Sortie


 

La notion de « sortie » est traditionnellement utilisée en sociologie du loisir pour distinguer les pratiques qui s’y rattachent des pratiques relatives aux univers domestiques. Comprendre le développement d’une société donnée à une époque donnée peut passer par une analyse des relations possibles entre les usages du temps libre avec les autres parties du temps vécu par l’individu comme par la collectivité (Veblen, 1899). En effet, les usages du temps de loisir apparaissent comme un révélateur puissant de la position sociale des individus tant par la part de leurs revenus qu’ils y consacrent que par la nature de l’investissement personnel auquel ils consentent pour se réaliser tout au long de leur vie grâce aux activités qui les définissent hors de leur monde professionnel : bricolage, sport, télévision, internet, lecture, musique et autres pratiques citoyennes, associatives, artistiques ou culturelles. Toutes ces activités ne relèvent pas d’un même niveau de socialisation et ne demandent pas la même organisation dans l’usage du temps libre. Si l’on peut pratiquer à sa guise toutes celles qui se rapportent à l’univers domestique, il n’en va pas de même pour celles qui impliquent le fait de sortir de chez soi. Les pratiques culturelles de sortie se conjuguent avec un avant, un pendant et un après qui accompagnent l’objet même de la sortie. Elles mobilisent l’individu dans l’organisation d’un temps social précis avec une énergie qui outrepasse son objectif de sortie et vont donner tout son sens et toute son importance sociale à ladite pratique. C’est pourquoi la pratique de sortie apparaît comme définitoire de l’individu en spectateur et caractéristique du spectateur en public.

Au demeurant, les récentes enquêtes sur les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique ne viennent pas infléchir ce constat : elles montrent que le temps passé devant les écrans n’a guère entamé la propension générale de ces derniers à sortir ni modifié leurs habitudes en matière de fréquentation des équipements culturels (Donnat, 2009). Enfin, la notion de sortie présente pour l’étude des collectifs l’avantage de dépasser le cadre de la traditionnelle opposition culture savante versus culture populaire pour considérer l’ensemble des formes culturelles qui induisent un déplacement de la sphère privée vers la sphère publique : la sortie au cinéma, la sortie au musée, la sortie en festival, la sortie en boîte de nuit…

 

La sortie comme expérience et apprentissage collectifs

Ce que la sociologie des publics nous apprend, c’est que la valeur que quelqu’un accorde à une œuvre est très dépendante de la valeur que d’autres personnes lui accordent, sinon cette œuvre n’existe pas. D’où l’importance de la sortie culturelle dans la constitution des collectifs qu’elle construit. Même si elle peut être individuelle et silencieuse, il est rare qu’une sortie au musée, au cinéma, au théâtre ne soit pas une occasion de se retrouver avec d’autres que l’on connaît ou que l’on ne connaît pas. La première sortie culturelle que l’on fait – enfant – reste souvent marquante dans les souvenirs de spectateur. Voir le Roi Lion au cinéma, c’est se laisser prendre en main par un dispositif qui installe l’enfant dans un fauteuil trop grand pour lui, l’incite à se taire, car il n’est pas seul dans la salle, le pousse à regarder en levant la tête, le conduit à découvrir les autres dans leur attention au spectacle. La première sortie culturelle permet à tout un chacun de faire l’apprentissage du statut même de spectateur dans un espace de socialisation dévolu à une expérience culturelle spécifique dans lequel il va prendre ses marques. Après la sortie en famille de l’enfance viennent les sorties en groupes des adolescents et des jeunes adultes où l’on s’émancipe aussi par l’entremise de la confrontation des jugements de goûts et de valeurs portés sur ce que l’on a vu. Les sorties culturelles deviennent tantôt des moments de connivence, tantôt de désaccords. Elles sont à l’origine de productions de nombre discours qui favorisent les échanges, qui aiguisent l’expertise des spectateurs, construisent le regard critique ou sollicitent des ressorts qui vont façonner l’identité culturelle de chacun, notamment dans la revendication des choix opérés. Dans des complexes cinématographiques, il arrive que l’on observe des groupes de spectateurs qui, lorsque la concertation pour un seul film semble difficile à trouver, choisissent de se désolidariser pour se répartir dans différentes salles et se retrouver à la sortie (Éthis, 2014). Mais ce comportement, souvent avancé dans les arguments « marketing » pour mettre en valeur les avantages du multiplexe, reste néanmoins marginal : la sortie au cinéma en groupe convoite l’entretien et le maintien d’une zone privilégiée d’échange et de partage entre les membres du groupe. Il en va du sens de « l’être ensemble », quitte à s’opposer à l’issue de la séance dans les avis que chacun émettra à propos du film vu : ce n’est que le partage du même objet qui permettra cette confrontation. On comprend dès lors l’importance qui réside dans l’enjeu même du choix de la séance, dans la nécessité du compromis décisionnel auquel se soumettent nos spectateurs-braconniers pour donner tout son sens à leur sortie culturelle.

 

La sortie comme mesure d’une pratique

Parce qu’elle objective de façon différentielle et quantitative les activités des individus et des groupes, la mesure de la sortie est devenue la variable cardinale des enquêtes sociologiques en matière de pratiques culturelles. Elle présente l’avantage d’être simple à récolter en rapportant le nombre de sorties à une période déterminée : combien de fois êtes-vous sorti au cinéma depuis 12 mois ? À leur tour, les données constituées permettent d’établir des statistiques d’évolution dans le temps des pratiques elles-mêmes (exemple : cette année, la sortie au cinéma est en recrudescence, car on a enregistré 1,4 fois plus de places vendues que l’an dernier) ou des individus au cours de leur carrière de spectateur (exemple : « sa fréquentation du cinéma a décru entre 35 et 45 ans »). Ces statistiques de sortie, susceptibles de décrire tour à tour des rythmes et des habitudes plus ou moins ritualisées, peuvent alors devenir des indicateurs fiables pour l’observateur et stimuler son imagination sociologique. Ainsi, on a pu constater que, contrairement à cet apriori qui aurait pu laisser penser qu’en temps de crise économique on restreignait ses sorties culturelles pour limiter ses dépenses, les statistiques de sortie ont montré l’inverse. C’est ce qui a permis de comprendre qu’en temps de crise, le public a besoin de se rassurer en se retrouvant au sein de collectifs forts, toutes origines sociales confondues et notamment au cinéma qui est apparu comme la sortie qui permet le plus facilement de concrétiser cette quête. Le sentiment de crise renforce le besoin de partager des moments de culture commune qui ne peuvent s’éprouver que dans le cadre de pratiques de sortie. De fait, les pratiques de sortie intéressent au plus haut point la sociologie théorique appliquée au loisir, car elles impliquent quatre dimensions sociales majeures qui relient l’individu à un collectif : une dimension temporelle – celle du temps pris en commun –, une dimension économique – celle de la dépense engagée –, une dimension éducative et culturelle – le choix culturel comme produit d’un héritage –, une dimension symbolique – ce que l’on projette de soi et des autres dans l’attente de la sortie. C’est d’ailleurs parce qu’elle engage l’ensemble ces dimensions que la sortie et la mesure qu’on en prend n’ont de cesse d’alimenter les questionnements relatifs aux politiques publiques de démocratisation des pratiques culturelles et les constats d’inégalités sociales d’accès à la culture qui en découlent. Car ce sont principalement à l’aune des statistiques de sortie que l’on discute et justifie, depuis la création du ministère français de la Culture en 1959, le sens que l’État ou les collectivités territoriales donnent à leur volonté d’élargir les publics et leur mise en œuvre d’une égalisation des conditions d’accès aux biens culturels.


Bibliographie

Donnat O., 2009, les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, Éd. La Découverte.

Éthis E., 2014, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, A. Colin.

Veblen T., 1899, Théorie de la classe de loisir, trad. de l’américain par L. Évrard, Paris, Gallimard, 1970.

Auteur·e·s

Ethis Emmanuel

Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle Conservatoire national des arts et métiers Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique – Paris Île de France

Citer la notice

Ethis Emmanuel, « Sortie » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/sortie.

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