Sociologie des publics de la culture


 

La sociologie des publics naît de la nécessité d’éclaircir le problème de la définition des publics tel que le pose John Dewey (1927 : 230) : « Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition. Et il y a de trop nombreux publics, car les actions conjointes qui sont suivies de conséquences indirectes, graves et persistantes, sont inombrables au-delà de toute comparaison ; et chacune d’elle croise les autres et engendre son propre groupe de personnes particulièrement affectées, tandis que presque rien ne maintient ensemble ces différents publics dans un tout intégré ». C’est ainsi que le philosophe américain pose ce qu’on peut considérer comme les prémices d’une sociologie des publics à proprement parler. C’est au cœur de ce type de préoccupations que réside la plupart des enjeux d’un courant qui ne s’est pas encore consitué et qui trouve ses origines dans les théories de penseurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En réalité, en se subsumant d’abord sous la notion de la foule, de celle de publics ensuite, la sociologie n’a cessé d’ajouter des questions à la liste posée par John Dewey.

 

Tarde et Park : l’émergence de la notion de public

La notion de public émerge en France avec Gabriel Tarde et Gustave Le Bon en discussion avec celle de foule. À la différence de la foule, le public n’est pas forcément réuni ni physiquement ni idéologiquement. Cette distinction est l’objet de la thèse de l’américain Robert E. Park soutenue en 1903 à Strasbourg, alors allemande, pour qui la foule désigne une entité mouvante dotée d’un inconscient collectif dans laquelle les individus fusionnent les uns avec les autres de manière involontaire, tandis que le public qualifie une collectivité sociale d’interaction portée par l’esprit critique, la division des opinions et l’expression supérieure de la raison. Se voulant plus sociologue que psychologue, Robert E. Park, qui est l’un des fondateurs de la première École de Chicago, sous l’influence de Georg Simmel, pose la question de l’unité de la foule comme résultante d’une logique spatiale ou bien d’interactions. Pour Gabriel Tarde (1901), le public se caractérise par « la simultanéïté des convictions ».

 

Adorno et Kracauer : public et critique des « masses »

En ce sens, la sociologie des publics se développe avec pour objectif de définir l’unité des publics, ce qui constitue les logiques sociales de son caractère homogène. Dans le domaine culturel et dans le contexte du développement des sorties au début du 20e siècle, c’est au cinéma que va pouvoir s’observer le phénomène de constitution des publics et que se développe cette notion de public inventée par la modernité et les cultures dites « de masse ». Avec elle, la critique des industries culturelles, des médias et des consommations de masse faite par l’École de Francfort et ses représentants : Theodor Adorno, Max Horkeimer, Walter Benjamin et, proche de ces idées, Siegfried Kracauer.

Siegfried Kracauer dans De Caligari à Hitler (1947) pose les prémices de la sociologie du cinéma qui n’est pas encore une sociologie des publics du cinéma, mais dans laquelle il décrit le phénomène d’identité collective et la façon de le cinéma constitue un miroir de la société. Il s’intéresse à « la masse » quelques années après dans L’Ornement de la masse. Essai sur la modernité weimarienne, notamment au sujet du cinéma mais également des comédies musicales, des spectacles de variétés, du roman policier et des nouveaux phénomènes culturels dont l’ornement prend appui sur la culture de masse.

Au milieu des années 1950, les différentes questions suscitées par le cinéma en tant que produit d’une culture de masse se cristallisent autour de trois grandes approches nourries par les débats politiques et idéologiques : l’une consiste à partager avec certaines élites intellectuelles et culturelles un profond mépris pour la chose cinématographique concue comme une nourriture vulgaire destinée aux classes populaires avides de fiction ; plus proche de l’École de Francfort, une autre approche continue à percevoir le cinéma comme un instrument de manipulation et d’asservissement d’un peuple auquel on vend du rêve à bon marché en entretenant une confusion entre le monde réel et le monde représenté ; la troisième approche, post-marxiste, plus libérale, voit dans le cinéma l’un des objets artistiques les plus aboutis pour faire, pour la première fois, véritablement œuvre de démocratisation de la culture. Conscient de l’intérêt scientifique qu’il y a à concilier les apports empiriques et critiques de ces différentes approches, un autre courant de recherche va voir le jour dans l’Angleterre des années 1960 : les Cultural Studies.

Ces postures imposent aux sociologues d’aller sur le terrain. C’est bien sur le fil ethnographique que se sont posées les études sur les cultures populaires de Richard Hoggart, et c’est sur ce même fil que les Cultural Studies ont abordé, plus généralement, les études concernant la réception des médias. Ici, l’approche qualitative héritée de l’anthropologie culturelle est privilégiée. Elle puise dans les discours, les expériences de vie et la biographie d’individus pour décrire les modalités d’existence plurielle du rapport des publics aux formes culturelles. En ce sens, une partie de la sociologie des public se reconnaît dans l’œuvre de Michel de Certeau (1980) et dans sa description des tactiques propres aux consommateurs dans leurs rapports avec les médias et autres dispositifs culturels.

 

Hoggart et Passeron : des Cultural Studies à l’esthétique de la réception

En 1957, Richard Hoggart publie The Uses of Literacy. Aspects of Working-class Life, traduit en français par le sociologue Jean-Claude Passeron (ainsi que par Françoise et Jean-Claude Garcias) sous le titre La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, un ouvrage capital qui va précisément s’intéresser au sens que prend l’expérience culturelle dans les classes ouvrières. Pour Richard Hoggart, les pratiques culturelles des classes socialement et économiquement dominées ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de leur domination. Celui-ci montre comment, dotées de leur propre logique culturelle, les classes dominées affrontent les productions de l’industrie culturelle et leurs effets. C’est à une théorie de l’« attention oblique », de la consommation nonchalante des classes populaires, qu’aboutissent les observations de Richard Hoggart. Adoptant une « attitude d’adhésion à éclipses », le public constitué par ces classes populaires est rarement dupe des fictions cinématographiques ou romanesques qu’il a élues, contrairement à ce qu’a longtemps avancé l’intelligentsia bourgeoise. Il faut dire ici que le regard porté sur les publics a longtemps été mis de côté au profit des analyses esthétiques savantes et des sémiologies littéraires qui considéraient comme secondaires les opinions des publics surtout lorsqu’il s’agissait de publics des médias et des formes les plus populaires de la culture de masse.

Ces travaux sont repris, en France, par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le Savant et le populaire, ouvrage paru en 1989 et posant les base d’une réflexion qui alimentera la sociologie des publics autour des notions de « domination », de « légitimité culturelle » et des types d’attitudes des classes dominantes vis-à-vis des classes populaires, entre misérabilisme et populisme. Les sociologues actualisent l’approche développée par Pierre Bourdieu à la fin des années 1960 en reprenant les apports des Cultural Studies tout en s’inspirant de la théorie esthétique de la réception qui voit le jour en Allemagne autour de Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser et de l’École de Constance qui propose de compléter l’observation du traditionnel diptyque artiste/œuvre par un troisième acteur de la relation à l’œuvre qui est le spectateur. La théorie des horizons d’attente qu’il développe met au cœur de l’attention du chercheur les attentes des lecteurs qui résultent, à une époque et dans un contexte donnés, des normes d’écriture et des façons jugées habituelles d’envisager le rapport à l’œuvre d’art.

Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler (1999) énoncent, dans le cadre d’une sociologie de la réception artistique construite autour des œuvres picturales ou musicales, trois principes de méthode indispensables pour soumettre à l’observation le projet d’une « esthétique de la réception ». La sociologie des publics de la culture est donc bien une sociologie de la réception des œuvres culturelles et des formes symboliques. Cette posture marque l’importance de l’activité de réception qui peut être appréhendée par les discours des spectateurs sur leurs pratiques, par l’observation de ces pratiques ou par le relevé statistique dans le cadre d’enquêtes par questionnaires. La pluralité des méthodes et des approches, tout comme la pluralité des références théoriques que nous venons d’esquisser, ne cachent pas la richesse et la diversité des regards, donc des discussions, portés par les chercheurs qui travaillent sur ces questions.

 

La sociologie des publics est une sociologie de l’enquête

Entre 1964 et 1966, le Centre de sociologie européenne conduit une série d’enquêtes sur les publics des musées français avec pour objectif de définir les principales caractéristiques des visiteurs des musées et d’en établir un portrait sur la base d’un échantillon représentatif. L’ouvrage de Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, paru en 1966, restitue les résultats de ces enquêtes qui figurent comme les première grandes enquêtes françaises à destination de ce qui devient « les publics de la culture ».

La sociologie des publics a vu son importance croître en parallèle de la notion de politique culturelle et d’évaluation de celle-ci. On pense aux grandes lancées par le Dep (département des études et de la prospective du ministère de la Culture), puis Deps (Département des études, de la prospective et des statistiques). On a souvent envoyé les sociologues chercher les raisons de l’échec d’un projet ou d’une structure pour améliorer, empêcher, justifier des changements. Les sociologues ont ainsi pendant longtemps constaté, rechaussant tout le temps les mêmes lunettes. Il faudra attendre les années 2000 pour que les regards se focalisent sur des lieux tout aussi complexes de la réussite de la démocratisation culturelle : on peut citer les travaux sur le cinéma, les festivals, les musées. On peut citer auparavant les travaux de Jean-Louis Fabiani qui, dans le cadre d’une ethnographie de terrain, observe dès les années 1980 comment la culture est un espace de libération quand on est privé de liberté.

La sociologie des pratiques culturelles des Français est prise en compte par le Ministère de la Culture depuis le début des années 1970 via de grandes enquêtes actualisées tous les dix ans. Celle parue en 2009, dirigée par Olivier Donnat, commente les spécificités de ces pratiques à l’ère numérique. Elle remet notamment en question l’idée répandue, au début des années 2000, que le numérique bouleverse profondément nos habitudes de consommation, notamment dans le domaine culturel, en montrant que le temps passé devant les écrans n’a guère entamé la propension générale à sortir ni modifié les habitudes en matière de fréquentation des équipements culturels. Les travaux universitaires menés depuis sur les effets des technologies numériques en matière de pratiques et de consommations culturelles actualisent des particularités plus complexes, notamment dans le domaine de l’évènementiel culturel (Malinas, 2014).

Si l’on considère avec Jean-Pierre Esquenazi (2003 : 3) qu’« il n’y a public que de quelque chose », l’esquisse du portrait sociologique des publics passe par les lieux qui les accueillent et les objets culturels autour desquels ils se retrouvent. Comme l’indique Jean-Louis Fabiani (2004 : 65), « la validité sociologique de cette proposition est universelle ; il n’y a pas de public universel dont on pourrait saisir les activations empiriques. Le croire conduit inévitablement à l’essentialisation du public en tant qu’il exprime une entité sociale ». De nombreuses enquêtes ont ainsi été menées en France. Elles dressent un portrait toujours riche, fourni et actualisé des publics et de leurs sociologies. De la sociologie de la lecture (Schaeffer, 2011) à celle des pratiques culturelles des adolescents (Baudelot, Cartier, Detrez, 1999 ; De Singly, 2006) et des publics des séries télévisées de lycéens (Pasquier, 1999) en passant par la sociologie des pratiques cinéphiles (Jullier, Leveratto, 2010) ; de l’approche ethnographique des publics incarcérés (Fabiani, 1995) à la sociologie des publics des musées (Poli, 2003) et de l’art contemporain (Heinich, 1998), de la sociologie des publics du cinéma (Éthis, 2014) et des festivals (Éthis, Fabiani, Malinas, 2008) à celle de l’opéra et de la musique (Pedler, 2003) ou des romans sentimentaux (Péquignot, 1991). Autant de terrains d’enquêtes qui continuent de délimiter les frontières d’une discipline en même temps qu’ils contribuent à construire le savoir sociologique sur l’attachement des publics aux objets culturels.


Bibliographie

Bourdieu P., Darbel A., 1969, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Éd. de Minuit.

Baudelot C., Cartier M., Détrez C, 1999, Et pourtant, ils lisent…, Paris, Éd. Le Seuil.

Certeau M. de, 1980, L’Invention du quotidien, 1/ Arts de faire, Paris, Union générale d’édition.

De Singly F., 2006, Les Adonaissants, Paris, A. Colin.

Dewey J., 1927, Le Public et ses problèmes, trad. de l’américain par J. Zask, Paris, Gallimard, 2010.

Donnat O., 2009, les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008. Paris, Éd. La Découverte.

Esquenazi J.-P., 2003, Sociologie des publics, Paris, Éd. La Découverte.

Éthis E., dir., 2000, Aux marches du palais. Le Festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, Paris, La Documentation française

Éthis E., dir., 2002, Avignon, le public réinventé. Le festival sous le regard des sciences sociales, Paris, La Documentation française.

Éthis E., 2014, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, A. Colin.

Éthis E., Fabiani J.-L., Malinas D., 2008, Avignon ou le public participant. Une sociologie du spectateur réinventé, Montpellier, Éd. L’Entretemps.

Fabiani J.-L., avec la participation de Soldini F., 1995, Lire en prison. Une étude sociologique, Paris, Bibliothèque publique d’information/Centre Georges-Pompidou.

Fabiani J.-L., 2004, « Publics constatés, publics inventés, publics déniés. Les sciences sociales et la démocratisation de la culture », Enseigner la musique, 6/7, pp. 65-86.

Grignon C., Passeron J.-C., 1989, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Éd. Le Seuil.

Heinich N., 1998, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éd. de Minuit.

Hoggart R., 1957, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, trad. de l’anglais par F. et J.-C. Garcias, J.-C. Passeron, Paris, Éd. de Minuit, 1970.

Iser W.,1976, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad de l’allemand par E. Sznycer, Bruxelles, Mardaga.

Jauss H. R, 1978, Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard.

Jullier L., Leveratto J.-M., 2010, Cinéphiles et cinéphilie, Paris, A. Colin.

Kracauer S., 1947, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, trad. de l’anglais par Cl. B. Levenson, Lausanne, Éd. L’Âge d’Homme, 1973.

Kracauer S., 1963, L’Ornement de la masse. Essai sur la modernité weimarienne, trad. de l’allemand par S. Cornille, Paris, Éd. La Découverte, 2008.

Malinas D., dir., 2014, « Démocratisation culturelle et numérique », Culture & Musée, 24.

Park R. E., 1904, Le Foule et le public, trad. de l’allemand par R. A. Guth, Lyon, Éd. Parangon/VS, 2007.

Passeron J.-C., Pedler E., 1999, « Le temps donné au regard. Enquête sur la réception de la peinture », Protée, vol. 27, 2, pp. 93-116. Accès : http://id.erudit.org/iderudit/030563ar. Consulté le 29/07/2015.

Pasquier D., 1999, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme.

Pedler E., 2003, Entendre l’opéra. Une sociologie du théâtre lyrique, Paris, Éd. L’Harmattan.

Péquignot B., 1991, La Relation amoureuse. Analyse sociologique du roman sentimental moderne, Paris, Éd. L’Harmattan.

Poli M.-S., 2003, Le Texte au musée. Une approche sémiotique, Paris, Éd. L’Harmattan.

Schaeffer J.-M., 2011, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, Vincennes, T. Marchaisse.

Tarde G., 1901, L’Opinion et la foule, Paris, Presses universitaires de France.

Auteur·e·s

Ethis Emmanuel

Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle Conservatoire national des arts et métiers Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique – Paris Île de France

Malinas Damien

Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle Conservatoire national des arts et métiers Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique – Paris Île de France

Roth Raphaël

Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle Conservatoire national des arts et métiers Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique – Paris Île de France

Citer la notice

Ethis Emmanuel, Malinas Damien et Roth Raphaël, « Sociologie des publics de la culture » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/sociologie-des-publics-de-la-culture.

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