatismes de mise en récit. Albert O. Hirschman (1915-2012 ; 1991) en donne de savoureux exemples quand il cartographie une « rhétorique réactionnaire » et sa trilogie « effets pervers » (on n’anticipe jamais les conséquences indésirables des meilleures réformes), « inanité » (plus cela change et plus c’est pareil) et « mise en péril » (en voulant l’égalité on attente à la liberté). Mais le verbe réactionnaire est-il le seul à s’organiser autour de telles routines de pensée ?

Actualiser les outils de la rhétorique pourrait aussi passer par une réflexion sur les formes mouvantes de ses diverses composantes. Si la définition caoutchouteuse qu’il donne de la notion de storytelling pose bien des questions, le livre éponyme de Christian Salmon (2008) a au moins le mérite d’inviter à réfléchir sur le rôle que prennent les histoires, les microrécits mobilisant une tranche de vie, peut-être au détriment de discours plus abstraits, plus explicitement argumentés dans un régime moderne de la dispositio. Quand un spot de campagne (Ashley’s Story, 2004) met en scène en 2004, sur bande-son de piano schubertien, Georges W.Bush consolant une orpheline dont la mère est morte dans l’attentat des tours jumelles, le geste compassionnel relève d’une autre logique promotionnelle que l’énoncé de 110 propositions à la présidentielle française de 1981. Cette petite histoire – que la tradition rhétorique nommait exemplum – fonctionne comme un syllogisme silencieux. Le président de la plus grande puissance du monde sait soustraire à son temps de campagne pour réconforter une adolescente. C’est donc qu’il a de grandes qualités humaines. Elles sont aussi essentielles à un homme d’État. Faire travailler la rhétorique pour penser le présent des mécanismes de communication qui visent l’influence, c’est encore questionner les rééquilibrages entre ses composantes. Que devient la dispositio quand l’un des outils de communication est le tweet de 140 signes ou le bref post sur un réseau social ? Quelles créativités, mais aussi quelles contraintes argumentatives structurent des modes d’adresse aux publics centrées sur un art renouvelé de l’elocutio ? Peut-on dès lors esquisser une typologie des structures rhétoriques et des registres argumentatifs propres à divers types de média ?

« Historical Campaign Ad: Ashley’s Story ». Source : Maviglio sur Youtube.

À défaut d’une sociologie de la parole, l’ancienne rhétorique insistait sur le fait qu’un discours vise toujours un public particulier, dans une arène singulière. La parole efficace devant un tribunal n’est pas la même que devant une assemblée politique. Redonner rigueur à l’analyse rhétorique c’est désormais l’articuler aux sociologies de la réception (Le Grignou, 2003), saisir les arguments et les symboles qui font mouche sur un public donné mais en heurtent d’autres. Faire à Nadine Morano, ministre du gouvernement Fillon, un procès en vulgarité peut réjouir un public de bac plus cinq, mais être perçu comme mépris de classe par des auditoires plus populaires. Marc Ferro (1924-2021 ; 1993) soulignait combien l’allégorie des carcasses animales dégoulinantes de sang, succédant par fondu enchaîné aux corps des grévistes fauchés par une fusillade dans La Grève de Sergueï M. Eisenstein impressionnait les publics urbains, non les paysans habitués à la mort des animaux. Risquons un paradoxe : parce qu’elle décompose la communication et les messages en une série d’opérations et de registres aux fonctions diverses, une approche rhétorique enrichie des apports des sciences sociales pourrait faire mieux distinguer des niveaux d’analyse que des concepts, plus modernes mais très englobants comme celui de cadrage, tendent à confondre.

La rhétorique est morte ? Vive la rhétorique !


Bibliographie

Barthes R., 1991, L’Aventure sémiologique, Paris, Éd. Le Seuil.

Ferro M., 1993, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard.

Fontanier P., 1821, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 2009.

Genette G., 1970, « La rhétorique restreinte », Communications, 16, pp. 158-171.

Groupe µ, 1982, Rhétorique générale, Paris, Paris, Éd. Le Seuil.

Gusfield J., 1981, La Culture des problèmes publics. L’Alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, trad. de l’anglais (États-Unis) par D. Cefaï, Paris, Éd. Economica, 2009.

Hirschman A. O., 1991, trad. de l’anglais (États-Unis) par P. Andler, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard.

Le Grignou B., 2003, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Éd. Economica.

Neveu É., 2015, Sociologie politique des problèmes publics, Paris, A. Colin.

Peninou G., 1972, Intelligence de la publicité, Paris, R. Laffont.

Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., 1958, Traité de l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’Institut de sociologie, Université libre de Bruxelles, 2008.

Salmon C., 2008, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Éd. La Découverte.

Auteur·e·s

Neveu Erik

Arènes Institut d’études politiques de Rennes

Citer la notice

Neveu Érik, « Rhétorique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 septembre 2015. Dernière modification le 27 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/rhetorique.

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