Plèbe


 

En 2006, dans la revue Lignes, le philosophe Alain Brossat choisit de titrer un article au ton vif, suscité par l’emploi du terme « racailles » par le ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire Nicolas Sarkozy sur la dalle d’Argenteuil : « La plèbe est de retour ». Au-delà de l’usage polémique d’un terme issu de l’Antiquité romaine, entendu par lui dans sa version commune davantage que dans sa stricte acception juridique, son article se réfère à Numa Denis Fustel de Coulanges, auteur au XIXe siècle d’un ouvrage (La Cité antique, 1864) dans lequel une entrée politique montre que la plèbe n’est pas seulement un corps social, au demeurant mouvant et aux contours parfois incertains. La notion de plèbe revêt en effet une signification multiforme, qu’exprime l’examen de la terminologie, mais que domine assez rapidement une représentation articulée autour de son agitation sinon chronique du moins redoutée. L’attitude du pouvoir est donc méfiante à son égard et oscille entre répression et prise en compte de ses revendications. Celles-ci sont généralement liées aux questions de subsistances. Ces différentes dimensions sont particulièrement repérables dans l’Antiquité romaine et dans la période contemporaine, en raison de l’importance de la plèbe et/ou des classes populaires qui peuvent être désignées par ce vocable comme public politique dans la société de leur temps.

 

Questions de terminologie

Plèbe, mot issu du latin plebs, est un terme chargé d’ambiguïté. À l’époque contemporaine comme dans l’Antiquité, le terme est essentiellement employé de façon politique voire polémique, exprimant le plus souvent une opposition sans nuances entre deux catégories, que l’on peut aussi désigner par « le peuple » et « les élites ».

Dans l’Antiquité, le corps civique romain est divisé entre patriciens et plébéiens. Cependant, la plèbe, groupe social et non juridique, se distingue de ces derniers. Les plébéiens regroupent l’immense majorité des citoyens romains qui n’appartiennent pas aux familles patriciennes. Les plébéiens ne constituent donc pas une catégorie qui regrouperait le peuple par opposition à l’aristocratie, à laquelle certaines familles plébéiennes appartiennent dès le début de la République romaine, à la fin du VIe siècle avant l’ère chrétienne. La plèbe se distingue aussi du populus (le peuple), terme qui désigne l’ensemble de la communauté civique, plébéiens et patriciens réunis. Une autre ambigüité sémantique apparaît à l’époque des Gracques (133-121 avant notre ère), puisque les partisans de ces tribuns de la plèbe, puis ceux qui s’en réclament par la suite, sont appelés populares (que l’on pourrait traduire par « ceux qui défendent les intérêts du peuple »), mot dérivé de populus et ne faisant pas référence à la plèbe (Botteri, Raskolnikoff, 1983 : 80).

À partir du IIe siècle avant notre ère, le mot plebs (plèbe) désigne dans les sources antiques les citoyens romains qui n’appartiennent pas à l’aristocratie – sénat, ordre équestre, patriciat – (Richard, 1978 : 83). La plèbe est alors assimilée à la majorité des citoyens romains, agissant collectivement. À la fin de la République et sous l’Empire, la dimension sociale du terme s’accentue : chez Cicéron et Tacite, plebs correspond aux individus les moins honorables du corps civique. Dès lors, la plèbe s’inscrit aussi dans un espace géographique plus restreint, il s’agit seulement des catégories populaires de la ville de Rome.

En termes de représentation, la plèbe revêt une dimension négative chez les auteurs romains, qui appartiennent tous à l’aristocratie et méprisent les humiliores (humbles). La plèbe est assimilée à une foule (multitudo) au comportement imprévisible, influençable, capable d’accès de violence incontrôlée. Bien plus tard, après l’avènement du suffrage universel, ce mépris se manifeste encore sous certaines plumes. Ainsi Xavier Marmier (1968 : 109-110) – qui entre à l’Académie française en 1870 – déplore-t-il au moment des élections de 1869 que les descendants de la noblesse se compromettent « pour se rapprocher de la plèbe dont ils convoitent les suffrages » et que « partout les hommes les plus illustres ou les plus considérables par leur fortune, leur nom, leurs antécédents » soient « écartés par une plèbe stupide, et remplacés par les candidats des préfets ou les candidats de la démagogie ».

 

Des revendications d’abord frumentaires

L’historien Zvi Yavetz (1969 : 61-64) a identifié quatre contextes de réaction violente de la plèbe dans l’Antiquité :

  • Les difficultés économiques, au premier rang desquelles la disette (voir infra).
  • Les spectacles (à l’époque contemporaine, le terme de « plèbe » n’est plus employé dans ce contexte).
  • le sentiment d’iniquité, par exemple à l’annonce de l’exécution massive des esclaves du sénateur Pedanius Secundus en 61 (Tacite, Annales, XIV, 42 ; 45). En effet, le droit romain prévoit, lorsqu’un maître est assassiné par l’un de ses esclaves, l’exécution de l’ensemble de ses esclaves.
  • Les revendications politiques. Celles-ci sont évidentes après l’assassinat du leader de la plèbe Clodius par ses ennemis politiques lors d’une rixe en 52 avant l’ère chrétienne. La plèbe saccage alors Rome, faisant de la Curie, siège du Sénat, dont la majorité des membres est soupçonnée de soutenir les assassins de Clodius, un bûcher monumental où la dépouille de Clodius est brûlée.

Durant l’Antiquité romaine, la disette constitue un contexte privilégié de revendication de la plèbe. Catherine Virlouvet (1985 : 39) a montré que la période qui s’étend du tribunat de la plèbe de Caius Gracchus (123 avant notre ère) aux premières années du principat d’Auguste représente l’acmé des mouvements de protestation frumentaires. Les sources montrent que, dans ce contexte, les mouvements de foule sont souvent spontanés et dégénèrent parfois (des lapidations sont attestées en 57 et 40 avant notre ère). Sous l’Empire, la violence est davantage d’ordre symbolique, comme en témoigne Suétone (Vie de Claude, 18) : « Ayant un jour, pendant une disette causée par une série de mauvaises récoltes, été retenu en plein forum par une foule qui l’accablait d’injures, mais aussi de croûtons de pain, de sorte qu’il [Claude] put à grand peine rentrer dans le palais, et seulement par une porte de derrière, il imagina toutes les mesures possibles pour faire arriver les convois de blé, même en hiver ».

Les lois frumentaires sont la principale réponse à cette revendication de la plèbe et s’inscrivent dans des contextes de cherté du blé, du fait de difficultés d’approvisionnement de la mégapole que Rome devient progressivement. La première d’entre elles, promulguée en 123 avant notre ère, instaure la vente à prix réglementé de 5 modii de blé (environ 35 kg) par mois à chaque citoyen romain résidant à Rome. Mais cette quantité, suffisante pour un individu, ne permet pas d’assurer la subsistance d’un couple, et a fortiori d’une famille nombreuse (Le Gall, 1971). En 58 avant notre ère, le tribun de la plèbe Clodius fait voter la première loi mettant en place la gratuité de ces 5 modii de blé pour ces mêmes Romains de Rome, qui constituent dès lors la plèbe frumentaire. Le coût élevé de ce dispositif incite les autorités à réduire le nombre de bénéficiaires, qui ne représentent plus, dès la première moitié du Ier siècle avant l’ère chrétienne, qu’une partie de la plèbe urbaine, le nombre maximal de bénéficiaires étant fixé par la loi (320 000 au début du principat d’Auguste – 200 000 à la fin (Virlouvet, 1995 : 165-185). La plèbe frumentaire devient dès lors une catégorie juridique, et l’appartenance à celle-ci est officialisée par l’inscription sur des listes. Les places vacantes étaient attribuées par tirage au sort : la plèbe frumentaire n’est donc pas nécessairement la fraction la plus pauvre du peuple. Les lois frumentaires et les missions extraordinaires d’approvisionnement de la ville de Rome confiées à certains magistrats, puis aux empereurs, sont des facteurs importants de popularité.

Les revendications frumentaires sont toujours présentes dans certains pays du monde et l’urbanisation croissante des pays du Sud provoque des phénomènes apparentés, par certains aspects, aux exemples anciens. Un journaliste note ainsi que « sur les bords du Nil, le pain n’est jamais éloigné de la révolution » (SlateAfrique, 07/03/2017). L’Égypte connaît en effet depuis 2005 des troubles sporadiques dus à la cherté des céréales. Le renversement du président Hosni Moubarak en 2011 en résulte partiellement, mais le maréchal Sissi doit également y faire face en 2017. Plus à l’Ouest, les pressions du FMI (Fonds monétaire international) sur les gouvernements des années 1980 ont suscité une flambée des prix, venant rompre le consensus entre des pouvoirs autoritaires et leurs foules urbaines. Elles provoquent des émeutes à Casablanca le 20 juin 1981 et en Tunisie en décembre 1983-janvier 1984. Dans les deux cas, le pouvoir, incarné par Hassan II au Maroc et Habib Bourguiba en Tunisie, agit en deux temps : il réprime d’abord le mouvement (des dizaines de morts au moins dans les deux cas, épisodes au bilan chiffré encore controversé entre des estimations dissemblables), puis recule et révise temporairement l’austérité. Au début de l’année 2019, c’est le triplement du prix du pain qui révolte les Soudanais d’une manière suffisamment profonde pour que l’armée renverse le président Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 30 ans.

 

Canaliser la plèbe ?

Le mode d’expression de la plèbe romaine est fréquemment violent. Cette violence est portée par la masse, l’action de masse « autorisant » la déresponsabilisation de l’individu et exacerbant sa sensation de puissance au sein d’un groupe nombreux, ce que les réflexions contemporaines, engagées ou non, sur la foule ont pu également mettre au jour. Exceptionnellement, l’enthousiasme de la plèbe peut se manifester par des acclamations, des cortèges ou l’érection de statues (Nicolet, 1977 : 440). Cette prépondérance de la violence s’explique notamment par l’organisation des institutions romaines, qui sont bâties sur le principe de l’égalité géométrique : plus un citoyen est riche et honorable (les deux allant en principe de pair), plus il dispose de droits politiques. Ainsi la plèbe n’a-t-elle guère de poids dans les assemblées de citoyens romains : dans les comices centuriates, les aristocrates disposent de la majorité des voix et les citoyens qui ne possèdent rien disposent dans leur ensemble d’une seule voix sur les 193 de l’assemblée (Nicolet, 1976 : 300). La plèbe dispose de lieux privilégiés d’expression : les rues de Rome et les édifices consacrés au spectacle. Les rues sont un lieu de manifestation du mécontentement, d’abord par l’arrêt du travail dans les boutiques et les ateliers qui sont fermés (Yavetz, 1969 : 37-38), ensuite par l’émeute. Les édifices de spectacle, et notamment le cirque, constituent aussi des lieux d’expression politique, particulièrement sous l’Empire, lorsque le Cirque Maxime est le lieu du dialogue direct entre la plèbe et l’empereur.

Aux deux derniers siècles de la République, les tribuns de la plèbe sont généralement les représentants institutionnels des intérêts de la plèbe, mais aussi ses patrons, dans le cadre de relations de clientèle qui constituent l’armature de la société romaine. Par la suite ce sont les empereurs, héritiers des pouvoirs des tribuns de la plèbe, qui remplissent ces rôles. La plèbe attend de l’empereur la satisfaction de ses besoins alimentaires, des divertissements, le respect de la justice, l’absence de mépris (Yavetz, 1969 : 186-188). Les empereurs sont attentifs à ne pas mécontenter la plèbe, qu’ils peuvent dans certains cas utiliser comme moyen de pression sur l’aristocratie sénatoriale. Cela permet de comprendre la réduction du niveau de violence dans Rome dès la fin du Ier siècle avant notre ère.

Cette attention portée à la plèbe urbaine se retrouve, au-delà des différences de contexte, dans une période plus contemporaine. Le rôle joué par la question du pain dans la Révolution française est bien connu. L’épisode du peuple parisien allant chercher à Versailles le 5 octobre 1789 « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » (c’est-à-dire le roi et sa famille) est particulièrement significatif de l’attente exprimée par une population urbaine en matière d’assurance alimentaire, la foule étant persuadée de ne plus manquer de pain grâce à la présence de la famille royale dans la capitale. Nicolas Bourguinat (2001) illustre l’existence tardive d’un « contrat social des subsistances » qui se traduit dans la France du premier XIXe siècle par un « libéralisme d’arrangements », jusqu’à ce que la monarchie de Juillet ne vienne le rompre au profit des marchands. En effet, malgré la loi révolutionnaire de libre circulation des grains du 20 prairial an V (9 juin 1797), les autorités publiques demeurent durant plusieurs décennies encore relativement clémentes à l’égard des troubles frumentaires et répondent favorablement aux insurgés qui réclament leur médiation en organisant des distributions et en taxant les négociants. Cette attitude permet de contenir les revendications populaires et fait longtemps de l’agglomération parisienne un espace quelque peu préservé des lois du marché, qui bénéficie de manière privilégiée de la production d’un vaste « rayon » destiné à alimenter la population urbaine de la capitale, particulièrement redoutée pour sa capacité émeutière. Significativement, les derniers grands mouvements politiques mus par une crise de subsistances en France naissent en province, puisqu’ils débutent à Buzançais dans l’Indre, où le trouble se manifeste le 13 janvier 1847 (Vigier : 1982). Un an plus tard, la révolution de février installe la République et le suffrage universel qui modifie les modes de médiation en intégrant, non sans limites ni apprentissage (Agulhon : 1973), les classes populaires dans le processus de décision politique. En effet, elles constituent désormais un public important pour les élections, du moins jusqu’au début du XXIe siècle où la question de la participation électorale se pose davantage, l’abstentionnisme étant particulièrement élevé parmi ces catégories populaires, que certains think tanks (Terra nova et son rapport Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?) ont pu vouloir passer par pertes et profits.


Bibliographie

Agulhon M., 1973, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Éd. Le Seuil.

Botteri P., Raskolnikoff M., 1983, « Diodore, Caius Gracchus et la démocratie », pp. 59-101 in : Nicolet C., dir., Demokratia et aristokratia. À propos de Caius Gracchus : mots grecs et réalités romaines, Paris, Publications de la Sorbonne.

Bourguinat N., 2001, Les Grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales.

Brossat A., 2006, « La plèbe est de retour », Lignes, 1 (19), pp. 15-34. Accès : https://www.cairn.info/revue-lignes-2006-1-page-15.htm.

Fustel de Coulanges N. D., 1864, La Cité antique, Paris, Durand.

Le Gall J., 1971, « Rome, ville de fainéants ? », Revue des études latines, 49, pp. 266-277.

Marmier X., 1968, Journal (1848-1890), établissement du texte, présentation et notes de E. Kaye, t. 2, Genève, Droz.

Nicolet C., 1976, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard.

Nicolet C., 1977, Rome et la conquête du monde méditerranéen, t. 1, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

Richard J.-C., 1978, Les Origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme patrico-plébéien, Rome, École française de Rome.

Vigier P., 1982, La Vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris, Hachette.

Virlouvet C., 1985, Famines et émeutes à Rome. Des origines de la République à la mort de Néron, Rome, École française de Rome.

Virlouvet C., 1995, Tessera frumentaria. Les procédures de la distribution du blé public à Rome à la fin de la République et au début de l’Empire, Rome, École française de Rome.

Yavetz Z., 1969, La Plèbe et le prince. Foule et vie politique sous le Haut Empire romain, trad. de l’anglais par M. Sissung, Paris, Éd. La Découverte, 1984.

Auteur·e·s

Conord Fabien

Centre d’histoire « Espaces et cultures » Université Clermont Auvergne

Pichon Blaise

Centre d’histoire « Espaces et cultures » Université Clermont Auvergne

Citer la notice

Conord Fabien et Pichon Blaise, « Plèbe » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 26 avril 2019. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/plebe.

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