Tabou


 

Bien que trop souvent associé à un cercle fermé et privé (par exemple, un secret ne devant pas sortir du cadre familial), le tabou se retrouve plus qu’on ne le pense dans l’espace public et cela autant dans les sociétés traditionnelles ou/et religieuses – dont le quotidien est rythmé par les croyances – que dans les états laïques et plus rationnels où ce terme prend un tout autre sens. D’origine polynésienne, le mot « tabou » dans sa définition ethnographique et anthropologique est assimilé à une interdiction à caractère sacré dont la transgression engendrerait un châtiment surnaturel ; il sera popularisé en Europe via le récit posthume du navigateur James Cook (1728-1779) publié en 1781 (Lloancy, 2016). Plus tard, dans la France post-révolutionnaire et laïque de la fin du XIXsiècle, le tabou devient un alter ego plus profane du péché. Il sera défini comme une prohibition morale, teintée de préceptes judéo-chrétiens – expression née au début de ce même siècle au sein de l’exégèse biblique allemande – qui a rapidement inspiré une société encore marquée par le « sens commun » (Paternotte, 2017) et toujours influencée par des préceptes moraux jusqu’alors édictés par l’Église.

Cependant, dans un XXsiècle moins séculier et une société gagnant en libertés individuelles, l’usage du tabou dans le langage commun prend un sens encore plus profane. Tout est désormais susceptible de devenir tabou à partir du moment où le sujet en question suscite pour au moins une personne un certain malaise qui le pousse à ne pas en parler. Alors que dans les régimes autoritaires et autres théocratie, le tabou reste associé à une réelle prohibition dont l’infraction est passible de sévères répréhensions, comment est-il appréhendé dans une société démocratique, multiculturelle et multicultuelle à l’image de la France contemporaine, aux publics plus diversifiés et où tout semble sujet à débat et à la controverse ? Le tabou existe-il toujours dans l’espace public de sociétés attachées à la liberté et aux droits individuels où la notion de sens commun (ibid.) semble sans cesse remise en question ?

 

Aux origines du mot tabou

Le tabou est un mot que l’on retrouve originellement dans toutes les langues polynésiennes sous la forme de kapu,tabu, tapu, tambu, tafu. De nos jours, dans certains sociétés océaniques (maori, tongienne, etc.), ce terme reste associé à des interdits faisant références à la sacralité mais aussi à la préservation des ressources tout en étant de l’ordre du privé (relatif aux individus) que du public (relatif aux communautés). Ainsi dans la société maorie, pour l’intérêt de la communauté, le concept de tabou était-il utilisé par les tohunga (prêtres) pour protéger les ressources de la surexploitation, en déclarant une pêche ou une autre ressource comme prohibée. De ce fait, le tabou était également un régulateur écologique (Johannes, 1981 ; Colding, Folke, Elmqvist 2003). Le tabou fonctionne alors comme une règle ou une norme implicite qu’il convient de ne pas transgresser sous peine de remettre en question la structure de la société (Labere, 2004). L’anthropologue spécialiste de l’Océanie, Serge Tcherkézoff (2010), émet l’hypothèse que le mot « taboo » fut entendu et transcrit pour la première fois par les Anglais lors des premiers contacts, quand de la nourriture était partagée avec les Polynésiens. Les restes laissés par celui qui mangeait en premier devenaient intouchables pour les autres. Il fallait donner une nouvelle portion et dans un autre plat.Mais le tabou ne concernait pas seulement l’alimentation, et pouvait par exemple être associé aux sacrifices humains,aux chefs ou encore aux offrandes. Le terme originellement océanien nourrira une littérature particulière, celle des explorateurs d’abord, puis des chercheurs en sciences sociales, fascinés par les modes de vie et de fonctionnements de ces terres lointaines. Bien que le sociologue Émile Durkheim (1858-1917) estimait qu’il était fâcheux d’étendre à d’autres populations vivant sur des territoires non polynésiens, une expression étroitement locale et dialectale, nombreux sont les ethnologues et anthropologues qui ont fait de ce mot polynésien, un terme générique s’appliquant à toutes les interdictions d’ordre magique, religieux ou rituel, quel que soit le peuple qui formule ces prohibitions (Lévy-Bruhl, 1922 ; Makarius, 1968). Ainsi, à Madagascar, les fady, qui sont des interdits à respecter mais également des incitations « à faire » sous peine de châtiment surnaturel, sont-ils appelés tabous par la plupart des chercheurs anglophones et francophones travaillant sur le sujet (Van Gennep, 1904 ; Lambek, 1992 ; Astuti, 2007). C’est l’anthropologue James Frazer (1854-1941) qui, dans son vaste ouvrage le Rameau d’or, fut le premier en 1890 à dresser un inventaire des types de tabous dans différentes civilisations et époques : Chine ancienne, hautes cultures de l’Amérique ou encore les sociétés paysannes de l’Europe du XIXe siècle. Entre autres faits, il distingua les actes tabous (relations sexuelles avec des étrangers, les interdits portant sur la nourriture et la boisson, le port du voile, la maison désertée, etc.) ainsi que les tabous frappant une catégorie de personnes (les femmes pendant leurs règles et l’enfantement, les guerriers, les assassins, etc.). Dans Totem et tabou, Sigmund Freud (1856-1939 ; 1913) estimait que le tabou possède deux faces opposées : d’un côté, celle du sacré et du consacré ; de l’autre, celle de l’inquiétant, du dangereux, de l’impur. « Notre expression “terreur sacrée” coïnciderait souvent avec le sens du mot tabou » (ibid.). Pour le psychanalyste, cette ambivalence du tabou se manifeste alors par des interdictions et des restrictions que l’individu se doit de respecter vis-à-vis d’une personne ou d’un objet sacralisé. Sa transgression engendrerait l’impureté à l’image de l’inceste où le sacré, représenté par la mère, ses objets et son inconscient – auxquels il est prohibé de penser – rencontrent « l’impur », tel qu’il est figuré par l’horreur de la sexualité de la mère et la tentation incestueuse qui en découle (Zilkha, 2005). Dans une approche plus psychanalytique, il rappela que le tabou est une prohibition très ancienne, imposée du dehors (par une autorité : ancêtres, esprits, etc.) et dirigée contre les désirs les plus intenses de l’homme. Partant de là, il est tout à fait possible de lier cette dimension aux questions politiques, religieuses et plus généralement communautaires. Car si le tabou n’est pas respecté, les sujets s’inquiètent des réactions du divin, le tabou apparaissant autant comme une marque de fascination que de l’inquiétude des hommes.

Le Rameau d’or, édition de 1981 en 4 volumes (Frazer J. G., 1890).

 

Le tabou en Occident : un interdit moral pesant sur la conscience collective plus qu’une réelle prohibition

Initialement chasse gardée des ethnologues et généralisée à l’étude de sociétés appelées primitives et traditionnelles, le tabou sera ensuite étudié par les anthropologues comme des faits propres à l’humanité et sera associé à un fait universel. Les tabous sont très explicitement assimilés à des « mœurs » par le philosophe, sociologue et anthropologue français Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939 ; 1903) : « L’homme est naturellement moral, si l’on entend par là qu’il vit partout en société, et que dans toute société il y a des “mœurs”, des usages qui s’imposent, des obligations, des tabous ». Si, en 1880, J. Frazer puis Salomon Reinach (1958-1932 ; 1906) dressèrent les premiers un inventaire des types de tabous plus ou moins lointains dans le temps et l’espace, c’est S. Freud dans Totem et tabou (1913), viason analyse du mythe du fils parricide couchant avec sa mère et en établissant des similitudes entre les coutumes taboues et les symptômes de la névrose obsessionnelle, qui démontrera que l’inceste et sa prohibition sont des faits d’ordre civilisationnel et universel. Toutes les sociétés, à quelques exceptions près, réprouvent ou interdisent et éventuellement sanctionnent l’union d’un père avec sa fille, d’un frère avec sa sœur, d’un fils avec sa mère et les anthropologues rangeront la prohibition de l’inceste parmi les constituants de la condition humaine, au même titre que la filiation, le mariage, les rites funéraires et l’institution de la famille (Journet, 1998).

Totem et tabou éd. de 1976 (Freud, 1913).

 

En associant le mot tabou à un fait qui n’était pas seulement propre à une contrée lointaine, S. Freud et ses épigones ont contribué à vulgariser le terme dans le langage courant en occident. On pourrait aller jusqu’à émettre l’hypothèse que c’est S. Freud qui posa les bases de la définition du mot tabou telle que nous le connaissons aujourd’hui, à savoir : un sujet malséant d’évoquer pouvant peser sur la conscience collective ou individuelle. En effet, son analyse de la nature du tabou permet de comprendre ce que nous appelons la conscience, bonne ou mauvaise. Pour le psychanalyste, le « remord tabou » serait la forme la plus ancienne du remord de la conscience en général (Kohn, 2010). Dans la France du début du XXsiècle, si l’inceste était toujours perçu comme une pratique déviante et que le Code civil interdisait le mariage entre personnes ayant des liens de parenté allant jusqu’au troisième degré, ce rapport à la sexualité hors mariage ne faisait pas pour autant l’objet de lois concrètes l’interdisant, puisqu’il n’apparaissait pas dans le Code pénal. Plutôt qu’un réel interdit, l’inceste était assimilé à une censure morale et orale d’un sujet sensible, particulièrement dans l’espace public d’une société encore très marquée par la notion de sens commun viades préceptes judéo-chrétiens acceptés par l’ensemble de la population.

Rappelons que le « sens commun » ou encore le « bon sens » en philosophie, est considéré comme une morale, une logique universelle, une connaissance minime, inscrite dans les choses mêmes et que toute société détient de façon quasi génétique (Christias, 2005). Pour Alfred Schütz (1899-1959), le sens commun est comparable à un « mode d’emploi » car il permet de savoir comment se comporter au sein d’une culture donnée. Le sens commun doit toutefois ici être compris comme un ensemble d’opinions ou de croyances partagées au sein d’un groupe ou d’une population – ses croyances ordinaires, idées reçues ou lieux communs. Cette acception se retrouve dans la notion grecque d’endoxa (opinions reçues) ou dans ce que Hans-Georg Gadamer (1900-2002) a décrit comme un « jugement sans réflexion partagé par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation ou par le genre humain tout entier (Paternotte, 2017). Dans un État post-révolutionnaire devenu laïque, mais dont la société est restée fidèle à des principes moraux hérités de l’Église, le tabou devient le nouveau bouclier laïque protégeant la morale comme le fut la notion de péché en son temps qui imposait aux fidèles des limites à ne pas franchir en termes de moralité sous peine de punition divine. À ce propos, Alain Houziaux (2005) fait un parallèle entre le tabou et le péché via la description du mythe du meurtre du père par le fils décrit par S. Freud dans Totem et Tabou, ainsi que de celui de la désobéissance d’Adam et Ève, du moins telle que relu par la théologie du péché originel. De ce fait, si au XIXsiècle la dimension surnaturelle était moins prononcée que pour le taku polynésien, le tabou en occident – ne serait-ce que par sa filiation avec la morale chrétienne – n’avait pas encore perdu son caractère sacré. Aujourd’hui encore, dans certaines nations se revendiquant pourtant laïques, le tabou est associé à une censure morale teintée de préceptes religieux ou le sacré à encore sa place. Ainsi, dans la société italienne, l’avortement est-il encore tabou bien que ce dernier soit légal depuis 1978 : la loi 1994 prévoit qu’une femme puisse effectuer une intervention volontaire de grossesse (IVG) au sein d’une structure publique jusqu’au 90e jour de grossesse et jusqu’au 5e mois dans le cas d’un avortement thérapeutique (anomalie dépistée sur le fœtus ou grossesse dangereuse pour la femme enceinte) ; mais en pratique, cela demeure très compliqué car 70 % des gynécologues italiens refusent de réaliser cet acte par « objection de conscience ». Ces positions radicalement conservatrices sont le résultat d’une culture italienne qui accorde toujours une grande importance à la religion ainsi qu’au pape et à son discours anti-avortement qui alimente le débat public en insistant sur le fait que la vie humaine est sacrée et inviolable. Lors de l’une de ses audiences hebdomadaires, le pape François est allé jusqu’à assimiler les médecins pratiquant l’IVG à des « tueurs à gages », un discours qui ne choque pas dans un pays où 80 % des 58 millions d’habitants se déclarent catholiques (Menozzi, 2008). À la différence de la France où les églises se vident, la religion a encore beaucoup de poids dans la société italienne où la culture de la honte et du secret est encore très présente. On a ici une vision du tabou restée très proche de celle de S. Freud opposant le sacré et l’impur. Par exemple, l’IVG est considérée par les catholiques comme un tabou dans le sens d’une réelle prohibition communautaire (et non un simple non-dit ou un sujet malséant à évoquer) visant à protéger du meurtre la vie sacralisée donnée par Dieu. Ainsi revient-on aux origines océanienne ou malgache du mot tabou, teinté de sacralité et d’incitations voire d’obligations « à faire ou ne pas faire » sous peine de châtiments surnaturels (ici le rapport au péché et au jugement dernier).

 

Le tabou en France aujourd’hui : le symbole de ce qui fait obstacle à une émancipation sans limite

Dans une république laïque et démocratique à l’image de la France, où le système des normes s’est largement modifié au cours du XXe siècle, où il a été un temps « interdit d’interdire » et où de nombreux tabous, notamment sexuels, ont vu leur transgression banalisée, on est en droit de se demander si le tabou existe encore ou du moins s’il n’a pas perdu tout lien avec ses origines « ethnologiques ». Déjà en 1949, dans Les Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) n’utilise à aucun moment le mot tabou pour désigner l’inceste, et ne fait référence ni au sacré, ni à l’impur, ni aux mythes comme le faisait S. Freud 30 ans auparavant. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cela :

  • À l’image d’autres ethnologues, C. Lévi-Strauss a peut-être jugé l’utilisation du mot « tabou » comme non appropriée pour définir une prohibition n’ayant pas une origine polynésienne.
  • Ici, l’inceste a une connotation moins négative et est perçu comme un mal nécessaire à la structuration des sociétés humaines. Pour C. Lévi-Strauss son interdit a favorisé la formation de la société dans le sens où, suite à celui-ci, les individus ont été forcés d’élargir leurs relations à des groupes sociaux autres que le leur, encourageant ainsi l’exogamie.
  • Dans nos sociétés occidentales d’après-guerre cherchant à s’émanciper de valeurs judéo-chrétiennes jugées archaïques et plus attachées aux libertés individuelles, le tabou a pris un tout autre sens : il est davantage un non-dit qu’une prohibition. C. Lévi-Strauss (1949) – qui qualifie l’inceste d’interdit – ne l’a pas associé à un tabou, peut-être pour ne pas perturber les lecteurs avec un mot ayant désormais un double sens : interdit dans les sociétés dites primitives et traditionnelles ; non-dit pour les sociétés occidentales.

Rappelons que les Années folles, que certains assimilent à l’émergence d’un individualisme déchaîné et extravagant, sont passées par là et que les mouvements de Mai 68 et Woodstock, considérés comme des points culminants de la contre-culture, ne sont pas loin. Quelques années plus tard, la « révolution sexuelle » fera de la morale judéo-chrétienne la figure par excellence de l’interdit, suivant en cela une lecture freudienne de la religion (Sebban, 2012). Si le judéo-christianisme est encore ressenti par la majorité des contemporains comme inactuel, c’est à cause d’une morale sexuelle et d’une psychologie ne permettant guère la pleine réalisation de l’individu (Brès, 2001). Mai 1968 précipite ce mouvement d’émancipation. Le temps est à la contestation de l’ordre bourgeois et patriarcal et les ouvrages de Wilhelm Reich (1897-1957) comme La Révolution sexuelle (1930) ou d’Herbert Marcuse (1898-1979) avec Eros et civilisation (1955) et L’Homme unidimensionnel (1964) deviennent des manifestes. Le mouvement hippie, apparu sur la côte Ouest des États-Unis à la fin des années 1960, se répand en Europe. Des communautés libertaires expérimentent la promiscuité sexuelle et l’amour libre alors que les slogans « Peace and Love », « Jouissons sans entrave » ou « Faites l’amour pas la guerre », s’affichent sur les murs des universités (Weinberg, 2002). Ce qui jadis était tabou, amoral, anormal et caché devint légal et plus visible dans l’espace public de nombreuses nations. À titre d’exemple, dans les années 1970-1980, les lois réprimant l’homosexualité sont abrogées. La classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui faisait de cette orientation sexuelle une maladie mentale, est supprimée, tout comme le fichage des homosexuels en France par les Renseignements généraux et les brigades homosexuelles à la préfecture de police. L’homosexualité jadis prohibée et tabou dans l’espace public s’affiche dans les grandes villes via les marches de fierté et l’apparition de quartiers spécifiques. Toutefois, la nouvelle chasteté et la contre-révolution morale des années 1990 vont quelque peu changer la donne. Aux États-Unis, des courants néoconservateurs souvent religieux vont alors se mobiliser contre le libéralisme sexuel et contre les droits accordés aux homosexuels. En France, plusieurs journaux – à l’image de Libération – et ouvrages s’interrogeront sur les dérives d’une sexualité livrée au commerce et à la permissivité totale (Guillebaud, 1998 ; Authier, 2002 ; Folscheid, 2002). Et lorsque la loi sur le mariage pour tous a été envisagée par le gouvernement en 2012, c’est un collectif d’associations qui se crée pour mener d’importantes manifestations et actions d’opposition à travers le pays contre le mariage et l’adoption par les homosexuels. On assiste à une volonté de retour d’une certaine morale et à des schémas familiaux jugés par certains comme immuables. Cependant, ces sujets condamnés par des groupes d’individus ou des communautés ne peuvent plus vraiment être associés à des tabous, en tout cas dans le sens d’« interdit moral pesant sur la conscience collective », dès lors que pour une autre partie – voire la majorité – de la population, l’homosexualité ou l’avortement, entre autres exemples, n’ont rien de dérangeant. Pour l’essayiste Nelly Labère (2004), la définition du mot tabou a donc encore évolué et ce dernier semble davantage s’être insensiblement métamorphosé, dans le creuset d’une rhétorique libertaire, en symbole de ce qui fait obstacle à une émancipation sans limite.

 

À chaque tabou son public

À l’heure actuelle, c’est presque quotidiennement que les médias évoquent un sujet qu’ils qualifient eux-mêmes de tabou. Dans une société française aux publics multiples, disparates dans les manières de penser et tant diversifiés culturellement, ethniquement, religieusement, politiquement ou encore idéologiquement, l’usage vulgarisé du terme tabou se trouve appliqué à un large éventail de thèmes : le tabou de l’argent, de l’excision, de l’euthanasie, de la contraception, des femmes battues, du voile, de l’homoparentalité, de la mort, de l’immigration, de l’alcoolisme etc. Dans une société moins normée (peut-être devrions-nous parler au contraire d’une société devenue poly-normée où la notion de sens commun tend à disparaître), toute discussion est susceptible de devenir tabou selon la personne ou la communauté. Cependant, certains tabous semblent plus impacter que d’autres la société dans son ensemble, à l’image de la maladie et de la mort. Par exemple, le cancer a toujours été tabou dans la société française : il véhicule l’incertitude, l’impuissance, la mort ; c’est une maladie dont on ignore les causes et les mécanismes de déclenchement (Dauchy, 2016). Dans les médias, on ne meurt pas d’un cancer, mais d’une longue maladie. Cependant, il faut rappeler que dans les années 1980, le sida était encore plus tabou que le cancer, car affublé d’un triple tabou : celui de l’homosexualité (qui venait d’être dépénalisée en France en 1979), de la toxicomanie et de la mort, si bien qu’il était souvent moins honteux pour les familles de prononcer le mot cancer lorsqu’un proche mourrait des conséquences du VIH.

La mort reste souvent imprononçable dans les sociétés modernes : dans les médias on évoque le plus souvent des disparus, et nombreux sont les soins palliatifs à être rebaptisés « soins de support » (Lecomte, 2013). Tous ces euphémismes pour éviter de nommer et de penser la mort comme inéluctable et naturelle dans les sociétés bâties sur le mythe de l’immortalité où il nous est donné 81 ans d’espérance de vie que l’on prend comme une garantie (Sauteraud, 2012). Pourtant, jusqu’au milieu du XXe siècle, la mort faisait partie de la vie. Elle se passait au domicile, on la regardait en face dans l’espérance de la résurrection. De ce fait, la mort semblait et semble toujours moins taboue dans les sociétés et les communautés restées très religieuses. Cependant, en France, la religion est toujours en première ligne lorsqu’on évoque le tabou. La pédophilie a longtemps été, et reste encore, un sujet sensible à évoquer au sein de l’Église catholique se justifiant par le secret de la confession, et si ces agissements deviennent des scandales publics, c’est parce que les victimes ont dénoncé les faits. Pour certains musulmans et familles ultra-catholiques, l’homosexualité ou la PMA n’ont pas droit de cité. Quant aux tenants de la laïcité, c’est le port du voile ou du burkini qui dérange. Et, en 2015, après l’attentat terroriste contre la rédaction de Charlie Hebdo, puis en 2020 après l’assassinat d’un enseignant, Samuel Paty (1973-2020), ayant montré à ses élèves des caricatures du journal satirique, s’est même posée la question du droit au blasphème et celle de savoir s’il n’était pas tabou de caricaturer le prophète Mahomet de peur de choquer une partie de la société française et d’attiser la haine, remettant en cause le principe de liberté d’expression. Mais cette liberté de parole et d’opinion dans l’espace public n’est-elle pas justement l’ennemie du tabou ?

Des journaux satiriques en passant par l’internet et les réseaux sociaux, tous les sujets peuvent être abordés sans véritable censure. Et parce que les paroles se libèrent (le mouvement #MeToo et son alter ego français #Balancetonporc, la Manif pour tous, les Gilets Jaunes…) et qu’il est aisé d’afficher son mécontentement et son malaise par la participation à des manifestations ou en publiant des commentaires sur Facebook, le tabou n’a plus vraiment de raison d’être puisque tout est sujet à débat ou à controverse. À l’inverse des sociétés liberticides comme l’Iran et la Corée du Nord où le tabou marque fortement l’espace public, dans une société libertaire comme la France, il est surtout un fait d’ordre privé ou communautaire.


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Auteur·e·s

Preuil Sébastien

Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine École des hautes études en sciences sociales

Citer la notice

Preuil Sébastien, « Tabou » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 18 décembre 2020. Dernière modification le 20 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/tabou.

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