Théâtre jeunes publics


 

L’expression théâtre jeunes publics peut donner lieu à de nombreux malentendus. Le définir par la négative, par ce qu’il n’est pas, permet déjà de lever quelques quiproquos. Par théâtre jeunes publics, nous n’entendons ni les représentations de « classiques », de textes patrimoniaux devant un public scolaire ni les spectacles joués par les enfants devant les autres élèves et les familles dans le cadre scolaire ou parascolaire, même si, on le verra, le théâtre par et le théâtre pour la jeunesse sont en partie liés. La formule théâtre jeunes publics désigne un secteur artistique professionnel, un ensemble de créations montées et jouées par des adultes qui entendent s’adresser spécifiquement à des destinataires enfants ou adolescents. Si l’on s’en tient à une définition minimale, « sans débattre des contours de l’adultéité » (Pecolo, 2017), l’expression jeune(s) public(s) englobe des catégories d’âges très différentes (du nourrisson à l’adolescent), qui ont toutes la particularité de ne pas être considérées comme appartenant à l’âge adulte.

La prise en compte différenciée de la jeunesse comme public, à inscrire dans l’histoire plus vaste de nos perceptions fluctuantes des âges de la vie, et la reconnaissance d’un théâtre spécialisé pour les jeunes ont été et sont encore l’objet de désaccords, trahissant des conceptions de l’art, de l’enfance et de l’éducation très contrastées. L’instabilité désignationnelle du secteur, qui affecte également la littérature jeunesse, de jeunesse ou pour la jeunesse (Nières-Chevrel, 2009), est révélatrice des problèmes de définition et de légitimité de la création à destination des jeunes. Si la formule théâtre jeunes publics est depuis une vingtaine d’années majoritairement employée par les professionnels du secteur, elle coexiste avec d’autres expressions, notamment théâtre jeune public, au singulier, ou encore théâtre jeunesse, calquée sur l’expression littérature jeunesse. Privilégié dans cette notice, l’emploi du pluriel jeunes publics présente l’intérêt, du moins à l’écrit, de signaler l’hétérogénéité des destinataires visés et de ne pas les identifier (et donc les figer) une bonne fois pour toutes.

Tout en gardant à l’esprit la « haute problématicité » (Prince, 2009) de ces jeunes destinataires, il s’agira de poser les jalons de l’histoire de ce que nous nommons aujourd’hui le théâtre jeunes publics, secteur qui invite à penser conjointement la cause des enfants – écho au titre de l’étude de Françoise Dolto (1908-1988 ; 1985) – et la cause du théâtre. De manière à contextualiser précisément les étapes de ce parcours allant de l’expérience artistique avec les jeunes aux œuvres dramatiques à leur intention, cette étude se restreindra au domaine français. Mais les réflexions proposées ici appellent bien entendu à la confrontation avec d’autres aires géographiques et culturelles, telles que la Russie soviétique, pionnière dans le théâtre pour enfants et son institutionnalisation, au lendemain de la révolution, ou l’Italie et son teatro ragazzi, né de l’animation théâtrale à la fin des années 1960 (Lesourd, 2020a, 2020b).

 

De l’enfant « dans la foule » à l’enfant spectateur

L’idée d’un théâtre adressé à la jeunesse, et plus précisément d’un théâtre d’art joué par des comédiens adultes pour des enfants et des adolescents, n’apparaît véritablement qu’au XXe siècle. La prise en compte progressive de la spécificité de la réception de l’enfant et la création d’une production artistique qui lui est destinée sont indissociables du regard que l’on porte sur l’enfance, construction sociale et idéologique mouvante.

Avant le XXe siècle, l’enfant est, le plus souvent, soit mêlé au public des adultes lors de représentations religieuses ou profanes, soit spectateur d’autres enfants, acteurs, dans un théâtre essentiellement pédagogique, conventionnel ou commercial. Prenant appui sur l’iconographie médiévale, l’historien Philippe Ariès (1914-1984 ; 1960) pointe dans les scènes de genre la récurrence de personnages d’enfants « dans la foule », aux côtés d’adultes, assistant à des numéros de foire ou à des prédications. L’histoire de l’enfant spectateur croise celle de l’enfant acteur, sans pour autant la recouvrir totalement. Par exemple, les troupes professionnelles de petits comédiens qui se développent à partir du XVIIe siècle ne proposent pas de spectacles adaptés au public enfantin (Marcoin, 2000). Néanmoins, la naissance du théâtre pour la jeunesse peut difficilement se concevoir sans faire référence à celle du théâtre par ou avec la jeunesse. Au théâtre scolaire, avec, par exemple, les pièces morales et religieuses jouées au XVIe siècle par les élèves des collèges jésuites, succède le théâtre d’éducation interprété par et pour les jeunes filles de Saint-Cyr, à l’initiative de Mme de Maintenon (1635-1719). Le théâtre d’éducation quitte ensuite la sphère scolaire pour un cadre familial et mondain. Au XVIIIe siècle, les sujets abordés par la comtesse de Genlis (1746-1830), préceptrice des enfants du duc d’Orléans (1674-1723), dans ses pièces édifiantes jouent à plein sur l’identification entre enfant acteur, enfant spectateur et enfant lecteur et résonnent avec les préoccupations éducatives des familles bourgeoises et aristocratiques à qui ce théâtre catholique et didactique est destiné (Plagnol-Diéval, 1997). Arnaud Berquin (1747-1791), pédagogue lui aussi, va adapter le théâtre d’éducation aux nouvelles stratégies éditoriales de la presse dans L’Ami des enfants (1782-1783). Ce périodique mensuel, publié à la veille de la Révolution française, regroupe des fables, des compliments, des dialogues et des piécettes à jouer dans la bonne société, en famille. Dans le « Prospectus » qui accompagne la sortie de ce périodique, A. Berquin (1782) précise en effet que chaque volume comportera un petit drame à représenter : parents et enfants auront un rôle à jouer et « goûteront le charme si doux de partager les divertissements de leur jeune famille. » A. Berquin, qui est lui-même l’auteur d’une centaine de pièces, privilégie le format court, les dialogues très balisés et les situations à la fois familières et frappantes, dans le but de mettre la morale « à portée de l’enfance » (Chiron, 2020).

Extrait du « Prospectus » par A. Berquin (1782 : V-VI). Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

Extrait du « Prospectus » par A. Berquin (1782 : V-VI). Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

C’est encore à un public familial mais plus composite que s’adressent les opérettes, les mélodrames et plus encore, les grands spectacles magiques que sont les fééries, au XIXe siècle. Ainsi, le développement des sorties en famille pour assister à des spectacles de marionnettes ou à des fééries de Noël atteste non seulement du rôle croissant de l’enfant dans le choix des divertissements, mais aussi de son statut de cible pour les professionnels du spectacle. Sibylle Lesourd (2020a) met en évidence la concomitance, au tout début du XXsiècle, de la naissance de l’enfant protagoniste, jusque-là très rare au théâtre, et de la naissance de l’enfant spectateur. Dans L’Oiseau bleu (1909), féerie de Maurice Maeterlinck (1862-1949), il est d’ailleurs possible de voir dans les deux jeunes héros, qui regardent par la fenêtre les enfants riches fêter Noël, une forme de « mise en abyme » de l’enfant spectateur, assis dans la salle (Lesourd, 2020a : 133). Le déclin progressif de l’enfant acteur professionnel, pratique condamnée et proscrite en tant qu’activité corruptrice et exploitation mercantile de la jeunesse, accompagne cet essor de l’enfant protagoniste. Incarné par un comédien adulte, l’enfant personnage apparaît alors comme un double du jeune spectateur, un support d’identification pour l’enfant dans le public.

 

L’animation théâtrale et les prémisses du théâtre jeunes publics

Du début du XXsiècle aux années 1970, l’animation théâtrale avec les jeunes et la création d’un théâtre pour le jeune public vont entretenir des liens intenses, notamment sous l’influence des courants du scoutisme, catholique et laïque, et de l’Éducation nouvelle. Il importe toutefois de ne pas occulter les profondes divergences idéologiques qui séparent celles et ceux qui ont investi le terrain du théâtre et de l’éducation. Les expériences menées au cours de la « préhistoire » du théâtre jeunes publics (Lesourd, 2020a : 29) sont effectivement parfois sous-tendues par des conceptions de l’enfance et de l’éducation très différentes, voire antinomiques.

Par exemple, Christiane Page (2010) oppose le projet conservateur et catholique de Léon Chancerel (1886-1965) à la pensée laïque et libertaire de Miguel Demuynck (1921-2000). Héritier de Jacques Copeau (1879-1949), L. Chancerel, mène de front, tout en les distinguant nettement, l’encadrement des activités dramatiques avec les jeunes et la production théâtrale à destination des jeunes. Le Théâtre de l’Oncle Sébastien, créé en 1934 avec la compagnie des Comédiens Routiers, issue des Scouts de France, peut être considéré comme le premier théâtre d’art et de recherche à destination des enfants et des adolescents. Théoricien et promoteur du théâtre pour la jeunesse, L. Chancerel milite sur le plan institutionnel pour la création d’un théâtre pour l’enfance et fonde en 1957 l’ATEJ (Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse) puis, à l’échelle internationale, l’ASSITEJ (Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse), en 1965. Mais ces initiatives pionnières ne doivent pas faire oublier que pour Chancerel, qui a adhéré au pétainisme, l’art dramatique, impliquant la soumission de la jeunesse à un chef, s’inscrit dans un idéal de régénération de la nation française.

Cette conception du théâtre et de l’enfance est diamétralement opposée à la visée émancipatrice que défend Miguel Demuynck (1921-2000), élevé dans un milieu anarcho-syndicaliste. Certes, M. Demuynck, comme L. Chancerel, différencie clairement les deux pôles de son activité – le théâtre par et le théâtre pour la jeunesse – mais ce critère est bien insuffisant pour mettre sur le même plan les démarches des deux pédagogues. Formé à l’école de Charles Dullin (1885-1949), M. Demuynck est instructeur national et responsable des activités dramatiques aux Ceméa (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), association fondée dans le contexte du Front populaire, en 1937, par Gisèle de Failly (1905-1989), militante de l’Éducation nouvelle. Destinés à former les personnels responsables de l’encadrement de groupes d’enfants et de jeunes (animateurs de colonies de vacances puis enseignants, éducateurs spécialisés…), les Ceméa, en étroite collaboration avec le scoutisme laïque, envisagent le théâtre comme un acte social et une pratique ouverte à tous et non réservée à une élite. Fondée sur la coopération et destinée à développer les potentialités créatrices de l’enfant (et plus globalement de l’individu), la pratique du théâtre doit lui offrir la possibilité de se construire comme sujet à part entière dans et par la collectivité. À la tête du Théâtre de la Clairière (1948-1981), compagnie fondée à Besançon, à l’initiative des Ceméa, et regroupant des instructeurs, des instituteurs et des comédiens, M. Demuynck recourt à la participation des jeunes spectateurs, surtout en aval du processus de création. Sans jamais se substituer aux comédiens sur le plateau, les enfants dans le public sont en effet invités à interrompre la représentation pour formuler des propositions. Par exemple, dans le spectacle Chez moi dans mon quartier (1968), les enfants ne quittent pas leurs fauteuils mais sont appelés à prendre la parole pour proposer des thèmes qui donnent lieu à de courtes improvisations de la part des interprètes.

La sollicitation de l’imaginaire enfantin, mais surtout en amont du processus de création cette fois, est également au cœur du travail de Catherine Dasté, petite-fille de J. Copeau (1879-1949), fille de Jean Dasté (1904-1994) et de Marie-Hélène Dasté (1902-1994), lors de ses interventions en milieu scolaire, dans les années 1960. Héritière de la décentralisation théâtrale, destinée à conquérir de nouveaux publics et de nouveaux territoires, C. Dasté adopte une démarche à la croisée de la pédagogie, de l’ethnologie et de la création artistique. Frappée par « la liberté d’invention des histoires, insolites, incongrues, amorales, et parfois délirantes » (Dasté, 2005 : 8) des élèves de l’école de Dieulefit (Drôme), où elle intervient en 1959, elle décide de monter des spectacles à partir des propositions des enfants. Réinvestissant certains exercices de la pédagogie de Célestin Freinet (1896-1966) – le dessin et le texte libres, par opposition aux dessins et aux textes scolaires, outils de domestication de l’élève – C. Dasté, le magnétophone en bandoulière, s’immerge dans un groupe d’enfants et suscite leur imaginaire, à partir d’une trame fournie en amont. Elle recueille leurs dessins et leurs récits, matériau qu’elle sélectionne, retravaille et scénarise ensuite pour construire la fable, les décors et les costumes de ses spectacles. Si, dans ce qu’on a appelé « la méthode Dasté », les enfants ne jouent pas dans les spectacles, interprétés par des comédiens professionnels adultes, les enfants sont à la fois collaborateurs artistiques et spectateurs. Une dizaine de spectacles conçus selon ce dispositif collectif sont ainsi crées dans les années 1960 et 1970, le plus médiatisé étant sans doute L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue (Brard, 1969 ; Collectif, 1969), construit avec une classe de Sartrouville et joué par les comédiens de la troupe du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, au cirque Medrano. C. Dasté fonde en 1968 la compagnie jeunes publics La Pomme verte, hébergée à Sartrouville, qui devient en 1978, avec le soutien de la pédiatre et psychanalyste F. Dolto, un Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse (CDNEJ).

Extraits du numéro 46 la revue Art enfantin (collectif, 1969), consacrée à la création de L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue. On y trouve les dessins et textes des élèves de Sartrouville, ayant servi de matériau à la création du spectacle. Source : icem-pedagogie-freinet.org (reproduir avec l'aimable autorisation de l'ICEM Freinet).

Extraits du numéro 46 la revue Art enfantin (collectif, 1969), consacrée à la création de L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue. On y trouve les dessins et textes des élèves de Sartrouville, ayant servi de matériau à la création du spectacle. Source : icem-pedagogie-freinet.org (reproduit avec l’aimable autorisation de l’ICEM Freinet).

 

L’ambition pédagogique qui anime les initiatives de C. Dasté et de M. Demuynck n’est pas étrangère à la démarche d’un passeur de culture comme Claude Santelli (1923-2001). Avec son émission Théâtre de la jeunesse (1960-1969), cet enseignant de lettres et auteur de théâtre entend faire de la télévision un medium au service de l’éducation populaire et de la transmission de la littérature. Diffusée au départ le jeudi, jour de congé des enfants, puis le dimanche après-midi et enfin le samedi soir, plage de large audience, cette émission, de plus en plus adressée à un public familial, donne très nettement la priorité aux adaptations théâtralisées de classiques (Hugo, Dumas, Rabelais, Malot, Dickens…). C. Santelli affirme ne pas croire à un théâtre de création émanant de spécialistes, c’est-à-dire d’« auteurs spécialisés dans la jeunesse ». Il entend, avec ses « dramatiques » et celles de ses collaborateurs, puiser dans le patrimoine littéraire afin de « bâtir un répertoire » pour petits et grands (Sainderichin, Santelli 1962). Mais ce même terme de répertoire, entendu cette fois comme un ensemble de créations spécifiquement adressées à la jeunesse, se voit fortement investi les décennies suivantes par les éditeurs et les praticiens dans le but justement de défendre et légitimer un théâtre d’auteur pour la jeunesse, une production où ambition esthétique et adresse aux jeunes ne sont pas incompatibles, bien au contraire.

 

L’émergence d’un répertoire jeunes publics

En 1969, les « Journées du Jeune Spectateur » au festival d’Avignon, organisées par les Ceméa, à l’initiative de Jean Vilar (1912-1971), mais aussi l’ouverture, par le ministère de la Culture, des Centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la Jeunesse dans six villes de France (Caen, Montreuil, Lille, Lyon, Sartrouville, Strasbourg) pour pérenniser l’existence des compagnies (le Théâtre des Jeunes Années créé par Maurice Yendt en 1960 à Lyon, la Pomme verte de C. Dasté crée en 1968 à Sartrouville…) traduisent la reconnaissance d’un secteur où l’artistique et le sociopolitique sont étroitement liés. À cet âge d’or de l’animation théâtrale et de l’effervescence collective que représentent les années 1970 succède une période d’institutionnalisation des pratiques, avec le développement des partenariats entre l’Éducation nationale et les artistes et structures culturelles.

Le début des années 1980 se caractérise par un certain essoufflement de l’animation théâtrale. Par exemple, C. Dasté, par crainte de voir sa « méthode » d’écriture collaborative avec les enfants se routiniser et se muer en recette au fil des années, décide de se tourner vers d’autres processus de création et d’autres publics. Elle refuse aussi de prendre la direction du CDNEJ de Sartrouville, pour lequel elle avait milité, par crainte de ghettoïser sa création. En 1981, la disparition du Théâtre de la Clairière, dirigé par M. Demuynck, est lié non seulement au manque de financements du secteur, mais très probablement aussi à la prise de conscience d’un changement de mentalités des jeunes, avec la montée de l’individualisme, en décalage avec les valeurs véhiculées par le théâtre pédagogique et militant des années 1970. L’apparition de la télévision dans les foyers a eu également un impact notable sur l’imaginaire et les attentes des jeunes. La télévision (et surtout les programmes non destinés aux enfants) a fait grandir l’enfant plus vite, a élargi le champ des thématiques à aborder avec lui et a donc contraint le secteur du théâtre à se réinventer (Yendt, Delahaye, 1989), constat transférable aux mutations engendrées aujourd’hui par le numérique.

Si les préoccupations éducatives du théâtre à destination des jeunes n’ont pas disparu, la priorité est à présent donnée à l’expression artistique des créateurs, à l’exigence esthétique et aux transgressions formelles, envisagées comme une forme de résistance à la standardisation culturelle. En effet, la légitimation du secteur passe par la valorisation de voix auctoriales singulières et reconnaissables, qu’il faut diffuser et promouvoir. En réaction au peu de publications et donc de traces des expériences collectives des années 1970, l’essor de la littérature dramatique pour la jeunesse à partir des années 1980 et 1990 accompagne la quête de reconnaissance des artistes du secteur. La création de collections spécifiques (collection « Très Tôt Théâtre » en 1987 aux Éditions Le Mot de Passe ; collection « Théâtre » de la maison d’édition jeunesse L’École des loisirs en 1995 ; collection « Heyoka Jeunesse » chez Actes Sud en 1999 ; collection « Théâtrales jeunesse » aux éditions Théâtrales en 2001…) vise à bâtir un répertoire jeunes publics de qualité, soucieux de ne pas se laisser enfermer dans une conception utilitariste, didactique ou militante du théâtre. Cette vitalité éditoriale répond bien au projet de construire un ensemble de textes d’auteurs, à étudier en classe, mais aussi à jouer et à rejouer dans des mises en scène différentes. L’accent est mis désormais sur la promotion des auteurs, mais également sur la formation de l’enfant, lecteur et spectateur, qu’il faut guider dans la réception de ces créations exigeantes. Cette priorité accordée à la fréquentation et l’appropriation des œuvres se fait parfois au détriment de la pratique avec et par les enfants. Tout en saluant le dynamisme d’un répertoire inventif et ambitieux, Christiane Page (2010) déplore le fait que la place centrale accordée à la réception des textes et des spectacles s’accompagne ces dernières décennies d’un déclin du jeu dramatique en classe. Pratique collective apparue au début du XXsiècle, le jeu dramatique s’est construit en réaction aux usages scolaires, qui réduisaient le théâtre à un objet de lecture, de diction et de récitation (souvent mécanique), sans prendre en compte son potentiel scénique et ludique. Le jeu dramatique offre la possibilité de s’affranchir de ce rapport académique et textocentré au théâtre et de s’initier à la création dans sa globalité en expérimentant différents « rôles » (écriture, improvisation, mise en scène…), y compris celui de spectateur, invité à faire un retour critique et constructif sur la prestation de ses pairs. Élaborée à plusieurs, la fiction mise à l’épreuve devant les autres joueurs est en effet amenée à être rejouée en intégrant les propositions formulées durant la phase d’échanges : le « rejeu » est une étape essentielle du dispositif (Page, 1997).

Les tensions entre animation et création, visée pédagogique et quête de légitimité esthétique ne doivent toutefois pas occulter les initiatives qui parviennent à concilier démarche artistique et perspective relationnelle et citoyenne. La recrudescence, depuis les années 2000, de la participation des jeunes aux processus de création témoigne de la possibilité de réinvestir l’idée de démocratisation culturelle, de manière sans doute moins prosélyte ou didactique que par le passé, en proposant des allers et retours fructueux entre pratique de jeu ou d’écriture et pratique de spectateur. Il importe aussi de ne pas s’enfermer dans une opposition schématique entre le théâtre comme texte et le théâtre comme pratique dramatique, alors même que les textes jeunes publics contemporains invitent fort souvent à la mise en jeu et à la mise en voix. Dans ses travaux pionniers sur le théâtre jeunes publics, présent depuis 2002 sur les listes prescriptives de l’Éducation nationale (actualisées en 2007 et en 2013), Marie Bernanoce (2006 : 25) montre ainsi que l’audace thématique et formelle de ce répertoire émergent se prête fort bien à l’ouverture de « chantier[s] théâtre », où peuvent se travailler conjointement la lecture, l’écriture et le jeu dramatique. On assiste aussi, dans les années 2000, à un recul de la production spécialisée, dû notamment à la fermeture des CDNEJ : le ministère de la Culture impose en 1999 une « généralisation par obligation », exigeant des théâtres qu’ils consacrent une partie de leur programmation aux jeunes publics, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. La tendance du théâtre jeunes publics à se fondre dans le répertoire général s’explique également par un décloisonnement des publics et des pratiques, avec des crosswriters, des auteurs et autrices « bifrons » comme Catherine Anne, Marion Aubert, Pauline Bureau, Claudine Galea, Jean-Claude Grumberg, Christophe Honoré, David Lescot, Fabrice Melquiot, Wajdi Mouawad ou Pauline Sales, qui alternent création pour adultes et création pour la jeunesse.

Loin de constituer un théâtre à part, le théâtre jeunes publics contemporain est traversé par les mêmes tendances que le répertoire général (Bernanoce, 2006 ; Faure, 2009). En rupture lui aussi avec les conventions de la « pièce bien faite » et avec le théâtre psychologique et réaliste, le répertoire jeunes publics malmène la progression logique et chronologique de l’intrigue, au profit de fables fragmentaires et discontinues procédant par ellipses, répétitions, anticipations et remémorations (Petitjean, 2016). Ces procédés de délinéarisation et de déconstruction de la fable, à rebours de la dramaturgie traditionnelle, entrent d’ailleurs parfois en tension avec les souvenirs stéréotypés que les enseignants gardent du texte de théâtre, ce qui peut expliquer la présence encore rare du répertoire jeunes publics (et plus globalement du répertoire contemporain) dans les classes, et ce malgré sa présence dans les textes officiels (Louichon, 2009). Les transgressions formelles du répertoire jeunes publics se traduisent également, comme dans le répertoire général, par un déplacement de l’action, centrale dans le théâtre dramatique, au profit de la narration, caractéristique du théâtre épique. À cette épicisation du drame (Sarrazac, 2012) marquée par une inflation des figures de récitants, renouant avec l’oralité du conte – le « boniconteur » du Mioche (Aufort, 2003) ; le « présentateur » de Pinocchio (Pommerat, 2008) ; les deux conteuses de Petit Pierre (Lebeau, 2006) ; le dédoublement des héros en actants et en narrateurs dans le cycle initié par Bouli Miro (Melquiot, 2002) – s’ajoute une tendance à l’hybridation des genres et des supports, aussi bien du côté du texte que de la scène (De Peretti, Ferrier, 2016). Du côté du texte, les volumes de la « saga de Grosse Patate », amorcée en 2002 et parue aux éditions « Théâtrales Jeunesse », se caractérisent notamment par l’irruption dans le texte de théâtre de matériaux hétérogènes : des pages de cahiers d’écoliers et de journaux intimes, des scènes oniriques, des parodies de tableaux célèbres ou encore des tracts politiques (Richard, Debats 2002). Cette hybridation se retrouve également du côté du plateau, avec certains spectacles comme Jeanne Dark (2020), alliant théâtre et numérique. Montée par Marion Siéfert et interprétée par Helena de Laurens, cette performance en solo pose la question de la scénographie de soi à l’heure des réseaux sociaux. Dans ce monologue très générationnel, la confession de l’adolescente orléanaise face à son smartphone, avec lequel elle se filme sous tous les angles, se fait devant le public de la salle de théâtre tout en étant diffusée en live, sur Instagram. Pris dans le flux médiatique que constitue à présent la culture juvénile, le théâtre s’interroge sur sa place, conscient de n’être qu’un support parmi d’autres (bande-dessinée, série, dessin d’animation, jeu vidéo…). Certes, le théâtre jeunes publics, entendu ici comme un ensemble d’œuvres exigeantes et novatrices situées du côté du pôle de l’avant-garde, est moins enclin que certains secteurs plus commerciaux à afficher l’ajustement de son offre à une demande ou le calibrage de sa production à un besoin. Néanmoins, ce théâtre tient à rester connecté aux jeunes, public pluriel et changeant, dont les codes, les tendances et les pratiques sont conditionnées non seulement par l’âge, mais aussi par l’appartenance générationnelle, sociale et genrée (Pecolo, 2015).

Bande-annonce du spectacle Jeanne Dark de Marion Siefert. Source : Youtube, Festivaldautomne. Accès : https://www.youtube.com/watch?v=JQxc-artAHE.

 

Dans ce secteur, soumis, comme l’ensemble de la production pour la jeunesse, à un cadrage juridique (loi n° 49-956 du 16 juillet 1949), la volonté d’être en prise avec les préoccupations des jeunes se traduit par le refus de passer sous silence ou d’édulcorer certains sujets difficiles, dérangeants : le suicide et la maltraitante dans Debout (Papin, 2000), le quotidien des migrants dans Aussi loin que la lune (Levey, 2019) ou encore les dérives sécuritaires après les attentats terroristes dans Quelques minutes de silence (Gauthier, 2017). Maelström (Melquiot, 2018), monologue rageur d’une adolescente sourde en révolte, se situe par exemple aux antipodes des stéréotypes victimaires sur les personnes en situation de handicap. Dans la mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe (2018), la surdité et l’isolement de Vera sont matérialisés par une vitre en verre et ses propos sont transmis au public par le biais de casques audio. Sans se réduire à un outil d’éducation à la citoyenneté et à un simple adjuvant pédagogique, ce dispositif immersif vient relayer les initiatives mises en œuvre, depuis la loi du 11 février 2005, pour sensibiliser le public au handicap et favoriser l’inclusion. Plus globalement, transmettre des valeurs citoyennes aux jeunes publics sans pour autant céder à la pesanteur didactique est un défi que se propose de relever la scène jeunes publics contemporaine. Par exemple, le traitement audacieux que ce répertoire réserve à l’histoire – la colonisation et la persistance des stéréotypes racistes dans Mamie Ouate en Papoâsie (Jouanneau, Le Pavec, 1989), la Shoah à travers la réécriture d’un conte dans Le Petit chaperon Uf  (Grumberg, Bachelier, 2005), les origines du rap et les marges de l’histoire officielle dans Master (Lescot, 2016) – manifeste aussi le souci de responsabiliser les jeunes publics tout en contournant l’écueil du message normatif et du discours magistral. Les leçons d’histoire « revisitées » par le théâtre jeunes publics contemporain (Sorel, 2017) empruntent ainsi de multiples détours – l’humour, l’onirisme, la stylisation, la fantaisie… –, où se lisent à la fois le souci de protéger l’enfant, public vulnérable, et la volonté de lui ouvrir les yeux sur le monde.

 

Mais qui sont ces jeunes publics ?

Le théâtre jeunes publics, tout comme la littérature de jeunesse, signale son destinataire dans sa dénomination même. À la différence du public adulte, catégorie unmarked (Brekhus, 1998), c’est-à-dire « non-marquée », dépourvue de qualificatif car considérée comme universelle ou évidente, le public enfant ou adolescent est perçu comme un public particulier, spécifique, et plus précisément chronospécifique. Ce marquage du destinataire, qui n’est pas étranger au déficit de légitimité d’une production spécialisée, voire infériorisée, encore trop souvent envisagée de façon étroite et restrictive, ne permet pas pour autant d’identifier avec certitude les jeunes publics visés. Le paradoxe d’un destinataire affiché mais incertain s’explique non seulement par une audience beaucoup plus large que ne le laisse penser la dénomination spécifique de ce secteur, mais aussi par la pluralité et la malléabilité de la notion de jeunesse.

L’adressage (Brougère, François, 2005) aux jeunes publics relève bien de la fausse évidence ; et ce, même quand le spectacle et le livre ont été prioritairement pensés pour la jeunesse. La métaphore du « millefeuille » (Eloy, 2022) s’avère en cela particulièrement opérante pour rendre compte d’une production polyadressée qui vise d’abord les parents acheteurs et les multiples prescripteurs que sont les enseignants, les libraires, les bibliothécaires, les animateurs d’ateliers ou encore les programmateurs de spectacles. Dans la longue chaîne de médiations allant du texte ou du spectacle aux enfants, les intermédiaires, qui gèrent les achats, les choix et les déplacements des enfants deviennent des destinataires à part entière, destinataires qu’il faut donc convaincre et séduire. Au sein même du corps des prescripteurs culturels, experts professionnels destinés à conseiller un public confronté aujourd’hui à une offre pléthorique, à un « hyper choix » (Dutheil-Pessin, Ribac, 2015), s’est constitué un groupe de spécialistes de l’enfance. Les recommandations de ces experts ont un rôle particulièrement important, en raison même du statut de mineur de l’enfant. Les réseaux socionumériques influent aussi sur le choix des spectacles : L’Influx, webzine de la bibliothèque municipale de Lyon (2013 ; 2015 ; s. d.), met par exemple à disposition des bibliographies thématiques de textes dramatiques pour la jeunesse (« Écologie et environnement », « Harcèlement scolaire »…) et des dossiers pédagogiques sur les pièces, ressources clairement destinées aux adultes prescripteurs.

C’est bien quasi exclusivement sur prescription que le jeune lecteur ou spectateur accède aux sorties et aux biens culturels. Le théâtre, dans sa double dimension, textuelle et scénique, exacerbe ce constat. Classé très souvent en théâtre général dans les librairies (et non dans le rayon jeunesse, avec les albums ou les romans illustrés), le volume de théâtre jeunes publics, plutôt austère dans sa présentation, et généralement dépourvu d’illustrations, se fie entièrement à l’expérience et au jugement de l’adulte connaisseur de théâtre. Il en va de même pour la sortie au théâtre, pratique culturelle « non immédiate », ascétique et socialement sélective. Assister à une représentation requiert, le plus souvent, une organisation en amont (sélection des dates et réservation des places), un déplacement hors du foyer ou de l’école (sauf quand la compagnie se déplace en milieu scolaire) et une « domestication » du corps durant la représentation (ne pas parler et ne pas manger ; éteindre son téléphone ; se tenir droit sur son fauteuil…) : le rôle de prescription et de médiation de l’adulte initié y est donc vraiment déterminant. Dans certains projets scolaires menés en collaboration avec les théâtres, l’aspect comportemental, le savoir-être exigé des élèves dans la salle de spectacle tend même parfois à prendre le pas sur l’éducation artistique : l’entrée « Politesse » figure par exemple dans l’Abécédaire du spectateur 2015/2016 d’un théâtre jeunes publics de la région Rhône-Alpes (Deslyper, 2021). Si, à l’adolescence, la « culture des pairs », la logique horizontale du groupe, tend à se substituer à la « culture des pères », des aînés (Le Breton, 2008), la sortie au théâtre, à la différence de pratiques culturelles moins solennelles, plus routinisées et fractionnables dans le temps (écouter de la musique, lire un livre, jouer à un jeu vidéo…), reste globalement tributaire d’un schéma de transmission verticale et intergénérationnelle.

À la « chaîne de coopération » (Becker, 1982) particulièrement complexe entre production, intermédiation et réception dans le secteur jeunes publics s’ajoute la difficulté de cerner les contours d’une jeunesse en perpétuelle redéfinition. La désignation jeune(s) public(s), pour laquelle nous avons opté dans cette notice a l’avantage, surtout quand elle est employée au pluriel, d’être plus extensive que celle de théâtre pour enfants. Outre qu’elle englobe parfois un public d’adultes non-initiés au théâtre, l’expression jeunes publics permet de rendre compte de l’hétérogénéité de la jeunesse (milieu social, appartenance genrée, lieu d’habitation…), qui ne cesse de s’allonger dans ses extrémités, aussi bien du côté du très jeune public, que de celui de l’adolescence et des « jeunes adultes ». Signe de la valorisation du petit enfant dans notre société, le phénomène récent des « bébés spectateurs » atteste selon certains pédopsychiatres et psychologues que l’enfant, dès l’âge de six mois, est capable de « métareprésentation » et qu’il sait donc faire la distinction entre le public et les interprètes, qui « font semblant » (Ben Soussan, Mignon, 2006). Du côté du théâtre pour les adolescents, le défi consiste à proposer des spectacles en adéquation avec les préoccupations de cette classe d’âge, sans céder à la connivence démagogique ou aux stéréotypes sur l’adolescent, écueils possibles du « théâtre-miroir ». Par exemple, l’éditeur belge Émile Lansman, dans La Scène aux ados, recueils collectifs de pièces courtes à destination des élèves de collège et de lycée, demande aux auteurs et aux autrices de cette série de volumes initiée en 2004 de résister à la tentation du « langage branché ado » – suppression du ne de négation, élisions… –, artifices destinés à faire jeune, mais voués à une péremption rapide.

Tout comme l’étirement de la jeunesse et la multiplication des âges, l’essor actuel du label tout public ou intergénérationnel, parfois dicté par une logique commerciale, rend la question du destinataire particulièrement vertigineuse. Cette tendance au décloisonnement des publics trahit un double mouvement sociétal de vieillissement plus rapide des enfants d’une part, condensé dans le sigle américain KGOY (kids getting old younger), et de valorisation de la culture juvénile par les adultes d’autre part. L’adulte est de plus en plus amené à sortir de son rôle de pur accompagnateur pour devenir spectateur à part entière d’une production exigeante et polysémique. C’est ce qui ressort par exemple des recommandations qu’adressent aux parents Philippe Dorin et Sylviane Fortuny, lauréats du Molière jeune public en 2008 pour Bijou, bijou, te réveille pas surtout : « N’y allez pas pour regarder les enfants regarder le spectacle ! Mettez-vous devant ! Ne restez pas sur le bord ! ». Mais l’engouement actuel pour le tout public, tempéré par la persistance de seuils d’âge, peut aussi s’interpréter comme une reconnaissance en demi-teinte de la création pour la jeunesse, qui, pour gagner en crédibilité et en valeur, doit encore et toujours avoir la caution du public adulte. La question de la légitimité d’une production spécifiquement adressée aux jeunes se trouve donc ici reconduite.

Plus globalement, le dilemme entre spécialisation, avec le danger de ghettoïsation que cela peut engendreret intégration dans le répertoire général, avec le risque de dissolution que cela comporte, est inhérent à la production jeunes publics et revient inlassablement sous différentes formes. Le développement des programmations « tout public », label encore plus inclusif que jeunes publics au pluriel, et la porosité entre les classes d’âge et les collections ne doivent pas faire oublier l’existence de caractéristiques propres au théâtre pour la jeunesse. L’âge du public, qui conditionne en partie la réception du spectacle, implique en effet des aménagements. Par exemple, la distance entre la salle et le plateau ne doit pas être trop grande, de manière à ne pas isoler le jeune spectateur de l’action qui se déroule sur la scène. L’accueil dans la salle doit également instaurer un cadre favorable au calme ; la durée du spectacle excède rarement une heure ; les tarifs sont moins élevés que pour le théâtre général, et les créations sollicitent souvent les sensations des enfants pour capter leur attention. Ces spécificités tendent, logiquement, à s’estomper dans les productions pour adolescents. Mais elles s’accentuent et se multiplient dans le cas du très jeune public : le spectacle tient en une vingtaine de minutes, la compagnie vient au public en se déplaçant dans la crèche et le bébé assiste à la représentation sur des coussins ou sur les genoux d’adultes.

Les dispositifs de guidage mis ou non en œuvre avant, pendant et après la représentation (rencontre avec l’auteur ou l’autrice, étude en classe d’un extrait du texte avant la représentation, organisation d’un bord de plateau après le spectacle…) sont également un paramètre à intégrer dans la réception de l’enfant et dans la trace mémorielle qu’il gardera du spectacle. Les horaires et configurations d’accompagnement influent aussi sensiblement sur la perception des représentations. La diversification des horaires, en réaction aux « matinées scolaires », favorise le brassage des publics et des générations. Le regard de l’enfant sur le spectacle ne sera pas le même s’il se trouve parmi ses pairs, pris dans l’entité collective de la classe et sous la responsabilité d’un enseignant, ou s’il assiste au spectacle avec ses parents, hors du temps scolaire. L’enfant est-il à envisager parmi ses pairs, comme membre d’un groupe (école, centre de loisirs), ou doit-il être considéré isolément, comme un spectateur singulier ? Les avis divergent. Par exemple, l’auteur et metteur en scène Joël Jouanneau (2012 : 60) estime ne pas écrire « pour les enfants », « pluriel faussement rassembleur et de fait très cavalier » et entend s’adresser à chaque enfant, pris à part, dans sa singularité. Reste que la sortie scolaire au théâtre, expérience collective et fédératrice, est un enjeu social et culturel essentiel, compte tenu de l’inégalité des chances d’accès au spectacle vivant. Il s’agit non ici d’opposer sortie scolaire et sortie sur le temps de loisirs, en famille, mais plutôt de montrer la complémentarité de ces modes de fréquentation.

Initié en 2014 par Le Théâtre-Paris-Villette, le dispositif « Passerelles », destiné à favoriser l’autonomie du public adolescent, offre un bel exemple d’initiative au carrefour du scolaire et du non-scolaire. Les « Passerelles », qui se sont depuis dotées d’un compte Instagram et d’une chaîne Youtube, se définissent comme « un trait d’union entre l’établissement scolaire et le théâtre ». Ce projet, auquel se sont greffés depuis d’autres théâtres, propose aux élèves de collèges et de lycées des établissements partenaires de Paris et de Seine-Saint-Denis un parcours de spectacles et de rencontres, où l’adolescent fait la démarche de réserver lui-même ses places, de sélectionner ses horaires, pour venir en autonomie (en famille ou avec des amis) assister à une représentation hors du temps scolaire. Cette notion de parcours individualisé, de familiarisation progressive des jeunes avec les œuvres, les pratiques artistiques et les lieux culturels, entre en résonance avec les « enjeux au long cours » de la politique publique de démocratisation culturelle menée depuis 2005 dans le cadre de l’EAC (Éducation artistique et Culturelle) : intégrer le caractère à la fois « processuel » et « intime » de la construction de la carrière du spectateur, dans et hors de la sphère scolaire, sur le temps long (Guillou et al., 2019).

 

Théâtre par, pour ou avec les enfants ? Faire lire, voir, jouer ou écrire le théâtre aux jeunes ? S’affirmer en tant que secteur spécifique ou refuser l’étiquette de spécialistes ? Privilégier dans les classes le théâtre comme exercice ou le théâtre comme production, préparation d’un spectacle de fin d’année ? L’histoire du théâtre jeunes publics et la diversité des finalités, non exclusives, qui lui sont prêtées – édification religieuse ou morale, éducation citoyenne, émancipation, divertissement, enjeux esthétiques et innovations formelles – attestent que les prises de position des artistes, des professionnels du secteur, des enseignants ou des parents, sont toujours indexées à des conceptions de la jeunesse socialement et idéologiquement situées. À ces conceptions mouvantes de la jeunesse chez les prescripteurs s’ajoute une marge d’incertitude quant à l’accueil que les jeunes publics réserveront au texte de théâtre ou aux spectacles qui leur sera proposé ou imposé. Les « appropriations hétérodoxes » (Deslyper, 2021) des œuvres par les élèves – réactions insolites, questions déroutantes ou triviales – parfois très éloignées des attentes institutionnelles attestent en effet de la part irréductible d’inconnu et d’imprévu de ces jeunes publics, susceptibles à tout moment de déjouer les prévisions des adultes prescripteurs. La vitalité de ce secteur, en perpétuelle redéfinition, à l’image des métamorphoses du Bouli de Fabrice Melquiot (2002) ou de la Rosemarie de Dominique Richard (2004), tient dans cette instabilité et imprévisibilité fécondes, qui conduisent à multiplier les modalités de rencontre entre le théâtre et ces jeunesses aux frontières incertaines. Soucieux de faire proliférer les connexions entre le théâtre et l’enfance et de déjouer ainsi les assignations enfermantes, F. Melquiot affirme par exemple écrire non pas pour l’enfance, mais depuis l’enfance. À travers ce déplacement poétique du pour au depuis, l’enfance n’est plus seulement envisagée de manière unidirectionnelle comme destinataire ou point d’arrivée, mais aussi comme source, origine oubliée et reconstruite, recréée a posteriori par l’adulte : « L’enfant depuis lequel j’essaie d’écrire, j’ignore quasiment tout de lui. J’écris depuis ce que j’ignore de lui, depuis ce que j’ai oublié de lui. Je le rêve, je l’invente. » (Melquiot, 2019).


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Auteur·e·s

Sorel Marie

Université Sorbonne Nouvelle Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité XIXe-XXIe siècles

Citer la notice

Sorel Marie, « Théâtre jeunes publics » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 07 février 2023. Dernière modification le 07 février 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/theatre-jeunes-publics.

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