Transparence


 

La société transparente

Le concept de transparence est devenu incontournable dans le domaine politique, social, économique et culturel (Libaert, 2003). Certains n’hésitent pas à parler de « société transparente » (Vattimo, 1989) pour décrire l’environnement médiatique des sociétés dans lesquelles nous vivons. Pensée comme une évolution positive, la transparence se fait principe et cristallise nombre de changements dans la relation du public aux médias, aux institutions et aux organisations. Des médias de masse aux médias informatisés, elle bouleverse également le fonctionnement de la sphère publique, notamment les conditions de la participation du public dans le cadre de ce qu’on qualifie de « démocratie électronique » (Wojcik, 2011). En effet, sa définition première en fait la « qualité d’une institution qui informe complètement sur son fonctionnement, ses pratiques », ainsi que la « qualité de ce qui est facilement compréhensible, intelligible » (http://www.cnrtl.fr/definition/transparence). On trouve là un caractère double – informationnel et communicationnel – de la transparence. D’un côté, elle permet la circulation de l’information, comme l’accès du public aux documents administratifs, de l’autre, elle définit des conditions nécessaires à sa compréhension, ce qui assure l’intelligibilité desdits documents, a contrario par exemple de textes caviardés.

Cependant, si nombre d’expressions en circulation associent la transparence à la publicité, il ne faut pas confondre ces deux concepts et la relation qu’ils entretiennent est plus complexe qu’il n’y paraît. Sous prétexte de « transparence », on voit pénétrer dans la sphère publique la mise en scène d’éléments qui, traditionnellement, ne faisaient pas partie de la « publicité » au sens kantien : « On met publiquement en scène des aspects de la vie, qui sont à ce point “privés” que ceux qui forment le public se garderaient bien de les aborder au sein même de la sphère d’intimité familiale » (Ferry, 1989 : 22). D’un point de vue culturel, les émissions de téléréalité semblent être l’incarnation médiatique de cette extension et de cette confusion amenée par la transparence (Aïm, 2004, voir notice Téléréalité [Nadaud-Albertini, 2017]). La frontière entre sphère publique et sphère privée se fragilise dans des sociétés qui se sont pourtant construites sur une stricte distinction entre privé et public (voir notice Public/Privé [Privat, Fontaine, 2017]), basculant du voyeurisme à la surveillance de tous par tous. La transparence qui a toujours entretenu des rapports complexes avec la surveillance, peut alors devenir une injonction, intrusive et comminatoire.

Acteurs et chercheurs dans le domaine de la communication s’intéressent à la transparence, d’autant plus que cette dernière est devenue un élément central de la communication des organisations envers leurs publics. Par le biais de messages ou de valeurs promues, les organisations (entreprises, associations, institutions publiques) cherchent à s’affirmer comme réellement « transparentes » et répondent ainsi à un impératif éthique, sociétal voire légal dans certains cas (Walter, 2005). À une époque où rendre des comptes au public – l’accountability – est au cœur de l’action de toute organisation, mettre en scène sa « transparence » devient un enjeu majeur. Associations ou lanceurs d’alertes n’hésitent alors pas à poursuivre devant la justice et à dénoncer les organisations qui n’adoptent qu’une transparence de « façade » ou qui cherchent à s’y dérober. Cet impératif nouveau suscite des tensions tant la culture de la transparence transige parfois avec certaines cultures organisationnelles et institutionnelles. De nombreuses affaires relayées par les médias traduisent le refus de certains acteurs devant la mise en lumière de leurs activités aux yeux du public mais témoignent également de la difficulté d’appréhender le concept dans sa totalité et ce même pour les acteurs qui en ont la charge symbolique, comme les journalistes (Mercier, 2005).

En outre, la transparence interroge nos disciplines « comme forme et modalité de communication » (Catellani et al., 2015 : 8). Les discours d’escorte des médias informatisés et notamment de l’internet, font référence de manière explicite à la transparence et à ses imaginaires pour décrire les impacts de ces technologies sur les pratiques de communication de nos sociétés et sur leurs publics (Breton, 1996). De plus, dans les milieux qui pensent, proposent et produisent les dispositifs de la « démocratie électronique », c’est une idéologie même de la communication transparente qui est posée et qui engloberait dans l’hypersphère l’ensemble des faits sociaux : « La transparence est elle aussi une notion clef dans l’utopie, où tout doit être parfaitement intelligible, et où chaque élément – structure politique, organisation sociale, architecture, vêtements, alimentation – doit refléter le projet fondateur global » (Serfaty, 1999). Dans la sphère postmoderne, cette idéologie de la transparence est à la fois une représentation sociale partagée, un socle de savoirs et de discours qui circulent, tout comme un élément structurant de conflits agonistiques au sein de la sphère publique (Van Dijk, 2006).

 

La transparence n’est pas la publicité

On attribue souvent la naissance de la transparence en tant que principe philosophique et politique à Jeremy Bentham et son panoptique – comme moyen de surveillance de la population carcérale – mais son origine est plus ancienne. En effet, la transparence naît dans le sillage de l’évolution rationaliste des modèles et des formes de gouvernement de l’Ancien Régime jusqu’à l’avènement de la « Raison d’État ». À la croisée de nouvelles technologies au service de l’appareil étatique, notamment la statistique, naissent l’économie politique, les doctrines mercantilistes et physiocrates. Les États prennent alors conscience de la force de la population pour la prospérité de l’État et des mesures pour favoriser et contrôler sa croissance : c’est la naissance de la bio-politique, « la formule d’un “pouvoir par transparence”, d’un assujettissement par “mise en lumière” » (Foucault, 1977 : 197). Il s’agit alors de rendre les individus – le public – visibles au regard du pouvoir et, dans un mouvement inverse, de rendre le pouvoir de plus en plus obscur par les formes, les institutions – la bureaucratie, les artefacts techniques, etc. – et les dispositifs qui se superposent. Les tensions entre cette Raison d’État, le secret et la transparence sont encore au centre des débats publics et au cœur des préoccupations de l’opinion publique (Laurent, 2009).

Paradoxalement, si Jeremy Bentham est le penseur du panoptique, c’est-à-dire l’artefact d’un pouvoir tout puissant qui souhaite observer sans être vu, il est également un des premiers penseurs de la transparence au service du peuple (Cléro, 2006). Nonobstant son emploi fréquent de « publicité » dans le sens d’un principe de transparence, il donne à cette dernière un sens différent et l’associe à une exigence morale, éthique, philosophique et politique :

« Jamais, par la tromperie ou l’illusion de quelque forme, jamais je ne chercherai à influer sur le cadrage des discours, des textes législatifs, de leurs instruments ou dans leurs débats. Dans tous ces discours, mes efforts sont constamment dirigés à leur donner le plus grand degré de transparence, et par là de simplicité, possible » (Bentham, 1843).

La transparence est intelligibilité, discours qui ne trompe ni par son contenu, ni par les intentions de son énonciateur. De plus, la publicité est un principe plus récent qui s’affirme avec la pensée kantienne, a contrario de la transparence qui la précède et s’inscrit dans l’histoire longue des formes et outils du pouvoir. Dans la question de la gouvernance et de la gestion des affaires publiques, la transparence prend en compte l’idée d’une publicisation par la mise à disposition de l’information – son accessibilité –, tandis que la publicité est un principe qui suppose, implique et mobilise la rationalité des acteurs et leur capacité d’action au sein de la sphère publique : « Ainsi, en ce qui concerne les électeurs et les représentants élus, la transparence implique l’existence et l’accessibilité de documents portant sur l’action des représentants, alors que la publicité implique elle que le contenu de cette information leur est connu » (Naurin, 2007). La première étape de cette action consiste à s’emparer de l’information lorsqu’elle est rendue publique, alors que la transparence joue plutôt le rôle d’une mise à disposition de l’information et de sa construction, en particulier de son accessibilité et de son intelligibilité. La transparence n’est donc pas la publicité. Cependant, la confusion et la tension entre ces concepts se retrouvent dans les dispositifs de participation du public, tout comme dans la question des rapports entre transparence et démocratie électronique.

 

Transparence, participation du public et démocratie électronique

Dans le cadre de la participation du public à la « démocratie électronique », de nombreux éléments lient principe de transparence et médias informatisés. Par exemple, le Livre Vert – Initiative européenne en matière de transparence (Commission européenne, 2006) parle d’« accès aux documents », d’« ouverture » ou bien encore de « divulgation » pour évoquer les dispositifs « électroniques » qu’il convient de créer pour répondre au principe de transparence. La volonté de participation du public aux institutions s’inscrit donc dans ces dispositifs « transparents » qui se multiplient grâce aux moyens offerts par les technologies de l’information et de la communication. Pour autant, un certain paradigme informationnel confine la transparence à un rôle de mise à disposition de l’information et de gestion de ces conditions d’accès : « Dans le système politico-administratif, l’utilisation d’Internet alimente le discours et les pratiques autour de la notion de “transparence”. La mise à disposition des données publiques apparaît en effet facilitée à travers le développement d’Internet » (Wojcik, 2010 : 123). Ainsi, dans cette acception de la transparence, le public est-il perçu et considéré comme consommateur d’informations sur la vie politique qu’il convient de satisfaire au travers d’archives en ligne ou bien de bases de données publiques (Bougnoux, 1995).

Penser les rapports entre transparence et participation des publics invite donc à questionner la construction des médiations et de l’information dans la sphère publique. Dans ce sens, il est nécessaire d’adopter une attitude prudente à l’égard de ces dispositifs et de ces ambitions affichées : « Face aux réactions des publics, à leurs questions, les professionnels sont obligés de défendre leur conception de l’information, sa fabrication, avec des codes, des limites, mais aussi des libertés et des audaces qui composent en permanence avec l’idéal de la transparence » (Boutaud, 2005 : 15). Ainsi un gouvernement peut-il avoir une politique « d’ouverture de ses données », sans être forcément « transparent ». En effet, l’ouverture ou l’accès ne sont pas synonymes de la transparence : Harlan Yu et David Robinson (2012) citent l’exemple de la Hongrie qui bien que faisant face à une dérive autocratique dispose et met néanmoins à disposition de certains de ses citoyens des archives « ouvertes ». Comment parler de transparence, s’il ne s’agit que d’une « formule creuse », sans profondeur et qui ne se réfère qu’à certains « artefacts », comme les data, sans chercher à construire un système effectivement transparent ? De plus en plus d’acteurs dénoncent des dispositifs qu’ils jugent trahir les idéaux des Lumières dans le principe de transparence pour y voir une définition plus ancienne et moins démocratique, de la surveillance de tous par tous.

 

Surveillance, sousveillance et interveillance

De manière concomitante au développement de la transparence et de la démocratie électronique, on observe le rôle croissant de la société civile dans le fonctionnement de la sphère publique et, notamment, de surveillance des institutions. Ce phénomène, qualifié de sousveillance, a pu être expliqué comme la conséquence logique d’une baisse de la confiance dans les démocraties postmodernes et son lot de défiances vis-à-vis des pouvoirs institutionnels et des organisations (Rosanvallon, 2006). Cependant, l’aspect paradoxal de cette sphère publique – qui célèbre le mythe du citoyen « empowered », « en capacité d’agir » – réside dans sa défiance des médiations institutionnelles qu’on lui impose, quand bien même en construit-elle de nouvelles via des médias informatisés dominés par une certaine idéologie de la transparence. La sphère publique se retrouve alors intégrée à des logiques de surveillance et de contrôle supplémentaires, en particulier de la sphère privée : « L’effet global de toutes ces mesures est d’ôter tout caractère privé à la communication sur Internet — de transformer cet espace de liberté en maison de verre. […] Avec le panoptique électronique, c’est donc la moitié de notre vie qui est surveillée en permanence » (Castells, 2001 : 221). Dès lors, cette transparence n’est plus un principe, mais la qualité intrinsèque d’un dispositif de surveillance – de savoir – et donc de contrôle – de pouvoir – de tous par tous. Elle devient interveillance – surveillance horizontale de tous par tous – où tout est public, où les individus se réjouissent de suivre les activités des autres, d’exercer un pouvoir de surveillance sur les institutions tout comme de contempler leurs doubles au travers des réseaux socio-numériques (Jansson, 2012 ; Christensen, 2016). Ce changement de régime de surveillance ne peut donc pas se faire sans un regard critique sur la manière dont nous percevons et appréhendons les dispositifs permettant de « connaître » le monde dans la société transparente tout autant qu’une réflexion sur les limites qu’il convient de fixer à la transparence au sein de la sphère publique.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Allard-Huver François

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Allard-Huver François, « Transparence » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 septembre 2017. Dernière modification le 27 février 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/transparence.

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