Sand (George)


Le public différencié des marionnettes

 

Puisque cette notice du Publictionnaire se limite à exposer l’approche du théâtre de marionnettes et de son public par George Sand (1804-1876), une remarque historique s’impose en préalable. Reportons-nous à la date charnière de 1810, à laquelle G. Sand y fait allusion, tout en négligeant comme elle une histoire générale potentielle de ce théâtre et du rapport des philosophes à lui depuis Platon (428/427 av. J.-C.-348/347 av. J.-C) jusqu’à Jean-François Lyotard (1924-1998) et Gilles Deleuze (1925-1995) en passant par René Descartes (1596-1650) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716).

Représentation de G. Sand à La Châtre. Source : Christian Ruby.

Statue de G. Sand à La Châtre. Source : Christian Ruby.

 

Par un brillant opuscule – Sur le théâtre de marionnettes (Sand, 1810) –, un écrivain fait sortir ce théâtre du mépris social dans lequel il est tenu à l’époque de G. Sand, et sur lequel il insiste dès la première page de sa publication. Heinrich von Kleist (1777-1811) sait bien que pour la plupart des tenants de la culture aristocratique et bourgeoise il s’agit là d’un art destiné à « divertir la populace » par des petites scènes burlesques entrecoupées de chants et de danses, données par des « étrangers », venus de Malte ou d’Italie, qui installent des théâtres itinérants sur les places des villes et qu’on appelle des « montreurs de Pulcinella ». S’installant devant un tel théâtre en plein air, et découvrant la grâce de certains mouvements des poupées, il n’hésite pourtant pas à prendre cette opinion à revers et à déclarer que ce spectacle populaire a finalement une dignité égale à celle des beaux-arts (Kleist, 1810 : 3). Après examen des mécanismes des marionnettes (à fil), il avoue que la pantomime qui les caractérise fait montre d’une esthétique qui peut devenir un vrai délice intellectuel. Toutefois, son critère d’analyse renvoie essentiellement à l’opposition déployée par la philosophie des Lumières entre le mécanique (celui de l’automate et de ses manivelles, dénué d’esprit) et le vivant (doué d’une force motrice interne, d’une âme et d’une liberté). La considération des marionnettes permet de mieux comprendre l’humanité de l’homme et ses limites. H. von Kleist prête ainsi des justifications philosophiques aux célèbres marionnettes d’une fraction avancée de l’aristocratie, les marionnettes du prince Esterhazy (1765-1833) mises en musique par Joseph Haydn (1732-1809), les marionnettes de Salzbourg ou de Venise, avant que son ouvrage ne légitime le théâtre portatif des Pupazzi de Louis Lemercier de Neuville (1830-1918) bientôt en vogue dans des salons et dans les milieux féminins (voir la revue fantaisiste de 1884, Ça manque de femmes).

 

Affiche Ça manque de femmes !, 1884. Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

Affiche Ça manque de femmes !, 1884. Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

Connaissant bien les données qu’elle cite dans ses écrits (Sand, 1876 ; 1971 : 1261, 1272 et 1273), une auteure relève aussi le défi de « sauver » le théâtre des marionnettes tout en mettant en cause le public culturel. Mais sous une forme cette fois plus sociologique et politique, celle d’une opposition entre un théâtre, socialement marginal mais familial, provincial et éducateur, surtout vis-à-vis des femmes, et le grand théâtre parisien, mondain, masculin et abrutissant, quand il n’interdit pas carrément aux femmes l’accès au parterre. C’est de G. Sand qu’il s’agit cette fois, cette auteure – sous pseudonyme – de romans, nouvelles, et textes politiques, et dont la vie privée fut réputée scandaleuse : elle fustige le mariage, prône l’éducation des femmes, porte des vêtements masculins, etc.

Par deux articles consacrés à cet art – « Le théâtre et l’acteur » et « Le Théâtre des marionnettes de Nohant » (ibid., 1858 ; 1876) – elle veut enregistrer, sans flatterie, en quoi consiste le « véritable esprit des marionnettes » (ibid., 1858 ; 1971 : 1274). Elle ne se contente plus, comme H. von Kleist, de les valoriser pour des raisons philosophiques, volonté que reprendra après elle, l’écrivain Georg Büchner (1813-1837, 1835 : Acte II, scène 5) : « Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, tirées par des fils aux mains de puissances inconnues, rien par nous-mêmes, rien ! ». G. Sand se penche sur elles en spectatrice et en théoricienne, en analysant l’ensemble des composantes de ce théâtre, matérielles et philosophiques, dans une optique englobant la question sociale/culturelle, celle du regard des intellectuels sur un art « populaire » de cabarets ou de théâtres où ils viennent tout de même se ressourcer (Les Funambules, La Gaité, L’Éden), celle du divertissement et de « la foule » – cette foule, qui émerge au XIXe siècle, et de laquelle des chercheurs s’inquiètent, déjà avant l’ouvrage Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1841-1931 ; 1895). G. Sand donne surtout à entendre qu’un nouveau rapport culturel et politique au public propre à l’esprit du temps pourrait naître à partir de cette forme de théâtre, susceptible de déclencher un empressement féminin et social. Ce dernier est assez proche de ses convictions « socialistes », lesquelles sont conformes au socialisme républicain de Pierre Leroux (1797-1871), le fondateur du journal saint-simonien Le Globe et représentant du peuple en 1848 ; et ce, depuis qu’elle ne jure que par lui et ses œuvres de républicain social dont la pensée a déjà alimenté le roman Le Meunier d’Angibault (1845).

 

Du devenir public en général

Il faut dire que, depuis longtemps, G. Sand, n’est pas indifférente à cette question du public des arts, de son éducation, de l’instruction des femmes, mais d’abord à partir des musées. Bien avant de s’attaquer au public des marionnettes, bien avant de prendre la question de ce type de public à bras-le-corps et d’y adjoindre une perspective sociale et politique, elle ne cesse de consigner dans des écrits divers, par des notations, des descriptions, des interrogations, des considérations concernant le public en général. En l’occurrence, il s’agit du public des institutions parisiennes, ce qui lui servira de point d’appui pour la suite.

En effet, avant d’en venir à des considérations abstraites portant sur le théâtre, G. Sand a soutenu un discours sur le devenir public en général et les difficultés liées à cet exercice qu’elle décrit à partir de sa propre expérience. Elle note, par exemple, dans l’Histoire de ma vie (Sand, 1854 : IVe partie, chapitre XII), cette première autobiographie féminine, une scène propre répertoriant certains traits de sa manière d’avoir vécu elle-même l’accession à la spectatorialité. Elle décrit son propre devenir « spectatrice », dans le cadre muséal, son devenir membre de ce « public » particulier. Racontant qu’elle entre un jour, en mai-juin 1830, au musée de peinture, le Louvre et le Luxembourg (précision des lieux donnée dans des lettres), elle insiste sur les points suivants : on devient spectateur des œuvres, ici de musée, selon une trajectoire qui porte de l’incompétence à la compétence, de l’esprit naïf à la révélation, en passant au-dessus des obstacles de goût et des habitudes culturelles (Sand, 1971 : 106).

En ce qui regarde le comportement des spectateurs de peinture, elle relève, toujours la concernant : « J’avais longtemps regardé sans voir », persuadée qu’elle ne s’y connaissait pas, et ne sachant pas tout ce qu’on peut sentir sans comprendre, comme femme, comme novice et comme provinciale ; elle note encore les allers et retours nécessaires afin de « pénétrer » une œuvre : « j’y retournais le lendemain », puis le surlendemain, voulant mieux connaître les chefs d’œuvre à partir du moment où elle commence à s’émouvoir même sans comprendre ; enfin, elle explique que le meilleur apprentissage en matière de regard sur l’art est l’auto-apprentissage par répétition et insistance, seul moyen de saisir la différence, non des sujets peints, mais des matières et des manières dans les œuvres.

Cette pratique des arts muséaux, cette éducation esthétique passe alors, à ses yeux, pour une émancipation de l’être humain, certes, mais surtout de la femme dont elle étudie la condition privée et publique, incarnant alors un féminisme résolu prétendant sortir les femmes de l’insignifiance dans laquelle elles sont tenues dans le mariage ou à la tribune. Au terme de son propre parcours, par conséquent au terme d’une autoformation accomplie dans la confrontation avec les œuvres et non pas par un médiateur s’imposant en surplomb, elle explique que, désormais, plus personne ne peut lui dire en quoi telle œuvre est belle, et comment accéder aux jouissances de l’art : « J’étais transportée dans un monde nouveau », écrit-elle, certes, mais aussi libérée, comme le devraient être toutes les femmes. Cette mutation sera réinvestie dans les propos sur le théâtre de marionnettes qui viendront ci-dessous.

Cependant – c’est un peu plus qu’une nuance à apporter au propos –, si l’on n’oublie pas de signaler tout de même que l’acquisition de ces mœurs esthétiques est accomplie par l’artiste, l’auteure qu’elle est déjà, frayant de longue date avec les milieux bien masculins de l’écriture et des arts. Ce qui a une autre incidence sur le propos : elle est d’autant plus intéressée par la question du public qu’elle pense à la fois au public de ses propres œuvres et au « public » féminin potentiel. Elle a, par ailleurs, à l’époque, largement fréquenté les grands théâtres, par exemple la Fenice de Venise, comme les théâtres populaires liés à la commedia dell’arte, et procédé à quelques remarques sur l’embrasement du public par les comédiennes et les comédiens (à propos de Frédéric Chopin [1810-1849] et de son public voir Sand 1971 : 225, 441), la puissance des acteurs, par exemple Marie Dorval (1798-1849), ainsi que sur la différence entre le public italien – qui chante durant les représentations et est généreux puisqu’il félicite tel chanteur malgré les fausses notes – et le public français, notamment à l’opéra ou dans les opéras chantés par Madame Pasta (1797-1865).

Ce qui est clair à ce niveau, c’est qu’une G. Sand incluse largement dans le milieu des arts et des artistes – par ses amis progressistes F. Chopin, Alfred de Musset (1810-1857), Franz Liszt (1811-1886), Marie d’Agoult (1805-1876), Prosper Mérimée (1803-1870), Eugène Delacroix (1798-1863), le mime Jean-Baptiste Deburau (1796-1846), Marie Dorval pour les plus connus –, n’a pas le point de vue d’une béotienne en matière d’examen du public, et surtout du public des différents théâtres, voire des différents publics masculins et féminins, ayant même constaté que le public aisé doit surveiller son comportement dans les théâtres populaires, tandis que le public populaire ne va pas dans les grands théâtre. Même si elle y fait référence dans ses théories, dans la réalité, elle ne déploie guère d’innocence. Elle se meut déjà dans le triangle : artistes-œuvre-public médiatisé par les institutions. Néanmoins, si elle se forge un regard, elle regarde aussi le regard des autres d’un point de vue social, le regard du public qui intègre la construction artistique institutionnelle de l’extérieur. Fût-ce à travers sa lecture des écrits de spectateurs, par exemple ceux de Jean-Jacques Rousseau (1712-1878) racontant qu’il n’aime pas le (Théâtre) Français, a peur de « bâiller une heure ou deux ». Ce dont elle se défend pour elle-même.

 

Pas de théâtre sans public

Ces notations reviennent maintenant à propos du seul théâtre de marionnettes. G. Sand nous en rapproche par le biais du public. Elle en commente d’emblée le statut social. Le bref article « Le théâtre et l’acteur » (rédigé en 1858 sans précision de destination : une lettre ou un article, on ne sait), publié dans Le Gaulois, 29 juin 1904, puis dans le recueil posthume Souvenirs et Idées en 1904, donne de premières indications.

L’article s’ouvre sur un récit d’enquête, signalant au passage une nouvelle démarche du journalisme d’époque. Un journaliste, sans doute intrigué par sa vie sans contraintes et sans liaisons définitives, interroge G. Sand sur sa maison, ses aménagements, ses goûts. Elle déclare ne pas aimer ce genre d’interview formatée : « Je ne peux pas vous présenter mon habitation comme un indice à étudier d’une individualité quelconque » (Sand, 1858 ; 1971 : 1239). Il s’agit de la maison de Nohant, dans le Berry (Indre), achetée par sa grand-mère, d’ascendance aristocratique, après la Révolution française. Elle avance rapidement dans le propos : « La maison se prête à nos goûts, et aux nécessités de nos occupations ». Puis vient le théâtre : « Nous avons pu faire deux ateliers de peinture (un de couture pour son fils) et un petit théâtre (avec magasin de décors) ». Elle précise : « Ce théâtre est la seule chose un peu curieuse de notre maison » (Sand, 1858 ; 1971 :1240). Encore visible lorsqu’on visite à Nohant l’espace aménagé en salon de musique et théâtre de marionnettes, il sert au divertissement familial, en particulier pour le rude hiver berrichon. Chacune et chacun y présente des charades en action. Ces charades deviennent ensuite des textes complets. Et au commencement : « Nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière » et un petit chien, pour des représentations quotidiennes.

Les théâtres de Nohant - Domaine George Sand. Source : Wikimédia

Les Théâtres de Nohant – Domaine George Sand. Source : Eunostos, Wikimédia (CC BY-SA 4.0)

 

Occasion est ainsi donnée à G. Sand, écrivaine, femme, mère, amante par ailleurs, de faire l’éloge d’un théâtre d’improvisation libre, provincial, familial, conçu à partir de dialogues entre les enfants dont le « naturel » saute aux yeux (Sand, 1858, 1971 :1242). Mais ce type de théâtre n’exclut pas le scénario bien médité, répété avec soin. Même si, du côté des acteurs en effet, dans l’improvisation au jour le jour, il faut tenir compte des humeurs, de la lassitude, et du risque de retomber dans des rôles appris. Par comparaison, un tel éloge vire à la théorie. Cette situation quotidienne dans la maison « me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien », la commedia dell’arte, dont elle pressent le déclin. Si, dans tous les cas, cependant, l’acteur de ce théâtre est un véritable créateur à défendre puisqu’il peut tout seul donner un spectacle complet, « voilà ce qu’il ne faut pas chercher dans le théâtre moderne ». Le premier donne une féérie à « grand spectacle », le second donne du « grand spectacle » (Sand, 1876 dans id. 1971 :1273). Ce grand théâtre, parisien, est trop perfectionné, dit-elle en pensant sans doute aux acteurs Talma (1763-1826) et Rachel (1821-1858). Il lui manque une sauvage originalité destinée aux hommes comme aux femmes. Il a perdu sa vérité primitive. Ainsi donc est-il inutile de parler du théâtre en général, puisqu’il est fracturé en plusieurs formes, chacune correspondant à différents types sociaux ou genrés de public et différents engagements des auteurs.

C’est une logique d’opposition qui se dessine là : Paris/Nohant ou Paris/Province, grand théâtre/théâtre d’improvisation, public lettré/public populaire, public masculin/public féminin, public mondain/public familial. Il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas de théâtre sans public. Si « le progrès se fait insensiblement (dans les séances quotidiennes), le plus difficile n’est pas d’y amener les artistes, mais le public ». Et G. Sand d’ajouter quelques considérations négatives sur le public qui, « de nos jours », en 1870, lui semble moutonnier dans les grands théâtres. Il est même blasé. Il craint les changements. Comment « le réveiller », sinon en lui proposant des improvisations, des créations inédites ? Le décor social et conflictuel des théâtres est brossé par le truchement du mode d’existence des Sand à Nohant.

 

La vision d’un nouvel art formateur ?

Le propos s’accentue bientôt. Sous couvert d’une « vision d’un art nouveau » destiné à « réveiller le public », Sand reprend ses réflexions – sur l’application de la notion d’art aux marionnettes, l’abord du théâtre, les publics, l’éducation esthétique – qui conduisent à valoriser ce théâtre et son public à l’encontre du théâtre réputé classique et de son public quasi exclusivement parisien. Elle rédige alors Le Théâtre des marionnettes de Nohant, en 1876, un texte qui fait passer ses lectrices et lecteurs de considérations presque privées sur un divertissement familial, destiné d’abord à elle-même, son frère, ses deux enfants et quelques parents ou amis, à des questions esthétiques, politiques et philosophiques portant sur un public plus large, et plus précisément sur la fracture sociale des publics.

En première approche, ce nouvel article semble redoubler le précédent. Il y est bien question à nouveau de chercher à s’amuser à la campagne par différence avec l’ennui parisien. En l’occurrence, le divertissement n’est pas condamnable. Il est la première cause du recours au théâtre, dans le salon, après le dîner, chaque soir. Là s’organise un charmant théâtre de distractions bienfaisantes, éducatrices, de soirées d’expansion et d’oubli « d’un prix inestimable » (Sand, 1876 dans id.1971 : 1257). Et comme précédemment, G. Sand explique comment elle et sa famille sont passés des charades à la pantomime (suggérée par la musique que F. Chopin jouait au piano), puis au théâtre improvisé, à la confection duquel chacune et chacun apporte sa part (dégrossir le bois pour faire les personnages, coudre les costumes, inventer des scenarii, peindre des décors, procéder à des éclairages corrects grâce à des transparents de couleur), mêlant auteurs-artisans-acteurs et spectateurs en un même élan d’échanges réciproques. Dans ce cadre du bonheur actif, certes d’abord familial et provincial, « pendant des années, nous ne voulûmes point de spectateurs ». Précisons : extérieurs au milieu familial (ibid. :1250). Pourtant, à partir du moment où la famille passe de l’improvisation d’après dîner au théâtre de marionnettes en tant que tel, en 1847, sous l’impulsion de Maurice (1823-1889), son fils, et de son camarade Eugène Lambert (1825-1900) – sortant tous deux de l’atelier d’E. Delacroix qui n’a cessé de donner des conseils pour les décors du théâtre de Nohant (Sand, 1876 dans id. 1971 :1272) –, et « parce qu’il réclame peu d’espaces, de moindres frais et une seule personne, deux tout au plus, pour manier les personnages et tenir le dialogue », jugeant les effets du travail de Maurice « à la distance nécessaire », le problème de l’élargissement du groupe familial à un « public » se pose. Un public qui va alors atteindre jusqu’à soixante personnes, et exige le remaniement d’une salle dont il fallut percer le gros mur, ainsi qu’un travail acharné des « machinistes », devenus aussi menuisiers, serruriers, mécaniciens afin d’améliorer la présentation.

G. Sand, passant maintenant pour observatrice participante et théoricienne de ce théâtre, cherche de surcroît à expliquer à la lectrice ou au lecteur, tous futurs spectateurs, quatre traits, finalement sociaux et politiques, du théâtre de marionnettes et de ses conventions « très bien réglées, qu’on ne voit pas », mais toujours différentes du théâtre parisien (ibid.: 270).

Premier trait : le rappel de son histoire, dire « ce que c’est que la marionnette et quelle place elle tient dans l’histoire de l’art » (ibid. : 1250). L’art de la marionnette est un art spécial déployé, selon elle, dans un temple architectural microscopique, tant dans la confection des personnages, véritables guignols (et non par fils et ressorts) que dans la fiction qu’ils doivent interpréter dans un lieu savamment éclairé pour laisser les effets se déployer. G. Sand pense ici aux dioramas qui se répandent à l’époque. Ces divertissements requièrent une compétence partagée entre auteurs, acteurs et spectateurs. Plus généralement, observe-t-elle, la fiction donne vie aux marionnettes par le fait d’un auteur qui leur confie inspiration, mouvement et vie. Cet art répond à un besoin « impérissable de l’homme, celui de la fiction ». Il est aussi un art qui reflète l’histoire de l’imagination humaine tant dans ses mythologies ou féeries que dans ses drames et galanteries. Pour autant, la marionnette obéit sur la scène aux mêmes lois fondamentales que celles qui régissent le théâtre en grand. L’acte de mettre en œuvre des marionnettes en scène « est un acte qui réclame autant de soin et de savoir que celui d’y mettre de véritables acteurs » (ibid.). D’ailleurs, les marionnettes « peuvent tout représenter » de ces être fictifs mus par la volonté de l’homme qui les fait agir et parler. Enfin, on peut monter tout cela en peu de temps.

Deuxième trait : le charme du théâtre de marionnettes. Ce n’est pas pour rien que les Lettrés s’intéressent à cet art encore marginal, indique-t-elle sans donner de noms particuliers mais selon un trait que des historiens ont relevé, dans la fréquentation, par exemple, du théâtre des Funambules à Paris, cité plus haut. On pourrait relier ce point aux textes de Stéphane Mallarmé (1842-1898 ; 1887 : 322) et bien d’autres sur ce rapport au « populaire ». Le théâtre des marionnettes n’est pas un art mécanique, celui des automates, qui est certes précis, mais dont la vie est exclue. Les automates étonnent plus qu’ils n’amusent, et amusent surtout un public de salons. Un peu comme les jouets d’enfants mécaniques, ils marchent comme une montre, ils marchent tout seuls et en définitive on les délaisse. Le théâtre de marionnettes, en revanche, est un théâtre architecturé, fait de marionnettes taillées d’abord dans une souche de tilleul par les acteurs mêmes. C’est un art de la féerie. « La vraie marionnette doit être, je le dis encore, dans la main de l’homme qui parle », écrit-elle, en revenant sur le texte de H. von Kleist (Sand, 1876 dans id. 1971 : 1261) ; « le maître du jeu est le seul responsable. Il dit son propre texte et le modifie à chaque instant » (ibid. : 1267). La marionnette ne marche pas toute seule, elle ne remue pas d’elle-même ; elle ne se gare pas des obstacles… Mais si la marionnette personnifie les émotions du maître du jeu, si elle vit de la vie de l’auteur-montreur, elle n’obéit pourtant pas à la « main qui la dirige aussi passivement que l’acteur à la réglementation de la mise en scène », et donc à la domination que lui impose une personne extérieure. C’est ce pourquoi dans le jeu de la marionnette tout progresse de représentation en représentation, et non dans le théâtre mondain. Sand donne même la liste des pièces successivement jouées à Nohant : Pierrot, Le Moine, Des chevaliers, etc.

Troisième trait : les difficultés de la « machination » et l’apprentissage (ibid.: 1261). Dans le cadre de Nohant, G. Sand note que de nombreux amis, et souvent des comédiens, sont venus prendre part aux réjouissances (Alexandre Manceau [1817-1865], Charles Thiron [1830-1891], E. Lambert…), y faisant leurs premières armes sur la scène avant d’intégrer parfois des institutions parisiennes, comme si une trajectoire de comédien devait passer ainsi du « théâtre marginal » au « grand théâtre », de la province à Paris, etc. Elle note aussi la productivité familiale de textes entre 1854 et 1872 (120 textes originaux). L’articulation de ces deux faits l’incite à souligner les complexités, obstacles et contretemps intrinsèques à ce type de spectacle. En particulier la nécessité de construire des marionnettes adéquates (dimension, taille, peinture – « peindre à la colle » imposera E. Delacroix –, fabrique des yeux, des mains, ainsi que du râtelier où les pendre après usage comme des pendus). Mais aussi l’habileté de l’opérateur, le rythme de la pièce, l’intensité du son, le rapport diction/figure, les décors, l’adresse des mains du « maître du jeu » (l’expression est toujours en italiques, et répétée avec insistance), la lumière, etc. Quand il ne s’agit pas de célébrer les capacités d’improvisation du maître d’œuvre, capacités nécessaires pour ne pas se répéter, mais aussi pour que le public ne se « blase pas » (ibid. : 1268).

Quatrième trait : la combinaison des trois traits précédents conduit par conséquent derechef eà la question du public, à la « communion des esprit » qu’il constitue (ibid. : 1276) dans son rapport aux « plaisirs de la fiction » artistique (ibid. : 1258). Évidemment, écrit-elle, il faut distinguer le public dans les scènes (allusion à l’opéra dans une note) et le public des scènes (ibid. : 1273). Si elle parle de ce dernier, c’est d’abord parce qu’il se trouve devant un « amusement de famille ou d’intimité qui a sa valeur dans la vie générale dont la culture intellectuelle doit être le but » (ibid. : 1271). En premier lieu, le théâtre de marionnettes introduit à la fiction (ou à des « histoires » (ibid. : 1268) : « Au lever du rideau comme à l’apparition des premiers personnages, il [le public] se rend bien compte qu’il a affaire à des marionnettes ; mais bientôt il oublie de comparer leur stature à la sienne. La demi-obscurité où il est efface les autres points de comparaison, la vérité de l’action qui se produit devant lui le saisit au point qu’il y croit et que l’apparition d’une tête humaine au milieu des personnages, comme il arrive quelquefois quand l’opérant masqué se montre en géant ou en ogre, devient monstrueuse et véritablement effrayante » (ibid. : 1266). En ce sens, ce théâtre est orienté finalement vers une mission auprès du public, notamment les jeunes enfants. En second lieu donc, il contribue à devenir une bonne école pour l’enfance et la jeunesse. Il produit « le meilleur des exercices pour amener l’esprit à son éducation », parce qu’il présente des fictions vivifiantes. « Charmer et instruire », telle serait donc la devise du théâtre de marionnettes (ibid.). Il produit des effets sur les jeunes esprits, s’offrant à « éclaircir les idées de nos enfants d’alors, en débrouillant leur parole et en les contraignant à suivre le fil d’une logique serrée dans la fièvre de leur divertissement » (ibid.). Et G. Sand d’ajouter : « Je crois que c’est là une bonne école pour l’enfance et la jeunesse, non pas un fond d’enseignement suffisant par lui-même, mais le meilleur des exercices pour amener l’esprit à s’élargir et à vouloir apprendre mieux pour se manifester davantage » (ibid.). Grâce à ce théâtre singulier, on éviterait de perpétrer chez les enfants l’attitude du public du grand théâtre, celui dans lequel « les Français et les Françaises surtout vont pour se faire voir et où le spectacle passe souvent par-dessus le marché » (ibid. :1256).

 

Actualité

Force est de constater que ces propos de G. Sand portant sur le théâtre comme moyen de formation et lieu d’instruction méritent qu’on s’y arrête. Entre H. von Kleist dans l’esprit des Lumières et la conception actuelle du théâtre de marionnettes, on voit bien qu’ils occupent une position singulière. G. Sand s’inquiète moins d’une philosophie propre à la marionnette, qu’elle ne joue les marionnettes contre les modes culturels dominants de l’époque, et contre le théâtre parisien. Trouvant son époque « ennuyeuse et triste », au lendemain des malheurs du temps (les crises politiques du XIXesiècle), elle cherche dans le divertissement procuré par les marionnettes une manière de vivre le présent en échappant à cet ennui. Comme si, pour elle, le divertissement sortait de sa condamnation pascalienne et prenait un sens nouveau : pallier la faiblesse de la vie intellectuelle, échapper aux discussions politiques assommantes, délivrer alors un plaisir auquel tous les humains ont droit, parce que ce plaisir est honnête et désintéressé. Nul besoin de recourir à de grands divertissements publics d’État qui sont certes émouvants mais fatigants. Il importe de valoriser plutôt un amusement dans un jeu qui éduque, une fiction qui ne s’étiole pas, « qui nous enlève à nos passions, à nos intérêts matériels, à nos rancunes, à ces tristes haines de famille qu’on appelle questions politiques, religieuses et philosophiques » (ibid. : 1275).

C’est d’ailleurs en ce point d’une esthétique du théâtre improvisé et de sa dimension sociale et/ou genrée que le débat rebondit de nos jours, à partir des propos de G. Sand. Même si sur le plan du genre, les remarques de l’auteure restent féminines plutôt que féministes, au sens contemporain. D’autant que, non seulement, le théâtre de marionnettes a trouvé son institution, en particulier pour la France, à Charleville-Mézières (Institut international de la marionnette), et que, paradoxalement par rapport à G. Sand, l’opéra « parisien », dès la fin du XIXe siècle (Offenbach, 1881, Les Contes d’Hoffmann), puis au XXe siècle, a mobilisé les marionnettes pour son compte, avec Erik Satie (1926, Geneviève de Brabant), György Ligeti (1974-1977, Le Grand Macabre), et même au XXIe siècle lorsque Lotte de Beer met en scène en 2011 Aida de Giuseppe Verdi (1813-1901). La question ne cesse plus de se poser de savoir si l’on pense aux marionnettes à partir du principe d’opposition mécanique/vivant (H. von Kleist) ou à partir de la critique possible de la société et du public mondain (G. Sand). C’est ainsi qu’un J.-F. Lyotard (1988 : 65), par exemple, revient sur le principe d’opposition mécanique/vivant, tandis qu’un G. Deleuze (1985) veut définir une marionnette rhizomatique comme modèle de l’acteur de cinéma.


Bibliographie

Büchner, 1835, La Mort de Danton, trad. de l’allemand par A. Dietrich, Paris, L. Westhausser, 1896.

Deleuze G., 1985, Cinéma. 2, L’image-temps, Paris, Éd. de Minuit.

Kleist H. (von), 1810, Sur le théâtre de marionnettes, trad. de l’allemand par J. Outin, Paris, Éd. Mille et une nuits, 1998.

Le Bon G., 1895, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, 2018.

Lyotard J.-F., 1988, « Dieu et la marionnette », in : L’Inhumain, Paris, Galilée.

Mallarmé S., 1887, « Crayonné au théâtre », in : Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 2003, p. 322.

Sand G., 1971, Œuvres autobiographiques. II, Histoire de ma vie, Paris, Gallimard.

Sand G., 1858, « Le théâtre et l’acteur », Le Gaulois, 29 juin 1904. Accès : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k532551x.

Sand G., 1876, « Le théâtre des marionnettes de Nohant », Le Temps, 11 et 12 mai, p. 7-78. Accès : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Théâtre_des_marionnettes_de_Nohant_(Le_Temps).

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Ruby Christian, « Sand (George) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 08 février 2022. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/sand-george.

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