Tocqueville (Charles Alexis Clérel de)


Un défenseur inconditionnel de la liberté de la presse

 

Magistrat, Alexis de Tocqueville (1805-1859) fut, avec son ami Gustave de Beaumont, chargé d’une étude Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833). De son voyage aux États-Unis (1831-1832) résulta son maître ouvrage, De la Démocratie en Amérique, publié en deux tomes (Tocqueville, 1835, 1840), théorie du régime « démocratique », terme entendu socialement (égalisation des conditions) et politiquement (gouvernement du peuple). Alexis de Tocqueville joua aussi un rôle politique en tant que député de la Manche (1839-1851) et ministre des Affaires étrangères (2 juin-30 octobre 1849). Il fut élu à l’Académie des sciences morales et politiques (1838) et à l’Académie française (1841).

 

Théodore Chassériau, 1850, Alexis de Tocqueville, source : http://collections.chateauversailles.fr/#b04a4e04-fa99-4514-be40-fc3d41091ee6)

 

Publicité et démocratie

Au sein des sociétés démocratiques, Alexis de Tocqueville discerne deux mouvements contraires : l’un, centrifuge, celui des individus qui s’isolent ; l’autre, centripète, celui du pouvoir exécutif qui se renforce sans cesse. De là provient la dialectique de l’individualisme (mot apparu en 1825), au risque de l’anarchie, et de la centralisation, au risque du despotisme. Alexis de Tocqueville propose deux remèdes : la démocratie locale pour inciter les citoyens à agir ensemble, et la « publicité » afin de faire circuler les idées et contrôler le pouvoir politique. Quoique non traitée systématiquement, la notion de « public » constitue un élément central de sa réflexion sur la démocratie et son avenir.

 

L’opinion publique : « un pouvoir dirigeant »

En démocratie, « un pouvoir dirigeant, […] l’opinion publique » (Tocqueville, 1835 : 138) surplombe celui du chef de l’État, président américain ou roi des Français. En outre, aux États-Unis, la majorité jouit d’une « puissance de fait » et d’une « puissance d’opinion » (ibid. : 285). « Opinion publique », « public », « majorité » ou bien « masse, » le terme pour désigner par personnification le sujet collectif de ce pouvoir importe moins que son existence. Classique, l’expression « tribunal de l’opinion » sert à noter ce pouvoir symbolique dont Alexis de Tocqueville suggère le mécanisme. Au moins en Amérique, les attentes de ce juge suprême placent les journalistes en position de force par rapport aux hommes politiques. La presse y « met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion » (ibid. : 209). Cependant, d’un pays à l’autre, les modalités d’exercice de ce « pouvoir dominant » diffèrent. « En Amérique, il procède par des élections et des arrêts ; en France, par des révolutions » (ibid. : 138). Trace de la révolution de juillet 1830, la rue, l’émeute sont pensées comme une forme d’expression du public bourgeois ; en revanche, à l’époque de la difficile imposition de la IIIe République, Gabriel Tarde (1893 : 50) opèrera la rupture entre « foule » et « public ».

Le public désigne un ensemble d’individus, « habitants » ou « citoyens », dont le nombre reste vague (« foule », « masse »), destinataires des propositions de l’élite gouvernante. Mais, au niveau local, ceux-ci sont en interaction constante avec celle-là : « Aux États-Unis, les plus opulents citoyens ont bien soin de ne point s’isoler du peuple […] ils l’écoutent volontiers et lui parlent tous les jours » (Tocqueville, 1840 : 618-619), ce qui stimule l’inventivité pour satisfaire les « besoins du public ».

 

À la recherche des associés

Parce qu’isolés, de nombreux individus jugent souhaitable de s’associer pour mener à bien une entreprise ou défendre une idée. Invisibles les uns aux autres, ils ont besoin d’un « moyen de se parler tous les jours […], et de marcher d’accord sans s’être réunis » (ibid. : 625-626). Répondant à cette double contrainte temporelle (fréquence et régularité) et spatiale (pallier la distance physique ou sociale), le quotidien crée un lien entre « ces esprits errants qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres » (ibid.). Ensemble, les associés acquièrent deux qualités corrélées, visibilité et puissance.

Alors que se développe la presse à « bon marché », que les tirages augmentent, le journal doit « reproduire une doctrine ou un sentiment commun à un grand nombre d’hommes » (ibid. : 628) et exerce donc une influence limitée. Vecteur et non créateur d’idées, il les expose, et parfois les formalise en un corpus doctrinal, le « symbole ». Un journal représente l’association de fait de ses lecteurs habituels ; son autorité se fonde sur leur nombre. Et le lecteur qui n’accorderait pas de crédit à son semblable s’incline devant le public dont l’autorité relève de la force symbolique et non du raisonnement, « pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun » (ibid. : 521). Si l’influence de chaque titre est faible, celle de nombreux titres, s’ils réussissent à « marcher dans la même voie » dans la durée, est « presque irrésistible » (Tocqueville, 1835 : 209) et l’opinion publique finit par s’incliner. D’où cette thèse maîtresse : la majorité constitue une autorité symbolique éminente, source de nombreuses théories philosophiques, morales et politiques adoptées « sans examen sur la foi du public » (Tocqueville, 1840 : 521).

 

Au risque de la tyrannie

« Appliquée aux intelligences, » « la théorie de l’égalité » impose partout la valeur procédurale de la majorité pour décider d’une question. « Absolu et […] irrésistible » (1835 : 296), l’empire de la majorité s’impose même dans la vie quotidienne de groupes, tels les aristocrates, qui, en politique, la rejettent. Et, aux États-Unis, malgré leurs préjugés aristocratiques, les redoutables hommes de loi « sont […] obligés de céder au courant d’opinion publique qui les entraîne » (ibid. : 309-310).

Ce phénomène transforme la vie culturelle où le nombre offre des perspectives de gain à des écrivains mués en « vendeurs d’idées » (1840 : 573), proposant à un public hétérogène, « foule confuse », des livres « qui se lisent vite. » Celui-ci recherche « de l’inattendu et du nouveau. » Peu attentif aux subtilités stylistiques, il aspire surtout au « délassement » (ibid. : 571). Or, celui-ci peut parasiter le message intentionnel. Aux États-Unis, de nombreuses femmes « se délassent […] des ennuis du ménage » « en écoutant des discours politiques » (Tocqueville, 1835 : 279) dans les assemblées publiques ; elles usent de la politique comme d’un spectacle. Vis-à-vis de la littérature, des hommes actifs et cultivés adoptent une attitude analogue. Leur carrière politique ou leur profession leur laissant de rares loisirs, les « plaisirs de l’esprit » leur sont « un délassement passager et nécessaire » (Tocqueville, 1840 : 570-571) – notation importante dans une société où le roman-feuilleton bouleverse l’économie de la littérature et de la presse.

 

Une nouvelle communication

Dans une société démocratique où le lien social est distendu, agir en commun implique un nouveau régime communicationnel. L’adresse individuelle se substitue à l’adresse universalisante afin de « persuader à chacun de ceux dont le concours est nécessaire que son intérêt particulier l’oblige à unir volontairement ses efforts aux efforts de tous les autres. » (ibid. : 625-626). Pour cela, un média se révèle particulièrement adéquat : le journal. Caractérisé par son accessibilité physique et intellectuelle, et sa rapidité de lecture, il saisit l’individu dans l’intimité de son domicile où il « vous parle […] brièvement de l’affaire commune, sans vous déranger de vos affaires particulières » (ibid.). Il a la propriété originale de « déposer au même moment dans mille esprits la même pensée » (ibid.) et donc rend sensible l’invisible communauté de réception. Temporairement décentré de ses occupations et préoccupations, le lecteur découvre dans l’autre un semblable avec qui il est possible d’agir : « Du moment où l’on traite en commun les affaires communes, chaque homme s’aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de ses semblables qu’il se le figurait d’abord, et que, pour obtenir leur appui, il faut souvent leur prêter son concours » (ibid. : 617).

 

Le temps de la simplification

Obsédé par l’économie du temps, dédié en priorité aux affaires privées, l’individu accorde une valeur cardinale à la rapidité, y compris dans le domaine intellectuel. Un symptôme en est le goût des « termes génériques et (des) mots abstraits » qui « agrandissent la pensée, et, permettant de rendre en peu d’espace beaucoup d’objets, aident le travail de l’intelligence ». Alexis de Tocqueville en donne cet exemple où, l’un des premiers, il utilise le sens moderne d’actualités : « Un écrivain démocratique […] parlera des actualités pour peindre d’un seul coup les choses qui se passent en ce moment sous ses yeux, et il comprendra sous le mot éventualités tout ce qui peut arriver dans l’univers à partir du moment où il parle » (ibid. : 581).

Alexis de Tocqueville se démarque d’un discours trop soucieux d’efficacité, dont la règle est moins la simplicité que la simplification car « une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe » (Tocqueville, 1835 : 185). La personnalisation du combat politique autour de la figure du candidat relève de cette logique simplificatrice et émotionnelle : « […], les partis […] sentent le besoin de se grouper autour d’un homme, afin d’arriver ainsi plus aisément jusqu’à l’intelligence de la foule. » Pour mobiliser, les « factions » exploitent les principes de division les plus variés et, parfois, les moins justifiés, « toutes les passions factices que l’imagination peut créer, dans un pays heureux et tranquille » (ibid. : 150-151). Émile de Girardin (1836 : 341) aura des accents analogues quand il reprochera à la presse de créer « de profondes dissidences d’opinions et de larges démarcations de partis, afin de fomenter des passions exploitables et des haines productives ».

 

L’école de la démocratie

Pourtant, en démocratie, le public est présupposé capable d’un choix politique raisonné. Combinant savoir, savoir-faire et savoir-être, cette compétence n’est pas garantie de façon suffisante par l’instruction, selon Alexis de Tocqueville convaincu que « les véritables lumières naissent surtout de l’expérience » (Tocqueville, 1835 : 352). Les « mœurs » aussi fondent cette « sagesse pratique de tous les jours et cette science des petits événements de la vie qu’on nomme le bon sens » (Tocqueville, 1840 : 261). Soixante plus tard, Bergson considérera le bon sens comme « une vertu civique dans les pays libres » dont sont dotés même ceux qui n’ont pas accès à la « culture intellectuelle » (Bergson, 1895 : 153).

La participation à la vie politique contribue donc à la formation du peuple ; elle modifie son image de lui-même et lui apprend à se distancier des discours trompeurs. Les associations politiques sont autant de « grandes écoles gratuites » où « tous les citoyens (peuvent) apprendre la théorie générale des associations » (Tocqueville, 1840 : 631). Dans l’association politique ou commerciale, l’une servant à l’apprentissage de l’autre, l’individu brise son isolement, apprend les règles de l’action en commun et découvre le bénéfice d’agir avec ses semblables. Grâce à cette multitude d’associations qui, chacune, donnent une puissance collective à leurs membres, le public se structure et constitue une force de résistance à la tyrannie de la majorité. Ainsi, contre l’accroissement des pouvoirs politiques ou symboliques, la liberté d’association est « une garantie nécessaire » (Tocqueville, 1835 : 216).

Politique, mais aussi littéraire, économique…, le public chez Alexis de Tocqueville n’est pas assigné à un statut exclusif de récepteur. Au niveau local surtout, il interagit avec les classes supérieures. Alexis de Tocqueville souligne aussi les limites de la rationalité supposée d’un public qui adopte nombre d’idées et de sentiments sans examen. Par ses notations attentives à la diversité des usages, il pose des jalons vers une « science politique nouvelle », nécessaire à un « monde nouveau » (Tocqueville, 1835 : 8).


Bibliographie

Bergson H., 1895, Écrits philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 2011.

Girardin É. de, 1836, « De la Presse politique au XIXe siècle », pp. 331-374, in : Études de politique, Paris, Mairet et Fournier, 1842.

Tarde G., 1893, L’Opinion et la foule, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

Tocqueville A. de, 1835, De la Démocratie en Amérique, T. I, pp. 1-506, in : Œuvres, Paris, Gallimard, 1992.

Tocqueville A. de, 1840, De la Démocratie en Amérique, T. II, pp. 507-900, in : Œuvres, Paris, Gallimard, 1992.

Auteur·e·s

Lavoinne Yves

Centre universitaire d’enseignement du journalisme Université de Strasbourg

Citer la notice

Lavoinne Yves, « Tocqueville (Charles Alexis Clérel de) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/tocqueville-charles-alexis-clerel-de.

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