Slam


 

« La poésie doit être faite par tous, non par un »
Isidore Ducasse (1870 : 391)

 

La poésie pensée et mise en œuvre comme une action collective : voilà en quoi le slam peut être envisagé comme une illustration contemporaine et sonore de ces vers d’Isidore Ducasse, qui a publié sous le pseudonyme de « comte de Lautréamont ». En tant que dispositif de poésie scénique, espace où circule une parole libre, tribune ouverte à toutes les voix, il se construit dans un rapport horizontal au public qui, pris dans une danse des mots, dans un jeu de gestes et de rythmes, se trouve bientôt intégré à la performance voire à l’œuvre elle-même.

 

La poésie en action : les pionniers

Grand nom de la poésie sonore, Bernard Heidsieck (1928-2014) déplorait, en son temps, que la poésie se soit « retirée de la société », « enfoncée dans le livre » : pensant qu’« elle méritait mieux que cela », il se proposa alors de « la reconnecter avec la société », de « faire faire au poème le chemin inverse en l’arrachant de la page pour la projeter vers le public » (https://www.youtube.com/watch?v=iQNZqbBTTLc). Pour le poète, il s’agissait de prendre le texte à bras le corps pour le retransmettre physiquement afin de ré-oxygéner la poésie : de passive, la rendre active, lui restituer son énergie pour l’arracher à son sommeil, à ses coquetteries. Qu’elle devienne une danse, un « roulé-boulé ». C’est en ces termes qu’il a redessiné les contours d’une « poésie (en) action » dans les années 1960.

Projet qui rejoint l’essence du slam : le concept de slamming est né à Chicago dans les années 1980, de l’imagination de Marc Smith, ouvrier du bâtiment et poète à ses heures, dont l’ambition était de démocratiser la poésie, d’en faire un show, à l’opposé des lectures poétiques qu’il jugeait trop élitistes et peu attrayantes. Il a donc imaginé une poésie qui prenne corps et claque le public (to slam), qui sorte des carcans et descende de sa tour d’ivoire pour se partager dans des cafés, s’adressant à tous et à chacun. Une poésie « populaire », au sens le plus noble de ce terme, répondant à un projet que nous avons qualifié de « démopoétique », c’est-à-dire qui vise à rendre la poésie accessible à tous, à la remettre sur la place publique. L’idée n’est pas neuve, et on s’accordera avec Jean-Pierre Bobillot (dans Vorger, 2015) pour faire remonter les origines d’un tel dispositif de poésie, non seulement sonore, mais véritablement scénique, au Club des « Hydropathes » qui se réunissait à Paris, à la fin du XIXsiècle, pour partager des vers autour d’un verre. Puis le fameux « Chat noir » est passé par là, et des Chat Noir modernes, par exemple à Genève (Carouge), accueillent aujourd’hui des scènes slam : « Donne ton slam au chat. En échange le chat t’offre un verre » (image 1). Quid des formes actuelles de ce dispositif ?

 

 

Slam : du mot au moment, des mots aux émotions

À l’origine était le verbe to slam (« claquer »), dont le champ sémantique est plus vaste que la forme sonore, particulièrement incisive. Et pour cause, il s’agit aussi d’une onomatopée, l’équivalent de « CLAC » en français (image 2). Partant, le verbe est utilisé pour signifier « claquer la porte », « taper du poing sur la table », mais aussi « critiquer avec virulence », par exemple en contexte journalistique. Les acceptions argotiques (slang) du substantif sont nombreuses : c’est l’insulte blessante mais aussi le verre qu’on boit « cul sec », le coup gagnant au base-ball, le panier marqué en bondissant au basket. C’est le plongeon dans la foule, le contact, la danse où l’on se cogne les uns contre les autres (moshing). C’est aussi, à l’inverse, le cachot (in the slammer), la prison, les barreaux dont on cherche à se libérer : métaphore filée dans le film Slam (Levin, 1998 pour la VF), caméra d’or au festival de Cannes en 1998, qui a contribué à importer le concept. D’où l’idée, appliquée au slam en tant qu’espace d’une parole libre, de « monter sur scène pour projeter des mots qui claquent », ainsi résumée par un collectif de slameurs parisiens, nommé 129H (http://www.129h.org/slam). Précisons que la connotation émotive ou émotionnelle est essentielle : ce qui importe quand on sort en slamant la porte, c’est surtout la colère que ce geste manifeste (Reynolds, Vorger, 2014). Les mots certes, mais aussi les émotions, constituent la matière première du slam, poésie commotive (Bobillot, 1996 : 68) par nature : « J’ai mis des mots dans vos oreilles / Ou des émotions c’est pareil » slamera Grand Corps Malade (Funambule, Anouche productions 2013).

 

 

Jeu ou joute ?

Les premiers slameurs montaient sur scène équipés comme des boxeurs : il s’ensuivait un pugilat, une joute verbale où les poètes s’affrontaient à coups de mots. Un tel dispositif a été réitéré en France, sous l’intitulé des soirées « Bouchazoreill’slam » (http://www.dailymotion.com/video/x1vrj7) car le slam est bien une poésie de bouche à oreille, une poésie de corps et par corps, si l’on considère que les slameurs et slameuses apprennent non seulement par cœur mais aussi en s’imprégnant physiquement du rythme de leurs textes.

 

Image 3. Photographie de Katia Bouchoueva, « Boutchou », animant un atelier slam.

 

Quant au public, littéralement « claqué », sonné, que ce soit de manière sonore ou au travers des contenus souvent « bruts » littéralement livrés et dé-livrés sur scène, il est parfois enrôlé par des stratégies visant à en faire un partenaire (au sens sportif et ludique de ce terme) : syllabes scandées, mots à ajouter pour compléter une formule, gestuelle phatique soulignant cet enrôlement, etc. (Vorger, 2015).

De nos jours, le slam francophone donne rarement lieu à des improvisations, à quelques exceptions près (voir Arthur Ribo : https://www.youtube.com/watch?v=NDpR5N6tDM4). Si le slam-poésie a essaimé dans l’espace francophone, c’est essentiellement sous deux formes distinctes en termes de dispositif :

  • d’une part, le slam-jeu : un espace-temps de partage poétique qui prend la forme d’une scène ouverte, délimitée par quelques règles simples garantes du partage de la scène ;
  • d’autre part, le slam-joute : tournoi au cours duquel les poètes s’affrontent, le public étant pris à partie. Il s’agit alors d’attribuer aux poètes qui s’affrontent des notes affichées sur des ardoises par des membres de l’auditoire, à moins que ce ne soit l’applaudimètre qui fasse foi.

Le Grand slam (le mot étant alors pris dans son acception compétitive, en lien avec chelem) s’avère cependant moins fréquent en France que les « scènes ouvertes » ou « slam session ».

Le slam apparaît donc, selon les termes de son fondateur américain que nous traduisons ici, comme une porte ouverte à qui veut monter sur scène pour dire un poème, donnant voix et vie à ses propres mots au gré de son flow. Le moment slam se trouve délimité par quelques règles élémentaires, même si elles ne sont, au dire du fondateur Marc Smith, qu’un prétexte et une façon de mettre en avant la performance tout en ouvrant l’espace scénique à toutes celles et ceux qui veulent l’investir :

  • le texte doit être performé a capella, sans accessoires ;
  • il doit être l’œuvre du poète, soit un texte « de son cru » ;
  • il est déclamé dans une durée limitée à 3 ou 5 minutes selon les scènes.

En résumé et à rebours des idées reçues, un slam – mot employé ici au sens métonymique de « texte de slam » – est rarement improvisé, mais généralement écrit – et souvent réécrit au fil des réitérations scéniques – avec la scène, l’oralité et le public pour horizon. Il n’a d’ailleurs, historiquement et culturellement, pas grand chose à voir avec le rap, si ce n’est une forme de « cousinage », ni même avec tel ou tel style musical, puisqu’il est généralement déclamé a capella, en toute simplicité, voire en toute « nudité ». En ce sens, ces nouveaux poètes nomades s’inscrivent dans la lignée des joutes poétiques qui se déclinent sous diverses formes selon les époques et les latitudes – Zajal libanais, Tsiattista chypriotes, etc. –, à cette exception près que celles-ci sont généralement improvisées. Notons enfin que les slameuses sont nombreuses dans le milieu du slam, le mouvement se voulant « inclusif », ouvert à tous et à toutes, et conçu comme « une famille internationale de poètes ».

 

Postures de slameurs et slameuses

Par « posture », Jérôme Meizoz (2005) entend une « façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut : un auteur rejoue ou renégocie sa “position” dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou “posture” ». C’est précisément en termes de postures que l’on appréhende le slam dans toute sa diversité, afin de dépasser les différents (et différends !) dispositifs et les diverses formes qu’il accueille. À commencer par le « blase » (i.e. le pseudonyme ou nom de scène) au travers duquel les slameurs et slameuses se présentent sur scène, ouvrant par là-même un « horizon d’écoute » (Vorger, 2012) : ainsi Madame Cosinus, slameuse montréalaise, décline-t-elle ses jeux poétiques en termes mathématiques, au gré d’un slam scientifique (Vorger, à paraître).

Quant à la posture de poète « debout » que Bernard Heidsieck appelait de ses vœux, force est de constater que les slameurs se positionnent verticalement dans l’espace, debout face au public et potentiellement mobiles, pour peu que le micro le soit. Poètes nomades, certains conçoivent leurs textes et « brouillonnent » en mouvement, tant ils ont besoin de se confronter physiquement au rythme, de l’éprouver.

Si la posture physique sur scène se caractérise par la verticalité, c’est pourtant un rapport horizontal au public qui fait l’originalité du slam, le différenciant de mouvements qui l’ont précédé comme celui des poètes Beat. À tout moment, une personne du public peut devenir slameuse. Dès lors, le quatrième mur, tel que l’a défini Denis Diderot (1758, Chap. 11, De l’intérêt) dans son Discours sur la poésie dramatique, s’effondre : « Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas ».

Ainsi, même s’il s’agit bel et bien d’un jeu, dans tous les sens de ce terme – y compris au sens théâtral d’« interprétation », à cette nuance près que le slameur donne voix à ses propres mots –, le spectateur s’y trouve aussitôt enrôlé, se prend au jeu. Le poète joue des mots comme d’un instrument, tout en tirant profit de leur jeu (au sens de « marge » de manœuvre ou de liberté). Homo ludens, il met en œuvre ce que nous nommons la fonction colludique, désignant par là un pacte (fût-il éphémère) noué entre l’artiste et son public et basé sur une connivence ludique autour des mots offerts en partage. Non seulement les slameurs tiennent compte de l’auditoire ou de l’auditure (Bobillot, 2016), mais ils l’intègrent, d’une certaine façon, dans la performance, que ce soit :

  • au travers d’une adresse fondamentale ;
  • au travers de procédés qui mettent en jeu le corps, la posture et les gestes (mimogestualité) ;
  • par la prise en compte d’un feed-back éventuel ;
  • par l’intégration d’un technolecte, sociolecte ou de variations diatopiques (c’est-à-dire marquant l’ancrage dans un espace : voir infra, le québécisme vedge pour « paresser, végéter », de vegetable).

De ce pacte colludique résulte une posture didactique : les slameurs jouent volontiers le rôle de passeurs de mots, colportant leurs jeux poétiques au travers des ateliers qu’ils animent. À l’image de Katia Bouchoueva (image 3), ils se posent en « slanimateurs » d’ateliers de poésie orale qui permettent de concilier l’écrire et le dire, de familiariser ou de réconcilier certains participants avec la poésie, ainsi appréhendée in vivo (Vorger, Abry, Bouchoueva, 2016).

 

Poésie publique, poésie-présent

Se présenter comme poésie « publique », scène ouverte à toutes et à tous, tel est bien le projet du slam, dont le public – à la fois origine et horizon de la création poétique – est effectivement et physiquement présent in situ, évoluant parfois dans un espace scénique indifférencié.

Si le slam repose sur la présence incarnée du poète, il est aussi présent – dans tous les sens de ce terme. Il peut être appréhendé comme un espace ouvert et convivial, colludique, lieu de partage autour des mots. Poésie vive, il est main tendue, poésie adressée, ici et maintenant (littéralement « main tenant », Bobillot, 2012). Toujours mouvant, toujours nouveau au fil de ses déclamations et performances scéniques, il est « développement lyrique d’une interrogation », pour le dire avec des mots qui font écho à ceux de Paul Valéry. À cet égard, ceux de Madame Cosinus (https://loeufoulapoule.org/2015/09/12/psychologie-de-latome/), s’interrogeant sur la « Psychologie de l’atome », sont éloquents :

« Peut-être que je suis là
Mais peut être que pas
Que suis-je où vais-je
Dans quel état je vedge »


Bibliographie

Bobillot J.-P., 1996, Bernard Heidsieck, poésie action, Paris, J.-M. Place.

Bobillot J.-P., 2012, « Compte-rendu sur le recueil C’est qui le capitaine ? », Cahier critique de Poésie, 24, p. 154.

Bobillot J.-P., 2016, Quand écrire, c’est crier. De la poésie sonore à la médiopoétique et autres nouvelles du front, Saint-Quentin-de-Caplong, Atelier de l’agneau.

Diderot D., 1758, Le Père de famille, suivi de Discours sur la poésie dramatique, Amsterdam, s.n. Accès : http://lettres.spip.ac-rouen.fr/IMG/pdf/mise_en_scene.pdf  Consulté le 05/02/18.

Ducasse I., 1870, Les Chants de Maldoror suivis de Poésies I et Poésies II, Paris, Librairie générale française, 2001.

Meizoz J., 2005, « Ethos et posture d’auteur (Rousseau, Céline, Ajar, Houellebecq) », Études de lettres, 270, pp. 181-196 (republié sur Vox Poetica, accès : http://www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html).

Reynolds S., Vorger C., 2014, « Du slam américain au slam français : les pérégrinations du mot slam », Cahiers de lexicologie, 104, pp. 219-231.

Vorger C., 2012, « Le slam ou l’art d’ouvrir un horizon d’écoute en poésie », Lire au collège, 90. Accès : http://www.educ-revues.fr/LC/AffichageDocument.aspx?iddoc=41152.

Vorger C., éd., 2015, Slam. Des origines aux horizons, Lausanne/Lyon, Éd. d’en Bas/Éd. La Passe du vent.

Vorger, C., à paraître, « Quand se conjuguent slam et sciences. Entretiens croisés avec Mots Paumés et Madame Cosinus », in : Chométy P., dir., Les Sœurs fâchées. Esquisse d’une histoire des relations entre poésie et science, Toulouse, Presses universitaires du Midi.

Vorger C., Abry D., Bouchoueva K., 2016, Jeux de slam. Ateliers de poésie orale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Auteur·e·s

Vorger Camille

Université de Lausanne (Suisse)

Citer la notice

Vorger Camille, « Slam » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 mars 2018. Dernière modification le 24 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/slam.

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