Traductions de la Tora (TaNaKh)


 

L’exil, expérience fondatrice de l’existence juive, s’accompagne d’un rapport complexe à l’hébreu et aux langues en général, qui assigne un rôle central à la problématique de la traduction. La Bible hébraïque elle-même – les 24 livres du TaNaKh (acronyme de Torah : Pentateuque, Nevi’im : Prophètes, Ketuvim : Hagiographes) – inaugure l’histoire collective d’Israël par un Exode et l’achève avec l’exil en Babylonie, suivi du Retour. Cet exil est parfois annoncé sous forme prophétique comme l’expérience d’une immersion au sein d’un peuple « dont tu ne comprendras pas la langue » (Deutéronome, 28, 49 ; voir Psaumes, 114, 1). De fait, il aura constitué une rupture linguistique : à partir du Retour, l’araméen prendra progressivement le pas sur l’hébreu en tant que langue parlée parmi les Juifs. Un consensus s’accorde à situer la fin de l’hébreu classique en tant que langue parlée au début du IIIe siècle. Le rapport à l’hébreu biblique, qui est proprement la langue du texte biblique – puisque la Bible est le document principal et presque exclusif qui atteste cet état de la langue hébraïque – est ainsi marqué, dans la tradition juive, du sceau de l’ambiguïté : langue originelle, mais langue perdue ; tout à la fois langue maternelle et langue étrangère (Rosenzweig, 2003 : 420-422). Dans les pratiques de la traduction de la Bible hébraïque, comme dans les réflexions à son sujet tout au long de l’histoire juive, se noue dès lors une série de tensions : les nécessités induites par la diglossie, amplifiées dans les diasporas, face au risque de la profanation d’un texte tenu pour sacré, la place variable de la Bible selon les contextes, au sein d’une tradition davantage centrée autour de l’étude du Talmud, et conséquemment les relations entre les élites et les marges. Dans certains contextes, les traductions de la Bible deviennent en effet le seul moyen d’accès aux sources juives pour des publics spécifiques, qu’il s’agisse des femmes qui sont traditionnellement exclues de l’étude du Talmud ou plus généralement des Juifs qui sont sortis des cadres de l’étude et de la pratique traditionnelles, en particulier à l’époque moderne.

Risques et nécessité de la traduction : la Septante et le Targoum

Qu’il soit permis de traduire la Bible ne pose pas question au sein de la tradition rabbinique. Au demeurant, cette dernière ne manque pas de comparer le commentaire traditionnel à une forme de traduction : si, selon Deutéronome, 1, 5, Moïse, à la veille de sa mort, s’est mis à « expliquer » (be’er) la Tora auprès du peuple d’Israël, c’est qu’il l’a exposée dans « 70 langues » (Rachi ad. loc., Midrash Tanḥuma, Devarim, 2, 1). Selon un commentaire talmudique, au moment même de la révélation de la Tora au Mont Sinaï, chaque parole divine s’est « divisée en 70 langues » (Talmud de Babylone [=TB], Shabbat, 88b). Enseignement qui n’est pas sans évoquer le motif de l’universelle traductibilité du texte biblique, au cœur de la relecture chrétienne de la Pentecôte, où les apôtres se mirent à « parler en d’autres langues », à s’adresser par l’entremise de l’Esprit Saint à chacun dans son idiome (Actes des apôtres, 2, 1-12). Mais, du point de vue du judaïsme rabbinique, cette universelle traductibilité repose sur le primat irréductible de l’original hébraïque, malgré et en vertu de son étrangeté et parfois de son obscurité. C’est sur une attention poussée à la lettre du texte hébraïque que repose en effet l’ensemble des exégèses rabbiniques (midrashim).Selon un enseignement de la mishna (Mishna, Megilla, I, 8) – la strate la plus ancienne de la littérature rabbinique compilée au IIe siècle – « les livres [bibliques] peuvent être traduits en toute langue », ce qui semble signifier que leur fonction essentielle tient à la compréhension de leur texte. À l’inverse, les textes de la Bible qui figurent dans les objets liturgiques : les phylactères (tefillin) – boîtiers cubiques contenant des extraits bibliques attachés sur le front et le bras lors de la prière – et les mezuzot – rouleaux de parchemin accrochés au linteau des portes –, ne doivent pas être traduits. Ils n’ont de fait pas vocation à être lus, mais à inscrire des espaces et des corps sous le signe du texte biblique. Leur fonction n’est pas sémantique, mais sémiotique. C’est peut-être parce que la lecture synagogale hebdomadaire d’un passage du Pentateuque (paracha) se situe à la croisée de ces deux fonctions : faire signe et faire sens, que le Talmud (TB, Megilla, 8b-9b) laisse apparaître de fortes réticences quant à l’usage d’un texte traduit dans ce contexte liturgique.Une exception notable est faite pour la traduction grecque de la Septante, autour de laquelle se cristallise l’ambivalence de la tradition rabbinique vis-à-vis de la traduction de la Bible. D’un côté, tant dans les sources talmudiques qu’hellénistiques (Pelletier, 1962), cette traduction, produite au sein de l’importante communauté juive hellénistique d’Alexandrie au IIIe siècle avant J.-C., est présentée comme résultant d’une inspiration divine. Ce miracle – qui justifie le recours à un texte grec même dans la liturgie – viendrait en quelque sorte actualiser l’annonce biblique d’une proximité fraternelle entre Japhet – l’ancêtre de la Grèce, selon la généalogie biblique – et Shem – l’ancêtre d’Israël (d’après une des lectures possibles de Genèse, 9, 27 ; Levinas, 1988). A contrario, d’autres textes énoncent que cette traduction aurait fait s’abattre trois jours d’obscurité sur le monde (Megillat Ta‘anit) ou la comparent à la fabrication du veau d’or (Massekhet Sefer Tora, I, 8, cf. Massekhet Soferim, I, 8) : la traduction venant, à l’instar de l’idole, se substituer à l’original. De fait, dans le monde juif hellénistique, la Septante deviendra bientôt le texte de référence des Juifs qui ne comprennent plus l’hébreu, avant de devenir celui des Pères de l’Église. Ces textes contradictoires reflètent sans doute les tensions qu’a pu occasionner la rencontre de la culture grecque pendant la période hellénistique, entre attraction et risque d’assimilation. Le regard négatif sur la Septante traduit aussi des enjeux polémiques au moment de l’essor du christianisme.Si les sources rabbiniques font apparaître la perception de la traduction comme constituant un risque de conforter le public dans l’ignorance de la langue hébraïque, traduire y est néanmoins reconnu comme une nécessité, dans une situation de diglossie où la langue « sacrée » compose avec une langue vernaculaire. La mishna relate ainsi la pratique ancienne consistant à associer la lecture synagogale de la Tora à une traduction araméenne (la langue devenue vernaculaire, dès l’époque du Deuxième Temple). Cette pratique de traduction synagogale était opérée au moment même de la lecture, par un « meturgeman » (terme araméen qui, par l’intermédiaire de l’arabe, a donné le mot français « truchement », qui désigne un intermédiaire ou un interprète). Le texte biblique doit ainsi être entendu sous sa forme originelle hébraïque, mais aussi être compris par les fidèles. On retrouve dans ce dispositif comme une répétition de la scène du Sinaï. Dans un premier temps, le collectif se fonde dans l’écoute directe de la voix divine, qui s’avère insupportable et inaudible pour le peuple : ce que restitue la lecture d’un texte hébraïque devenu pour partie incompréhensible. Dans un second temps, Moïse se pose en intermédiaire entre Dieu et le peuple et lui transmet, lui « traduit », sa parole : fonction qu’occupe à sa façon le meturgeman (Exode, 20, 16 ; Deutéronome, 5, 20-25).Si cette pratique de la traduction simultanée manifeste le souci de prémunir contre l’ignorance la masse des fidèles, qui ne comprend plus – ou plus suffisamment – l’hébreu, il apparaît néanmoins que s’y joue un certain contrôle de l’accès au texte biblique. Le Talmud statue ainsi que certains passages bibliques devaient être lus sans être traduits, pour éviter que le commun des fidèles n’en vienne à commettre des contresens ou des lectures irrévérencieuses (TB, Megilla, 25a-b). Par exemple, lorsqu’Aaron relate à Moïse le récit de la fabrication du veau d’or, il dit : « Je leur ai répondu : “Qui a de l’or ?” et ils s’en sont dépouillés et me l’ont livré ; je l’ai jeté au feu et ce veau en est sorti » (Exode, 34, 24, trad. du Rabbinat). Traduire ce verset, qui suggère une formation miraculeuse du veau dans le feu, laisserait entendre au public non averti que « le culte idolâtre repose sur quelque chose de réel » (Rachi, ad. loc. dans le Talmud). Il est difficile d’établir dans quelle mesure ces restrictions posées à la traduction synagogale du texte biblique reflètent une pratique effective, mais on peut y percevoir une paradoxale méfiance de la part des autorités rabbiniques vis-à-vis de la lecture du texte biblique – méfiance qui régit les rapport entre la Bible et le Talmud tout au long de l’histoire de la tradition (Attias, 2012).D’autres textes talmudiques manifestent le souci d’encadrer le rôle du meturgeman, dont la traduction ne saurait être improvisée : « Quiconque traduit un verset à la lettre est un fabulateur ; mais quiconque y ajoute quoi que ce soit est un blasphémateur » (Tossefta, Megilla, 4, 41 ; TB, Qiddushin, 49a). Il faut sans doute voir là une formule exprimant la grande difficulté, voire l’impossibilité de la tâche du truchement (Sarna, 1971 : 589). Mais il s’y exprime aussi que cette traduction se doit de correspondre à une certaine tradition d’interprétation du texte biblique, qui n’est pas toujours parfaitement littérale. De fait, une traduction autorisée s’est progressivement imposée : le Targoum Onkelos, attribué à un prosélyte (un Grec converti au judaïsme) ayant vécu au IIe siècle après J.-C., bien que le texte en ait été fixé autour du IIIesiècle. Pour reprendre les catégories de Jean-René Ladmiral (2014), il s’agit d’une traduction « sourcière » : l’araméen calque l’hébreu, tant au niveau de l’ordre des mots que du choix du vocabulaire, au détriment de la grammaire araméenne. Mais le Targoum introduit parfois des choix d’interprétation, qui tantôt lui sont propres, comme le refus des anthropomorphismes, et tantôt correspondent à des interprétations traditionnelles. Ainsi, « tu ne cuiras pas l’agneau dans le lait de sa mère » est rendu « vous ne mangerez pas de la viande avec du lait » (Exode, 23, 19 ; 34, 26, voir Deutéronome, 14, 21), conformément à la loi rabbinique. La Talmud désigne le Targoum Onkelos comme « notre traduction » (TB, Qiddushin, 49a) et présente Onkelos traduisant sous l’autorité de rabbins de premier plan (TB, Megilla,3a ; même si ce texte pourrait reposer sur une confusion avec Aquila, l’auteur d’une traduction grecque de la Bible) (Sarna, 1971 : 590). Le même passage présente par ailleurs Jonathan ben Uziel (Ier siècle avant J.-C.), à qui est attribué la traduction araméenne autorisée des livres des Prophètes, traduisant sous l’inspiration directe des derniers prophètes d’Israël.Dès le Moyen Âge, des manuscrits de la Bible présentent le texte biblique accompagné du Targoum Onkelos sur le Pentateuque ou le Targoum Jonathan sur les Prophètes, en général après chaque verset. Cet usage se retrouve dans les Bibles rabbiniques, qui comptent parmi les premiers livres imprimés au XVe siècle et où le texte biblique est encadré par son Targoum ainsi que par des commentaires médiévaux. Si la pratique de la traduction synagogale a tôt fait de tomber en désuétude, le Talmud recommande l’usage pour chacun de lire le texte de la paracha de la semaine, en lisant « deux fois le verset et une fois son Targoum » (TB, Berakhot, 8a). Selon certaines interprétations, il s’agit de lire d’abord le verset en hébreu, puis sa traduction araméenne, avant de relire le verset en hébreu. Cet aller-retour entre le texte et sa traduction témoigne de l’horizon assigné par la tradition à la traduction : permettre de revenir au texte hébraïque fort de la compréhension de sa langue et d’une interprétation autorisée.

Figure 1 : un manuscrit médiéval de la Bible (MS Paris BNF hébreu 55, 15b, XVe-XVIe s., écriture ashkénaze). Le texte biblique figure dans les deux colonnes en haut à gauche, avec le Targoum Onkelos après chaque verset. Le texte biblique est encadré par le commentaire classique de Rachi (cf. ci-après). Source : Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Domaine Public.

 

La composition de targoums sur les différents livres bibliques fleurira jusqu’au Moyen Âge en intégrant de plus en plus d’éléments interprétatifs traditionnels. Dans cette littérature targoumique apparaissent certaines caractéristiques, quelque peu contradictoires, que nous retrouverons dans la suite de l’histoire des traductions juive de la Bible. La traduction, souvent de type plutôt littéral, a pour vocation d’accompagner le texte biblique, sans s’y substituer, de manière à en faciliter l’accès. Elle intègre (de manière plus ou moins marquée) des éléments d’interprétation issus de la tradition rabbinique qui s’écartent parfois de la littéralité du texte biblique.

 

Traduction de la Bible et statut de la Bible : le besoin de Bible au Moyen Âge et au seuil de la modernité

La littérature targoumique tire son origine d’une pratique liturgique de lecture du texte biblique à la synagogue. Les traductions ultérieures de la Bible reflètent également la place qu’a pu occuper la lecture et l’étude du texte biblique dans la vie juive. Au sein de la tradition rabbinique, c’est en effet le Talmud qui tient le rôle principal en tant que support de l’étude. Il s’agit certes d’un recueil d’enseignements initialement oraux qui reposent sur des commentaires de versets bibliques. Mais il n’en reste pas moins que la Bible, envisagée comme un ensemble complet et autonome, s’en retrouve largement reléguée au second plan – exception faite des cinq livres du Pentateuque (Attias, 2012). Traduire la Bible suppose au contraire la promotion d’un rapport à la Bible, en tant que texte. De ce point de vue, on peut poser schématiquement une division géographique et culturelle du monde juif médiéval (Talmage, 1999).

Les Juifs vivant dans la sphère islamique affichent un intérêt marqué pour le texte biblique comme tel. Dès avant le Xe siècle, les traductions arabes de la Bible semblent s’être multipliées, comme en témoignent des fragments trouvés dans la Geniza du Caire (un important fonds de manuscrits médiévaux, découvert dans une synagogue du vieux Caire à la fin du XIXe siècle). Cette prolifération de traductions semble avoir été suffisamment importante pour susciter la méfiance des principales autorités rabbiniques de l’époque, comme en témoigne un responsum de Natronai Gaon (seconde moitié du IXsiècle) soucieux de préserver l’autorité du seul Targoum Onkelos (Natronai Bar Hilai Gaon, 1994 : 152-154). Ce phénomène reflète peut-être une influence de l’islam et de la centralité qu’il confère au texte coranique et à sa langue, qui se trouve ainsi transposée au judaïsme et à la Bible. Au Xe siècle, Saadia Gaon, autorité rabbinique majeure actif dans la région de l’Irak actuel, entreprend une traduction que l’on suppose complète de la Bible (même si nous disposons seulement de sa version arabe de quelques livres bibliques : Pentateuque, Isaïe, Job, Proverbes, Psaumes, Cantique des cantiques, Ruth, Lamentations et Esther). Par cette traduction, Saadia Gaon rompt non seulement avec l’attitude méfiante des autorités antérieures vis-à-vis du vernaculaire, mais aussi avec le style des traductions antérieures, traductions-calques hébraïsant la langue arabe. La traduction de S. Gaon (882-942, le « Tafsīr ») forme un texte à part entière, écrit en arabe classique, un niveau élevé de la langue, et non dans une forme dialectale. Cette entreprise, visant à proposer une traduction unifiée de la Bible, peut se comprendre comme faisant partie intégrante du projet de cet auteur de renforcer l’autorité de la tradition rabbinique (Ben-Shammai, 2015). De fait, la traduction du Pentateuque de S. Gaon jouera pendant très longtemps – et même jusqu’à aujourd’hui auprès des communautés juives yéménites – le rôle de traduction autorisée, se substituant au Targoum Onkelos, dans le monde juif arabophone. C’est du reste dans la sphère islamique que se cristallise un courant scripturaliste du judaïsme, le karaïsme, contestant l’autorité du Talmud et qui produira également aux Xe et XIe siècles un certain nombre de traductions arabes de la Bible, concurrentes de celle de S. Gaon (Polliack, 1997).

Dans les communautés juives d’Europe chrétienne, on ne trouve aucun équivalent en ce qui concerne la traduction de la Bible. Le primat du Talmud semble s’y être très tôt fortement affirmé, avant de s’amplifier au fil du Moyen Âge. De manière symptomatique, ce n’est pas une traduction autorisée qui sera amenée à supplanter le Targoum Onkelos en tant que « truchement », voie d’accès privilégiée au texte biblique. C’est le commentaire biblique de Rachi (1040-1105), le grand exégète champenois du XIe siècle. Ce commentaire se présente comme une glose suivie du texte biblique, qui en accompagne la lecture – chaque glose commençant par la citation des termes bibliques commentés. D’un style simple et concis, le commentaire accompagne le lecteur en lui fournissant des outils pour affronter les difficultés de compréhension et d’interprétation du texte biblique. En proposant la traduction en ancien français (« le‘azim ») de certains termes, ce commentaire s’inscrit dans la lignée de glossaires bibliques antérieurs, qui fournissaient des listes de traductions de termes hébraïques en vernaculaire. Notons qu’il s’agit là de certaines des plus anciennes attestations de termes français dont nous disposons à ce jour. Le commentaire de Rachi qui deviendra très vite incontournable s’efforce, par ailleurs, d’harmoniser les commentaires rabbiniques traditionnels avec le sens « littéral » du texte biblique. Plutôt que par une traduction, les Juifs des diasporas d’Europe parlant des langues éloignées linguistiquement de l’hébreu ont ainsi été amenés à s’approprier le texte biblique par le biais d’un commentaire intégrant la Bible à la tradition. Le Shulḥan ‘Arukh, le grand code de la loi juive (halakha) composé au XVIe siècle, qui fait référence jusqu’à aujourd’hui dans le monde juif orthodoxe, statue – sur la base de décisionnaires antérieurs – que l’obligation de lire la paracha, en lisant « deux fois le verset et une fois son Targoum » peut être accomplie en lisant le texte biblique et le commentaire de Rachi (Oraḥ Ḥayyim, § 285). Il n’est pas anodin que la base de pratiquement toutes les éditions rabbiniques de la Bible soit le texte biblique accompagné du Targoum Onkelos et de Rachi (voir ci-dessus). Cela indique qu’à certains égards, le commentaire de Rachi joue le rôle traditionnel de la traduction : donner accès au texte biblique par le détour d’interprétations traditionnelles. On verra certes apparaître dès le XIIe siècle, notamment chez les disciples de Rachi actifs au nord de la France, des commentaires plus proprement attachés à rendre compte du sens littéral du texte – et donc affirmant une autonomie véritable du texte biblique – mais c’est seulement à partir de la fin du Moyen Âge que se fait sentir, en Europe, le besoin de produire des traductions juives de la Bible.

Au XVIe siècle, on observe ainsi que, dans deux contextes très différents, la traduction de la Bible dans une « judéo-langue » (forme dialectale propre aux Juifs d’une langue en l’occurrence européenne) s’impose comme un moyen de se rapporter au savoir juif, pour certaines franges de la société juive privées d’accès à l’étude talmudique : notamment, nous allons le voir, les femmes dans le monde yiddishophone et les anciens marranes. Le contexte général de la Réforme, prônant le retour au texte biblique et sa traduction en vernaculaire, n’y est sans doute pas étranger. Toutefois, les spécificités de la situation des Juifs pendant la période sont déterminantes pour expliquer ce nouveau besoin de Bibles traduites.

Figure 2: un glossaire biblique hébreu-yiddish (XIIIe-XIVe siècle), les termes bibliques traduits sont dans la colonne de droite et leur équivalent yiddish dans celle de gauche. En l’occurrence, il s’agit des premiers versets de la Tora (Genèse 1). Manuscrit Karlsruhe n°7 (Codex Reuchlin VIII), 1a, détail. Source : Badische Landesbibliothek Karlsruhe.

 

La fin du Moyen Âge occasionne une forte dégradation des conditions politiques et économiques des Juifs en Europe. Ce contexte conduit, notamment dans l’espace yiddishophone, entre l’Allemagne et l’Europe de l’Est (le yiddish étant une judéo-langue germanique), à un risque de division entre une petite élite religieuse consacrant son temps à l’étude talmudique et le reste de la population contrainte à travailler. Par ailleurs, dans le monde yiddishophone, la littérature hébraïque tendait à être réservée aux hommes, introduits aux études traditionnelles, tandis que les textes produits en yiddish s’adressaient davantage (mais pas uniquement) aux femmes. Dès le XVIe siècle, sont imprimées plusieurs traductions-calques yiddish de la Bible (appelées « Humoshim-taytsh »), qui reflètent une tradition médiévale de glossaires hébreu-yiddish des termes difficiles. Il s’agit là d’ouvrages à vocation didactique, utilisés notamment pour enseigner l’hébreu aux enfants, servant ainsi de passage de la langue vernaculaire à la langue sacrée, de la langue « maternelle » à la langue des hommes (Baumgarten, 1993 : 109-145). L’ouvrage yiddish le plus imprimé et le plus diffusé jusqu’au XXe siècle, qui verra la quasi-disparition du monde yiddishophone pendant la Shoah, n’est autre qu’une « traduction » de la Bible, le Tsenerene de Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janow, composé au XVIe siècle. À chaque verset traduit, est associée une paraphrase simplifiée de multiples commentaires traditionnels, tirés des sources de l’époque talmudique ou médiévale, y compris du Zohar, le grand livre de la mystique juive du Moyen Âge. Le titre de l’ouvrage, tiré d’un verset du Cantique des cantiques, 3, 11, « Sortez et voyez, filles de Sion », en indique bien la destination essentiellement féminine. C’est ainsi à travers cette traduction-commentaire que le savoir traditionnel a longtemps été transmis aux femmes et plus généralement popularisé au sein du monde yiddishophone (Jacob ben Isaac Achkenazi, 1987 : 7-29 ; Baumgarten 1993 : 145-154).

Une traduction en ladino (judéo-espagnol), imprimée au XVIe siècle et en caractères latins, la Bible « de Ferrare », garde la trace d’un autre type d’exclusion du savoir talmudique. Cette traduction est elle aussi « sourcière », multipliant les hébraïsmes au détriment des règles du parler quotidien. Elle est le produit de la collaboration de deux anciens « marranes » établis en Italie. Ce terme désigne les Juifs de la péninsule Ibérique, contraints de dissimuler leur judaïsme suite aux vagues de conversions forcées des Juifs au christianisme et de persécutions qui débutent en 1391 et aboutissent à l’Expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. Menacés par l’Inquisition, les crypto-juifs ont perdu tout accès à la tradition rabbinique et toute compréhension de l’hébreu et de l’araméen. « L’Ancien Testament » chrétien, qui échappe à la censure, devient alors, dans la Péninsule, le dernier moyen d’accéder aux sources juives. La Bible de Ferrare manifeste le souci des anciens marranes de revenir à la compréhension de l’hébreu. Elle conserve la mémoire de traductions ladinos terme-à-terme, pratiquées antérieurement par les Juifs en Espagne. Elle témoigne également du nouveau statut que la Bible a pu acquérir pour les Juifs sépharades (issus de la Péninsule), au gré de plusieurs siècles d’une identité dissimulée et amputée de la tradition talmudique (Yerushalmi, 2014 : 92-99 ; Burucúa, 2003 : 1349-1354).

Ce bref parcours médiéval donne à comprendre à quel point le fait même d’avoir besoin de traduire la Bible n’a rien de naturel ni d’anodin, du point de vue de la tradition rabbinique. Une telle entreprise correspond à chaque fois à une configuration particulière du savoir juif, mettant en jeu le rapport entre la Bible et la tradition.

 

Les retours à la Bible dans la modernité juive

Une période radicalement nouvelle de l’histoire des Juifs s’ouvre à partir de la fin du XVIIIe siècle et le début du processus d’Émancipation. À des degrés et des rythmes très divers, les Juifs d’Europe accèdent à de nouveaux statuts politiques – en France le statut de citoyen leur est conféré dès 1791 – et à la culture non juive. C’est l’Allemagne qui s’avère le fer de lance de l’Émancipation du point de vue culturel. Et une séquence majeure de l’histoire moderne des Juifs, depuis les débuts de l’Émancipation jusqu’à la Shoah et la création de l’État d’Israël (1948) est, de fait, encadrée par deux traductions juives de la Bible hébraïque vers l’allemand (Bourel, 1996).

La Bible acquiert en effet, dans la modernité juive, une place et un statut inédits. La Haskala, le mouvement des Lumières juives, né en Allemagne, s’efforce de faire sortir les masses juives de leur ghetto social, économique et culturel. Dans la perspective de ses promoteurs, il s’agit résolument de rompre avec l’exil, source d’innombrables maux, pour enfin trouver un chez-soi dans les sociétés européennes. Or, le Talmud et le yiddish leur apparaissent comme, tout à la fois, deux produits de la condition exilique et deux causes de son prolongement, en maintenant les Juifs séparés de leur entourage non juif. Ainsi, l’une des œuvres majeures du « père de la Haskala », le philosophe Moses Mendelssohn (1729-1786), n’est autre qu’une traduction de la Bible en Hochdeutsch, une prose allemande élevée et littéraire. Cette traduction, parue en 1783 et imprimée en caractères hébraïques, poursuit plusieurs objectifs. Elle signale une volonté de rehausser, dans la vie juive, la place de la Bible, texte dont – à la différence du Talmud – la valeur est également reconnue par les non-juifs et qui est au fondement de la culture européenne. Par ailleurs, la traduction doit permettre, auprès d’un public essentiellement yiddishophone, l’apprentissage de la langue allemande et, à travers elle, lui donner accès à la culture non juive et à la science. Dans sa correspondance, M. Mendelssohn caractérise cette entreprise comme « un premier pas vers la culture » (Lettre à August Hennings du 29 juillet 1779). Il s’agissait enfin de proposer une traduction qui, d’une part, supplante les traductions yiddish et, d’autre part, constitue une version allemande et juive, qui fasse le poids face à celle de Martin Luther (1483-1546). Même si d’aucuns dans la suite de l’histoire des traductions juives de la Bible en allemand, lui reprocheront d’être parfois trop proche de l’hébreu (Bourel, 1996 : 35), la traduction « cibliste » de M. Mendelssohn accorde une importance majeure à l’élégance de la prose allemande (Mendelssohn, 2018 : 144-146). Elle demeure toutefois intégrée dans la tradition par le biais d’un commentaire associant sources traditionnelles et exégèse littérale.

Bien que cela n’ait jamais été le projet de M. Mendelssohn, qui entendait concilier vie juive traditionnelle et participation à la société moderne, la Haskala et l’Émancipation ont tôt fait de s’accompagner d’un mouvement assimilationniste, marqué par un reflux de la pratique religieuse et un nombre important de conversions. Un siècle et demi plus tard, dans les années 1920, Martin Buber (1878-1965) et de Franz Rosenzweig (1886-1929) initient ainsi le projet d’une traduction juive allemande de la Bible qui apparaît comme le symétrique inverse de celle de M. Mendelssohn. Tous deux, intellectuels et philosophes juifs majeurs, s’inscrivent dans un mouvement de retour aux sources du judaïsme, à l’adresse notamment des Juifs allemands dont une grande proportion est, malgré un antisémitisme larvé, fortement assimilée et a perdu tout contact avec la langue hébraïque. Il s’agit alors pour M. Buber et F. Rosenzweig de donner à entendre, par leur traduction, l’hébreu au sein même de la langue allemande. Leur traduction est particulièrement sensible au rythme de la langue biblique (Buber, 2011 : 31) et à la présence de termes « recteurs » récurrents qui structurent un passage biblique et pour lesquels ils s’efforcent autant que possible de conserver un même terme allemand (Buber, 2011 : 39-41). Il y a là le contrepied de M. Luther dont la traduction se voulait écrite dans un allemand courant, actualisant et naturalisant le texte et le message bibliques. M. Buber reprend à son compte, pour désigner sa propre traduction, le terme qu’avait popularisé M. Luther de Verdeutschung, « germanisation », en en inversant le sens.

Germaniser veut dire sous sa plume « transposer » l’Écriture en allemand (Buber, 2011), éveiller le lecteur germanophone à l’étrangeté du texte hébraïque de manière à ce qu’il s’en trouve « interpellé » (Buber, 1964). L’une des originalités de la traduction Buber-Rosenzweig tient ainsi à la traduction du tétragramme, le nom propre devenu imprononçable du Dieu d’Israël. M. Mendelssohn traduisait der Ewige, « l’Éternel », choix qui dénote une lecture théologisante de la Bible. M. Buber et F. Rosenzweig rendent le tétragramme par une pronom sujet écrit en majuscules : selon le contexte ICH, DU, ER (JE, TU, IL). Il s’agit d’inscrire la Bible dans la perspective d’une philosophie de la relation intersubjective, dans laquelle Dieu constitue le sujet par excellence, l’humain ayant pour tâche de répondre à son appel. M. Buber achèvera la traduction en 1961 en Israël, longtemps après la mort de F. Rosenzweig, à un moment où, pour reprendre les mots que Gershom Scholem (1897-1982) lui adresse alors : « Les Juifs pour lesquels vous avez traduit n’existent plus, leurs enfants qui ont pu fuir la catastrophe ne lisent plus l’allemand » (cité dans Bourel, 1996 : 38). Il y a toutefois, avec les traductions résolument cibliste de Mendelssohn et résolument sourcière de Buber-Rosenzweig, comme les deux pôles entre lesquels se situent la plupart des traductions juives modernes de la Bible.

En France, il faut attendre le XIXe siècle pour voir paraître les deux premières traductions juives complètes de la Bible. Ces deux Bibles, d’orientation et d’adresse très différentes, témoignent des bouleversements qu’occasionne l’Émancipation dans les rapports des « Français de confession israélite » à leur propre identité (Delmaire, 2019). La première, celle de Samuel Cahen (1796-1862) parue entre 1831 et 1851, est une traduction savante qui s’adresse principalement aux élites juives, sociales et économiques, mais aussi rabbiniques. Elle vise à doter les notables juifs d’une traduction informée des recherches modernes en sciences bibliques de manière à les accompagner dans leur intégration dans la société française – traduction juive, susceptible par ailleurs de faire rempart à l’attrait grandissant du catholicisme. La traduction, présentant le texte hébraïque en regard, est accompagnée de nombreuses notes de type philologique. Le premier volume est dédicacé au roi Louis-Philippe (1773-1850), dans ces termes : « J’ai osé solliciter de Votre Majesté la faveur de lui faire hommage de ma Traduction de la Bible ; et ce qui aurait pu paraître une grande témérité à toute autre époque paraîtra naturel sous l’heureux règne du premier Roi constitutionnel des Français, où la tolérance aussi est devenue une vérité. » S’y fait entendre l’inscription de cette traduction dans une phase historique de construction d’une nouvelle identité juive, l’israélitisme à la française, reposant sur l’idée d’une concorde entre les valeurs de la France postrévolutionnaire et les sources juives.

Figure 3 : les deux premières pages de la traduction de Samuel Cahen. Sur la page de garde on lit : La Bible, traduction nouvelle, avec l’hébreu en regard accompagné des points-voyelles et des accens (sic) toniques, avec des notes philologiques, géographiques et littéraires et les principales variantes de la version des Septante et du texte Samaritain, dédié à Sa Majesté Louis-Philippe Ier, Roi des Français, t. 1, Paris, 1831. Source : Google Books. Domaine public.

 

C’est toutefois la traduction « du Rabbinat », réalisée par un collège de rabbins sous la houlette du Grand Rabbin de France Zadoc Kahn (1839-1905), entre 1896 et 1906 – s’inspirant, pour le Pentateuque, de celle antérieure du rabbin Lazare Wogue (1817-1897) – qui s’imposera durablement. Au contraire de celle de S. Cahen, elle entend proposer une version de la Bible dans un français élégant, mais simple et s’adresse au commun des fidèles en passe d’assimilation. Il s’agit de produire une « Bible française vraiment populaire, d’un format commode, d’un prix modique, agréable à lire et dépouillée de tout appareil scientifique » (Kahn, 1966 : « Avant-propos », ix). C’est ainsi une Bible juive de tendance cibliste, qui doit garantir la conservation d’un lien des Français israélites avec leurs sources religieuses. Cette traduction a connu un grand nombre de rééditions sous différentes formes. Dès les années 1920, paraît une édition avec le texte hébraïque en regard. Ce modèle sera ensuite repris dans les années 1960 dans une édition incluant une traduction du commentaire de Rachi, réalisée également par une équipe de rabbins. Depuis les années 2000, le site « sefarim.fr » donne accès à la traduction du Rabbinat, accompagnée, pour le Pentateuque, du commentaire de Rachi et de sa traduction par Jacques Kohn (1929-2012). C’est encore la traduction du Rabbinat qui figure dans l’édition « La voix de la Torah », publiée à partir de 1969 par le rabbin Élie Munk (1900-1981), avec un commentaire consistant dans la traduction d’une sélection de commentaires rabbiniques. Ces Bibles françaises, avec commentaires traduits et le texte original de la Bible et des commentaires en regard, préludent à la multiplication de publications de ce type au cours des dernières décennies, à l’adresse d’un public francophone désireux d’accéder aux sources religieuses.

Dans les années 1920, Edmond Fleg (1874-1963) propose, à travers la traduction de nombreux extraits bibliques, les premières tentatives de traductions « sourcières » modernes en français. On notera sa contemporanéité vis-à-vis de celle de Buber-Rosenzweig, signalant une problématique similaire : faire réentendre l’hébreu dans la langue des Français israélites, « au prix de quelques audaces » selon les termes mêmes du traducteur. E. Fleg prend notamment le parti de toujours traduire un même terme hébraïque par le même terme français, en insistant sur le caractère concret du lexique hébraïque (Kaufmann, 2019). Quelques décennies plus tard, deux traductions, que l’on peut qualifier de « juives » par leurs auteurs et leurs perspectives, même si ceux-ci ne les envisagent pas comme des traductions confessionnelles, en reprennent le flambeau dans des perspectives différentes. André Chouraqui (1917-2007) – avocat né en Algérie, engagé dans la Résistance et homme politique investi dans le dialogue interreligieux et interculturel en Israël – entreprend à partir des années 1970 une traduction de la Bible hébraïque, qui s’efforce de la « décoloniser » et de faire réentendre son caractère sémitique, enfoui sous les couches grecque et latine de sa réception occidentale. La traduction, littérale au point d’avoir pu être qualifiée de « calque », se signale par ses choix lexicaux recherchés et souvent archaïsants. Elle se poursuivra avec une traduction du Nouveau Testament (« Un Pacte neuf ») et du Coran (« L’Appel »), visant à faire entendre le fond sémitique commun des trois monothéismes (Kaufmann, 2019). Le théoricien de la poétique et de la traduction, Henri Meschonnic (1932-2009) proposera également, à partir de 1970 puis dans les années 2000, une traduction de plusieurs livres bibliques (Cinq Rouleaux, Psaumes sous le titre de « Gloires », et quatre livres du Pentateuque). Cette traduction se singularise par le fait qu’elle s’attache essentiellement à rendre compte du rythme du texte source. La traduction de H. Meschonnic est la première à s’efforcer de traduire le système de cantillation du texte biblique, mis en place par les Massorètes de Tibériade. On désigne par là les érudits ayant œuvré, entre le VIIIe et le Xesiècle à « l’édition » du texte biblique traditionnel, notamment en le vocalisant et en le scandant par des accents conjonctifs et disjonctifs (te‘amim), tout à la fois signes de ponctuation et notations musicales. Pour transcrire ce système, H. Meschonnic joue sur la disposition du texte français au sein duquel les mots sont séparés par des espaces de diverses longueurs. Il s’agit là d’une mise en œuvre de la conception du langage de H. Meschonnic, qui conteste le dualisme du signifiant et du signifié, qu’il situe dans le prolongement du platonisme et du paulinisme (Meschonnic, 1970).

On mesurera ici la variété de ces traductions à travers l’exemple de Genèse, 11, 1, le premier verset d’un passage au cœur de notre problématique : l’épisode de la Tour de Babel (Neher, 1969 : 25-56).

Samuel Cahen (1831)

Il y avait alors sur toute la terre un seul langage et les mêmes expressions.

Lazare Wogue (1860)

Toute la terre avait une même langue et des paroles uniformes.

Rabbinat (1896)

Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables.

Edmond Fleg (1924)

Or toute la terre était lèvre unique et paroles uniques.

André Chouraqui (1974)

Et c’est toute la terre, une seule lèvre, des paroles unies.

Henri Meschonnic (2002)

Et ce fut toute la terre       langue une

Et paroles unes

*

Toute traduction juive de la Bible répond à un besoin déterminé : besoin liturgique pour un auditoire devenu non hébréophone, besoin de fournir une traduction autorisée du texte sacré lorsqu’une multitude de traductions prolifèrent, besoin de se rapporter aux sources juives pour les Juifs et les Juives qui n’ont pas accès à l’étude traditionnelle, besoin éprouvé de rehausser la Bible face au Talmud pour accompagner l’intégration des Juifs dans la société non juive, besoin de fournir aux Juifs assimilés une Bible juive susceptible de les relier à leur tradition, besoin de donner à réentendre l’hébreu, au sein même de leur langue, à ceux qui l’ont oublié, pour susciter à nouveau l’interpellation d’une voix venue de loin… Hormis le cas particulier de la traduction arabe de S. Gaon (Xe siècle) et la période de l’Émancipation, ces besoins dictent plutôt une tendance « sourcière » aux traductions. Chacun de ces besoins, du reste, découle d’une manière ou d’une autre de la condition exilique et l’on peut dès lors considérer que le mouvement sioniste a entendu aux XIXe et XXe siècles les rendre tous caducs. La renaissance de l’hébreu en tant que langue parlée, initiée dans les dernières décennies du XIXe siècle, restitue auprès des locuteurs de l’hébreu moderne une certaine familiarité avec la langue biblique. La Bible a par ailleurs acquis au sein du sionisme une valeur sans précédent de modèle, de document historique attestant une existence juive territorialisée et souveraine, au point qu’on a pu parler à cet égard d’une « révolution biblique » (Shavit, Eran, 2007 : 3-7). L’homme juif nouveau ayant rompu avec l’exil, dont rêvait le sionisme idéaliste du début du XXe siècle, est parfaitement réconcilié avec lui-même. Anecdotique, la réalisation d’une traduction de la Bible hébraïque en hébreu moderne parue en 2008 (Ahuvya, 2008) n’en témoigne pas moins du fait que ce paradigme est entré en crise : même parlant l’hébreu, le Juif n’en a pas fini de trouver dans la Bible un texte qui se trouve au fondement de son identité et qui lui demeure pourtant fondamentalement étranger.


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Auteur·e·s

Lemler David

Laboratoire d’études sur les monothéismes Sorbonne Université Centre national de la recherche scientifique

Citer la notice

Lemler David, « Traductions de la Tora (TaNaKh) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 27 novembre 2020. Dernière modification le 17 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/traductions-de-la-tora-tanakh.

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