Pro-européen


 

Les études font florès à l’heure actuelle sur la montée des populismes (Esposito, Laquièze, Manigand, 2012), de l’euroscepticisme (Taggart, Szczerbiak, 2005) et s’interrogent sur l’avenir de l’Union européenne (UE) tiraillée entre la crise économique de 2008, la crise migratoire depuis 2015 et la décision du Brexit à l’issue du référendum britannique du 23 juin 2016. Les politistes, les historiens (Bruneteau, 2018), les journalistes et le public s’intéressent bien davantage aux oppositions, aux résistances à l’Europe. Il faut bien avouer que les pro-européens ne sont plus à la mode et n’ont plus le vent en poupe.

Derrière cette terminologie, force est de constater le rôle des hommes de différentes générations engagés pour l’Europe, de militants des mouvements européens et le poids récent somme toute des opinions publiques qui, à partir du moment où la construction européenne est confrontée au suffrage universel (élections européennes au suffrage universel depuis 1979 ou procédures référendaires), ont joué un rôle déterminant dans le processus communautaire.

 

Des pionniers aux héritiers : un public éclairé

Les pro-européens existent bien avant les débuts de la construction européenne proprement dite. Ils se sont signalés depuis le Moyen Âge et l’époque moderne par leur action en faveur d’une aspiration encore vague à l’union européenne (Du Réau, 2008), à une Europe imaginée ou imaginaire reposant sur des jalons mettant en place un arbitrage possible entre nations en cas de conflit. Si l’on remonte aux premiers projets d’unité européenne, il convient de citer celui de Sully (1559-1641) qui, dans Le Grand Dessein (1638), envisage une réelle construction géopolitique de l’Europe ; c’est avec le siècle des Lumières que les projets d’union européenne deviennent légion, le plus complet étant celui de l’abbé de Saint Pierre (1658-1743), Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713). Au XIXsiècle, ce sont les formules chocs et incantatoires de Victor Hugo (1802-1885) en 1849, au Congrès des amis de la paix, réuni à Paris, qui ont marqué les esprits en appelant aux États-Unis d’Europe et à la fraternité européenne. Cette Europe en gestation était souhaitée pour garantir à la fois la paix et la prospérité sur le continent mais restait l’apanage des philosophes, des écrivains et des princes.

Pris en tenaille par la poussée des nationalismes au XIXe siècle et la force de l’internationalisme, qui inspirait de plus en plus les courants pacifistes, les promoteurs de l’organisation européenne ont du mal à faire avancer leurs idées qui se trouvent amalgamées au pacifisme et à des conceptions universalistes s’intégrant dans une conception plus large et plus vaste de Société des nations. Cette vision plus internationale est incarnée par les conférences de La Haye (1899 et 1907) lors desquelles s’élaborent un droit public international et un jus in bello.

Si l’europessimisme s’empare de certains intellectuels après le traumatisme de la Première Guerre mondiale, une grande partie des élites européennes décide de s’engager, ce qui aboutit à une mobilisation sans précédent en faveur de l’idée européenne (Chabot, 1978). Cette première génération de pro-européens ou européistes a créé des synergies, des réseaux : il ne s’agit plus d’acteurs isolés, mais de l’émergence de véritables groupes de pression obtenant l’appui des chefs de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères des différents pays européens. Ils n’ont pas de ramification pour autant dans les opinions nationales. Se constitue donc alors une véritable synergie des élites (politiques, économiques et intellectuelles) qui rayonne dans toute l’Europe à travers diverses associations pro-européennes : la plus célèbre étant celle du comte Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972), le mouvement Paneuropéen, créé en 1922 à Vienne ou encore l’Union douanière européenne (UDE) fondée en 1925 par des hommes d’affaires afin de promouvoir unité européenne et libre-échange pour dépasser avant tout l’antagonisme franco-allemand. Certes, tout cela est bien à l’échelle européenne avec la constitution de comités nationaux dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest comme centrale et orientale, mais reste toutefois l’apanage des élites et ne touche pas les publics profonds. La seule tentative institutionnelle de cet entre-deux-guerres réside dans la proposition du ministre français des Affaires étrangères (de 1925 à 1932) Aristide Briand (1862-1932) lorsqu’il lance son fameux Plan pour les États-Unis d’Europe à la Xe Assemblée de la Société des Nations, à Genève, le 7 septembre 1929 (Bariéty, 2007). Les contours flous qu’il dessine (Fleury, Jilek, 1998) sont de toute façon emportés par le krach de Wall Street d’octobre 1929 et par la montée des nationalismes dans toute l’Europe lors des années 1930.

Le second âge d’or pro-européen se situe au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans un contexte différent de guerre froide ; il est incarné par une multitude de mouvements qui touchent des cercles plus larges qui naissent alors, divisés entre des conceptions d’une Europe plus intergouvernementale (les Britanniques, avant tout) ou d’une Europe plus fédéraliste (de nombreux Français et Italiens) (Vayssière, 2006). Le point d’orgue réside dans la réunion de 800 personnalités venues de toute l’Europe lors du Congrès de La Haye du 7 au 10 mai 1948, surnommé le Congrès de l’Europe. Les premières réalisations concrètes s’ensuivent grâce à l’action des figures politiques, des différentes organisations qui se réunissent alors dans le Mouvement européen, synthèse de tous ces activismes. Les démocrates-chrétiens et les socialistes en France, en République fédérale d’Allemagne et en Italie avec les figures de Robert Schuman (1886-1963), Konrad Adenauer (1876-1967) (Guillaume, 2007) et d’Alcide de Gasperi (1881-1954) témoignent aux côtés de Jean Monnet (Roussel, 1995) de cet engagement pour une petite Europe des Six, qui aboutit à la création de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) (Wilkens, 2004), ratifiée par le traité de Paris du 18 avril 1951. Mais la méthode fonctionnaliste de Jean Monnet (1888-1979) achoppe pour la mise en place de la Communauté européenne de défense (CED) et pour la première fois les populations s’emparent du débat qui dégénère en une « véritable Affaire Dreyfus » selon l’expression de Raymond Aron (1905-1983) entre « cédistes », partisans de cette défense européenne et « anticédistes » qui la refusent au nom de la préservation de la souveraineté militaire de la France. De 1958 à 1969 en France, le général de Gaulle (1890-1970) et les gaullistes sont bien perçus par les sondages d’opinion d’alors comme des défenseurs de l’Europe, mais d’une certaine idée de l’Europe des nations bâtie autour de la défense de la souveraineté nationale et refusant toute délégation à une entité supranationale.

 

Du consensus permissif à l’euroscepticisme : à la recherche d’un public européen

Les années 1970 et 1980 jusqu’au traité de Maastricht (1992) ne révèlent pas de clivage majeur entre anti-européens et pro-européens, ou du moins ils n’apparaissent pas au grand jour, sauf lors des premières échéances électorales au suffrage universel pour élire les députés européens : mais là ces élections ont déjà pris leur spécificité, ce sont des élections de second ordre, sans enjeu réel où les débats nationaux l’emportent sur des campagnes peu européanisées (voir « Elections européennes » [El Gammal, 2019]). Si les sondages nationaux et les Eurobaromètres créés en 1973 par la DG X de la Commission européenne montrent toujours le fort soutien dont jouit la construction européenne auprès des opinions (en France, environ 60 % d’assentiment dans les années 1960, puis 70 % dans les années 1970 et aux alentours de 80 % dans les années 1980), le fossé ne se creuse qu’à partir du début des années 1990 et se révèle lors de la ratification par référendum, voulue par le président François Mitterrand, du traité de Maastricht, le 20 septembre 1992. C’est bien à la faveur du retournement de la conjoncture économique et de la confrontation avec le suffrage universel que s’effrite le fameux consensus permissif (Percheron, 1991) qui avait permis jusque-là une construction européenne avec une très large marge de manœuvre pour les élites. Ce consensus s’exprimait par une approbation forte quoique divisée entre deux courants, un suiviste et un activiste, une faible opposition déclarée et un certain niveau d’indécision. Le traité fut ratifié de justesse (51,04 % de oui) et les clivages engendrés sont installés pour bien longtemps. À une division binaire, il convient de substituer une opinion répartie en quatre camps (Dupoirier, 1994) : les militants de l’Europe qui adhèrent à un modèle fédéraliste impliquant des transferts de souveraineté et les anti-européens, au centre les insatisfaits et indifférents que l’on peut qualifier d’Européens de raison et/ou d’Européens distants. De nombreux indicateurs permettent de confirmer la grave crise de confiance qui s’ouvre à partir de ce moment-là.

Se dessinent une cartographie électorale et une sociologie électorale qui rangent les pro-européens dans des catégories socio-professionnelles élevées, à forte politisation, à revenus élevés et à diplômes élevés. Plus on est instruit, plus on est pro-européen ou du moins pour la configuration d’UE que proposait le traité de Maastricht. De l’autre côté, les anti-Maastricht qui regroupaient des catégories moins éduquées, habitant plutôt dans des petites villes ou des zones rurales, en un mot un clivage entre la France d’en haut et la France d’en bas, entre une France urbaine et une France rurale (Jaffré, 1994).

Les oppositions à une certaine construction de l’Europe se renforcent, composées de souverainistes, d’eurosceptiques et de toute une gauche qui dénonce, seule au départ, la politique ultralibérale menée par l’UE depuis la signature de l’Acte unique européen en 1986.

Lors du référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen (TCE), le camp des oui s’est fait déborder par les « nonistes » (54,67 %) qui ont rassemblé une coalition d’éléments disparates transcendant les clivages partisans traditionnels et qui rejettent l’orientation prise par l’UE et dénoncent le déficit démocratique dont elle souffre. Mais ce qu’il faut surtout constater c’est qu’à ce moment-là les citoyens se sont approprié la question européenne qui devient un véritable débat public : elle fut leur premier sujet de conversation et leur participation interactive s’est développée sur internet, par ailleurs la participation a été massive (69,3 %), comparable à celle de 1992.

On retrouve les mêmes logiques de production du sentiment européen et qui révèle sa sociologie élitiste : l’europhilie est d’autant plus marquée qu’on se trouve en présence de catégories à statut professionnel et financier élevé, cultivées et intéressées par la politique. Les non au TCE ont regroupé des classes populaires et intermédiaires dont les revenus sont faibles ou moyens et le niveau d’études inférieur ou faiblement supérieur au baccalauréat (Portelli, 2005). Enfin, il faut noter que la thèse d’un non pro-européen a été émise : les adversaires du traité ne se présentèrent pas comme des anti-européens, mais comme des personnes prétendant voler au secours d’une autre Europe ; cette notion fait toutefois débat car la majorité du camp du non appartenait bel et bien à celui des adversaires historiques de l’intégration européenne.

Depuis 2005, l’opinion affiche des comportements un peu erratiques face à la construction européenne et à sa poursuite et les différentes crises qui ont affecté l’UE ont contribué à la montée des populismes qui remettent en cause cette UE en tant que système politique et en tant que zone économique de libre-échange. Les vieux clivages binaires semblent réapparaitre pour les élections européennes du 26 mai 2019 entre europhiles et eurosceptiques entre progressistes et populistes. Toutefois, ce pourrait être l’occasion de sortir de la question pour ou contre l’Europe (Rivière, Zalc, 2019) afin de se demander de quelle façon l’Europe pourrait affronter tous les défis qui préoccupent les Européens (emploi, environnement, immigration).


Bibliographie

Bariéty J., dir., 2007, Aristide Briand, la SDN et l’Europe, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg.

Bruneteau B., 2018, Combattre l’Europe. De Lénine à Marine Le Pen, Paris, CNRS Éd.

Chabot J.-L., 1978, L’Idée d’Europe unie de 1919 à 1939, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

Du Réau É., 2008, L’Idée d’Europe au XXe siècle, des mythes aux réalités, Bruxelles, Éd. Complexe.

Dulphy A., Manigand C., 2004, Les Opinions publiques face à L’Europe communautaire. Entre cultures nationales et horizon européen/Public Opinion and Europe: National Identities and the European Process, Bruxelles, P. Lang.

Dulphy A., Manigand C., 2006, La France au risque de l’Europe, Paris, A. Colin.

Dupoirier E., 1994, « L’enjeu européen dans l’opinion publique française », French Politics and Society, 12 (2-3), p. 1-11.

El Gammal J., 2019, « Elections européennes ». Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/elections-europeennes.

Esposito M.-C., Laquièze A., Manigand C., 2012, Populismes, l’envers de la démocratie, Paris, Vendémiaire.

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Percheron A., 1991, « Les Français et l’Europe, acquiescement de façade ou adhésion véritable ? », Revue française de science politique, 41 (3), pp. 382-406. Accès : https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1991_num_41_3_394562.

Portelli H., 2005, « Le référendum du 29 mai 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe », Regards sur l’actualité, 313, pp. 55-56.

Rivière E., Zalc J., 2019, « Le contexte électoral de 2019 : des enjeux nouveaux et de plus en plus européens », Questions d’Europe, 513. Accès : https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0513-le-contexte-electoral-de-2019-des-enjeux-nouveaux-et-de-plus-en-plus-europeens.

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Taggart P., Szczerbiak C., 2005, Opposing Europe? The Comparative Party Politics of Euroscepticism, Oxford, Oxford University Press.

Vayssière B., 2006, Vers une Europe fédérale ? Les espoirs et les actions fédéralistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, P. Lang.

Wilkens A., 2004, Le Plan Schuman dans l’histoire. Intérêts nationaux et projet européen, Bruxelles, Bruylant.

Auteur·e·s

Manigand Christine

Intégration et coopération dans l’espace européen

Citer la notice

Manigand Christine, « Pro-européen » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 13 mai 2019. Dernière modification le 16 mars 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/pro-europeen.

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