Silence dans l’espace public


 

Le silence dans l’espace public est une question polémique, un chapitre supplémentaire du droit à la ville. Certains le revendiquent comme élément essentiel de leur qualité de vie dans leur quartier ou leur voisinage proche. Mais d’autres usagers ne supportent pas de limitation à leur style de vie, comme d’écouter de la musique à n’importe quelle heure ou de s’attarder aux portes des boîtes de nuit ou des restaurants. Mais, bien évidemment, ces derniers ne sont que des passants qui souffrent d’autant moins du bruit qu’ils en sont les auteurs. Désormais la revendication du silence est un motif de ralliement pour maints usagers de l’espace public.

 

Les enclaves de silence

Les jardins, les parcs, les cimetières forment au sein de l’espace public des enclaves de silence où il est loisible de chercher et de trouver un repos, une brève retraite hors du tumulte ambiant. Ce sont des réserves de silence cernées de tous côtés par les avancées de l’urbanisation ou l’aménagement du territoire. On vient y reprendre souffle, se recueillir, goûter le calme des lieux. Le silence installe dans le monde une dimension propre, une épaisseur qui enveloppe les choses et donne un relief à leur présence. Ces espaces de silence ont partie liée au temps qui y passe sans hâte, appelant le repos, la méditation, le retour sur soi (Monseu-Van Cleemput, 2016). Ces lieux sertis de silence, d’emblée propices au rassemblement de soi, se détachent de l’environnement. Le silence procure un sentiment aigu d’exister. Il marque un moment de dépouillement qui autorise à faire le point, prendre ses marques, retrouver une unité intérieure et à franchir le pas d’une décision difficile. Il rend à nouveau disponible (Le Breton, 1997 ; 2012).

Aussi les lieux de culte – tels les monastères – coupent-ils de la rumeur du monde et plongent-ils le fidèle, ou simplement l’individu en quête de spiritualité, dans une sphère silencieuse, propice à l’apaisement et respectueuse de l’ineffable dans sa dimension du sacré (Breton, Le Breton, 2009), comme modalité de la relation de communication. Dans les sociétés à dominante monothéiste, le rapport à Dieu s’établit dans une atmosphère feutrée, silencieuse, propice au retour sur soi, à la prière ou à l’intériorité. On pense mal ou pas du tout dans le bruit ; celui-ci induit plutôt la tension ou l’agressivité. Au contraire, le silence introduit la tranquillité, l’attention à l’environnement et à l’intériorité. Il est une échappée hors des contraintes sociales de la vie courante, une manière de solliciter à nouveau la pensée, l’attention heureuse au monde et à soi, une ouverture au cosmos. Il est une forme de recueillement qui consiste à laisser flotter les significations ambiantes pour se saisir d’autres couches de réel mais délivrées des contraintes de sens dans lesquelles les individus sont pris. Aussi est-il aussi une forme de contemplation, un hommage rendu à la beauté du monde, une volonté provisoire de rompre avec le langage oral, et de se donner tout entier dans un sentiment de félicité et de continuité avec le monde. Se taire ensemble est le privilège de l’amour ou de l’amitié, de la confiance. Parler ne s’impose pas quand les visages sont en accord.

En deçà de ces enclaves religieuses et spirituelles, le silence dans l’espace public soulève la question de sa rareté. Les environnements urbains résonnent sans relâche des instruments techniques, dont l’usage accompagne au fil du jour la vie personnelle et collective. Le sentiment du bruit s’est diffusé surtout avec la naissance de la société industrielle et ne cesse de prendre de l’ampleur. L’extension de la technique implique la pénétration accrue du bruit dans la vie quotidienne avec une impuissance grandissante à en contrôler les excès. Conséquence inattendue du progrès technique : ces sonorités pénibles sont l’ombre portée du confort matériel. Même si le bruit n’est pas un problème récent, il a pris surtout de l’ampleur dans le courant des années 1950 et 1960, et son contrôle nourrit aujourd’hui une forte exigence sociale. Télévision, instruments ménagers, haut-parleurs, etc. débordent des appartements mal insonorisés ou qui n’ont jamais été bâtis pour la protection auditive du voisinage au regard de leur puissance et leur usage immodéré, et ils engendrent un sentiment de malaise dans le voisinage. Les rues ou les routes connaissent un trafic grandissant qui dessine une géographie du bruit : ces lieux de mobilité que sont les gares ont le désagrément des arrivées et des départs de trains ; l’agitation des voitures, des taxis ou des bus entretiennent autant de foyers de bruits, parfois même les cris ou les manifestations joyeuses de quelques fêtards sachant trouver là les cafés ouverts tard dans la nuit. Des aéroports, des usines diffusent aux alentours les bruits sans fin de leur activité. À la différence des autres sens, l’audition est vulnérable, on ne s’en abstrait pas aussi facilement qu’on le fait d’une mauvaise odeur ou d’une vue désagréable.

Les bruits accompagnent le cheminement du citadin de leur constance : voitures, camions, mobylettes, bus, tramways, chantiers, sirènes des ambulances ou de la police, alarmes qui se déclenchent sans raison apparente, animations commerciales des rues ou des quartiers, autoradio diffusant bien au-delà de l’habitacle des voitures, etc. Le bruit s’infiltre dans la sphère privée de chacun ; les conversations des voisins, voire leurs conflits, leurs déplacements, un usage peu discret de la télévision, percutent parfois de plein fouet le rythme de vie, altérant la tranquillité du chez-soi. Le bruit est un son socialement affecté d’une valeur négative, il est vécu comme une forme insidieuse d’agression sensorielle et même physique. Il matérialise un pouvoir sur l’autre, une force de nuisance parfois délibérée quand une fenêtre ouverte diffuse une musique tonitruante dans le voisinage. En ce sens il est devenu une forme d’expression du ressentiment pour prendre une revanche sur le sort. Celui qui impose le bruit autour de lui est dans une quête ambiguë de reconnaissance, il s’affirme par une violence symbolique à défaut d’autre chose. Parfois, l’intervention de la police ou d’un médiateur est nécessaire pour rétablir la quiétude. Le silence est une nécessité pour se sentir chez soi, et non envahi par la présence – perçue comme agressive – d’un autre qui semble ne porter aucune attention à son voisinage. Alors que le bruit est toujours dans l’anesthésie de la pensée, le confort acoustique est un luxe. Seul le calme apaise, autorise le recul, la réflexion.

Cependant il arrive que le silence engendre l’angoisse. Ainsi certains s’effraient-ils d’un monde mis à nu où disparaissent les traces sonores qui tapissaient leur tranquillité d’esprit de repères familiers. Ils voient dans le bruit une étoffe de sens qui les protège de la brutalité du monde, bouclier contre le vide qu’appelle à leurs yeux le silence. En effet, si l’événement existe par l’intrusion de son bruit, il entame en conséquence le silence qui donne, au contraire, le sentiment d’une étendue plane, sans défaut, sans histoire, à la fois emplie de menaces à cause de son absence de limite et de sa polysémie (Le Breton, 1997).

 

Le silence et le bruit dans l’espace public

Comme face à la crainte du « blanc », ce moment de silence inattendu dans les médias que redoute tout animateur, les sociétés modernes ajoutent de nouvelles impositions sonores avec les musiques d’ambiance obligatoires dans les magasins, les cafés, les restaurants, les halls d’hôtel, etc., comme si dans ces espaces publics, il fallait noyer le silence à l’intérieur d’une production permanente de bruits qui indisposent parfois, allant même jusqu’à rendre les conversations difficiles. La musique d’ambiance est une arme efficace contre une certaine phobie du silence, elle distille une pommade sonore insistante, isole les conversations particulières ou enveloppe les rêveries, confine chacun dans un espace propre, équivalent phonique des paravents enfermant les rencontres sur elles-mêmes, créant une intimité par le brouillage ainsi suscité autour de soi. Le retour du silence, en fin de bande par exemple, rend sensible aux paroles échangées, à leur contenu, il brise la discrétion antérieure, il refrène même les pauses dans les discussions de crainte que ces moments ne soient confondus avec un vide ou une indifférence. Il est plus facile de se taire en étant enveloppé d’une musique d’ambiance que dans le silence d’une salle d’attente où la gêne est plus tangible à moins de s’oublier dans la lecture d’une revue ou d’un livre et de parvenir à faire le silence en soi (Le Breton, 1997).

Hormis les clôtures des lieux de culte, les zones de silence sont particulièrement vulnérables aux agressions sonores dans un espace public. Les zones de silence sans bruit d’origine humaine sont devenues extrêmement rares : une scie électrique, une voiture ou une moto sur les routes de terre d’une forêt, un hors-bord sur une rivière ou un lac, brisent le charme du lieu en lui ajoutant un élément étranger impossible à intégrer. Ils lui portent atteinte car ils restreignent brutalement son usage en en faisant un simple résidu du bruit. Dans ces circonstances la contradiction est nette entre la nature et la technique. Là où le bruit est lié à la vitesse, à la puissance, à l’énergie, au pouvoir, le silence est à l’inverse une cristallisation de la durée, un temps arrêté ou infiniment lent, ouvert à la sensorialité, battant au rythme de la marche, un temps d’apaisement et d’intériorité. On peut penser qu’il n’existe aucun bruit dans la nature, mais seulement des sons (https://www.arteradio.com/serie/ecouter_le_monde). Le tonnerre, la pluie, le vent, la tempête, ne sont jamais vécus comme du bruit mais comme des manifestations sonores (Picard, 1948 ; Murray Scheffer, 1977 ; Marry, 2013).

L’appréhension est forte pour ceux qui considèrent le silence comme une valeur essentielle particulièrement menacée. Les entreprises de liquidation du silence foisonnent et investissent des lieux encore préservés. Elles sont efficaces dans leurs conséquences bruyantes ou leur volonté d’interposer en permanence une enveloppe sonore entre soi et l’environnement. La marchandisation du monde marque une tentative diffuse de saturation de l’espace et du temps par une occupation sonore sans repos. Le silence étant une zone non défrichée, suspendue aux attentes, libre d’usage, il provoque une riposte de remplissage, d’animation, afin que soit enfin rompu ce défi qu’il recèle. Car pour une logique productive et marchande le silence ne sert à rien, il occupe un temps et un espace qui pourrait bénéficier d’une fin vouée à un meilleur rendement. Il est là en pure perte, résidu en attente d’un emploi plus fructueux, à l’image d’un terrain vague au cœur de la ville, une sorte de défi appelant à l’impératif de le rentabiliser, de lui faire rendre gorge d’une utilité quelconque. Il est un archaïsme qui doit trouver son remède. Il résonne comme une panne assourdissante du système. C’est un reste que les moyens ou les conséquences de la technique épargnent encore. Mais un monde où manque le silence est un monde mutilé, profané, sans intériorité, sans spiritualité.

 

Une demande de silence

Le contexte bruyant des sociétés occidentales et le changement des sensibilités collectives à cet égard depuis quelques décennies induisent une gêne croissante des usagers. Même s’il ne s’agit pas d’imposer le silence mais plutôt de limiter les nuisances sonores, une législation plus attentive réglemente le bruit et s’efforce de le contenir à l’intérieur de limites précises depuis la loi relative à la lutte contre le bruit du 31 décembre 1992, renforcée par une série de directives. Elle vise à protéger ceux qui travaillent dans un environnement sonore pénible ou manient des outils bruyants, à atténuer les bruits d’un chantier pour réduire les nuisances des habitants du quartier, à réglementer la circulation routière dans les villes en la cantonnant à des horaires stricts, à donner un cadre juridique aux problèmes de voisinage lorsqu’apparaissent des usages inappropriés d’instruments sonores à certaines heures ou des manifestations pénibles (sorties de boîtes de nuit, de restaurant, de salles de spectacle, voire tapage nocturne par exemple). Des murs anti-bruits sont érigés au bord d’autoroutes ou de boulevards périphériques. Les plans d’urbanisme sont plus soucieux aujourd’hui de ménager des zones de silence. Les usagers se mobilisent couramment en collectifs contre des projets d’autoroutes, d’aéroports, etc., qui défigurent l’acoustique d’un lieu. Et la légitimité sociale de telles revendications ne rencontre guère d’objection. Le droit au confort acoustique (la préservation d’une part de silence) est devenu un domaine sensible de la sociabilité, une valeur unanime. Plus rare, harcelé de toute part, le silence est devenu peu à peu une référence commerciale de poids enrôlé au fil des dernières décennies, et surtout depuis les années 1980, comme une référence commerciale dans la promotion touristique d’une région, d’un séjour touristique, qui désormais bénéfice de son label (« Relais du silence »), ou d’un nouveau quartier.

Les entreprises ou les agences publicitaires ont elles aussi perçu la valorisation nécessaire du silence dans une vie quotidienne traquée par le bruit. On met aujourd’hui l’accent sur le silence du moteur d’une automobile, des appareils ménagers, des tondeuses, etc. L’argument du silence dans l’espace public ou domestique est une invocation efficace du marketing. On demande une chambre d’hôtel insonorisée pour ne pas entendre la télévision de la chambre voisine. Quand les dispositifs ne suffisent pas, il reste le repli sur les bouchons d’oreille, disponibles jusque dans ces espaces pourtant silencieux des bibliothèques. Par civilité, chacun s’efforce en principe d’atténuer sa production sonore et attend en retour le même souci de ses voisins. Les séjours de méditation ou les retraites dans les monastères se multiplient. Les centres thermaux ou de thalassothérapies proposent des stages de calme et de déconnexion qui ne désemplissent pas. Le mouvement slow diffuse le goût de la lenteur ou du ralentissement, de la convivialité, et il mobilise une attention à l’environnement et à autrui qui amène à l’éloge du silence. Des dizaines de millions de marcheurs à travers le monde arpentent les forêts ou les sentiers en quête de tranquillité et de retrouvailles avec le silence mis à mal dans leur environnement (Le Breton, 2012). Devenant plus rare, harcelé de toute part, le silence se mue en valeur commerciale éminente. Espèce en voie de disparition, obstinément débusqué, son prix augmente chaque jour et mobilise une attitude de préservation plus ou moins efficace et intéressée.


Bibliographie

Breton P., Le Breton D., 2009, Le Silence et la parole. Contre les excès de la communication, Toulouse/Strasbourg, Éd. Érès/Éd. Arcanes.

Le Breton D., 1997, Du silence. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 2008.

Le Breton D., 2012, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2015.

Marry S., 2013, L’Espace sonore en milieu urbain, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Monseu-Van Cleemput N., 2016, Point de silence. Perspectives philosophiques, Louvain-La-Neuve, Presses universitaires de Louvain.

Murray Schafer R., 1977, Le Paysage sonore. La musique du monde, trad. de l’anglais par S. Gleize, Paris, J.-C. Lattès, 1979.

Picard M.,1948, Le Monde du silence, trad. de l’allemand par J.-J. Anstett, Genève, La Baconnière, 2019.

Auteur·e·s

Le Breton David

Dynamiques européennes Université de Strasbourg

Citer la notice

Le Breton David, « Silence dans l’espace public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 07 janvier 2020. Dernière modification le 05 février 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/silence-dans-lespace-public.

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