Public de la gastronomie


 

Si l’on peut retracer l’histoire de la gastronomie depuis l’Antiquité et mettre l’accent sur des données sociales bien avant l’époque contemporaine – lorsque l’on étudie, en particulier, les festins de cour et les formes bourgeoises des plaisirs de la table (Rambourg, 2010), c’est à l’échelle du temps des guides que la diffusion de la gastronomie, au sens actuel, peut être plus précisément définie. Les ouvrages destinés à orienter les touristes, apparus pour certains à la Renaissance, faisaient déjà florès au XIXsiècle (Chabaud et al., 2000). Ceux qui s’adressent au(x) mangeur(s) (Aron, 1973), et plus spécifiquement aux gourmets et aux gastronomes, relevaient parfois d’une démarche élitiste, à l’exemple du fameux Almanach de Grimod de La Reynière, associée à un discours, voire à des mythes gastronomiques qui tiennent une place non négligeable (Ory, 1998 ; Hache-Bissette, Saillard, 2007 ; Drouard, 2010). Au tournant des XIXe et XXsiècles, avec les débuts du tourisme automobile (Bertho-Lavenir, 1999), c’est à un public potentiellement bien plus large que s’adresse le Guide Michelin (Harp, 2001 ; Lottman, 1998 ; Karpik, 2000), suivi et dans une certaine mesure concurrencé par d’autres ouvrages au fil des décennies. Parallèlement, une presse ou des rubriques spécialisées éveillent ou entretiennent l’attention de ce public, que l’on peut cerner sociologiquement (Poulain, 2002 : 201-220), mais que les hiérarchies et les critères de la distinction culinaire ne permettent pas de segmenter aussi précisément qu’on pourrait le supposer. En effet, les tables les plus prestigieuses paraissent, de par leur coût, réservées aux plus fortunés. Elles le sont de fait lorsqu’elles sont fréquemment visitées, mais il existe des occasions exceptionnelles, si bien que l’on peut distinguer entre des convives occasionnels, réguliers ou familiers (Terence, 1996 : 179). Au-delà, l’existence de succursales plus modestes de grandes tables ou la curiosité à l’égard de cuisiniers devenus dans certains cas des vedettes font, a fortiori présentement, où de multiples médias s’intéressent à la gastronomie, d’un public réel restreint un des éléments d’un public virtuellement très large. Pour rendre compte de ces caractères et de ces mutations, on abordera successivement le public traditionnel, les amateurs et les tables emblématiques au temps de la « nouvelle cuisine » et de ses prolongements, puis les perspectives liées à la gastronomie contemporaine.

 

Scène de repas dans la société bourgeoise (1554)

 

Parcours et tables du public traditionnel

Initialement, le Guide Michelin s’adressait aux automobilistes et aux chauffeurs. Le public des grandes tables est plus directement concerné lorsque se met en place, à l’échelle de la France, principalement entre 1931 et 1933 (Karpik, 2000 : 382), le système des étoiles qui entérine en quelque sorte une hiérarchie, à la fois dans des tables prestigieuses de la capitale (La Tour d’Argent, Lapérouse, Lucas-Carton) et dans les restaurants réputés de province, souvent situés sur l’axe Paris-Côte d’Azur (La Côte d’Or d’Alexandre Dumaine à Saulieu, la mère Brazier à Lyon et au col de la Luère, La Pyramide de Fernand Point à Vienne, Pic à Valence par exemple).

Le public du Guide Michelin s’intéresse aussi à des tables moins étoilées, souvent modestes, qui sont nombreuses à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Pour l’essentiel, à l’exception de la Belgique, le public en question concerne principalement la France, qui attire aussi des personnalités et des voyageurs étrangers désireux d’en expérimenter la gastronomie. Mais ce type de tourisme, lorsqu’il s’agit des étapes les plus prestigieuses, est alors assez limité en dehors des habitants de grandes villes, alors même que croît l’intérêt – ce qui est également le cas dans certains pays étrangers – pour le régionalisme gastronomique (Csergo, Lemasson : 2008).

Un « monde de la gastronomie » (Naulin, 2015), se constitue, par exemple à travers des associations assez élitistes, à l’instar du Club des Cent (créé en 1912) ou l’Académie des gastronomes (fondée en 1927) et il est mis en relief par des journalistes et chroniqueurs gastronomiques, le plus célèbre étant Maurice-Edmond Sailland, dit Curnonsky, voire par des personnalités politiques, telles que le maire de Lyon, Édouard Herriot.

Après la Seconde Guerre mondiale, la fréquentation traditionnelle des tables réputées est illustrée, voire influencée, par un certain nombre de critiques, tels Robert Courtine, dit La Reynière, Georges Prade, Henri Clos-Jouve, Francis Amunategui ou James de Coquet, également chroniqueur judiciaire au Figaro (Millau, 2008 : 242-243). Le Guide Michelin veille toujours, de son côté, à proposer, outre les restaurants étoilés, une sélection de tables soignées à prix modérés, destinées à un plus large public, en général local ou composé de voyageurs aux moyens plus modestes que ceux qui fréquentent les tables les plus prestigieuses.

 

Grimod de La Reynière A. B. L., 1803, Almanach des gourmands : servant de guide dans les moyens de faire excellente chère / par un vieil amateur (Bibliothèque nationale de France)

 

Renouvellements et rajeunissements ?

Si la gastronomie des années 1950 et 1960 est restée pour l’essentiel classique et fondée sur des plats en sauce et des spécialités souvent carnées, un certain allègement des préparations s’opère peu à peu. Fernand Point (décédé en 1955), qui a formé nombre de cuisiniers, n’était d’ailleurs pas étranger à cette évolution. Un autre chef célèbre, Raymond Oliver, au Grand Véfour, n’est pas insensible à une certaine forme de modernité. Il innove du reste en créant l’émission « Art et magie de la cuisine », animée avec Catherine Langeais, qui élargit en un sens le public de la gastronomie (Cohen, 2015 : 170). À l’échelle de la gastronomie française, durant les années 1960, l’équilibre entre tradition et innovation a commencé à se déplacer, avec de grandes tables nouvellement promues telles que le restaurant de Paul Bocuse à Collonges-au-Mont d’Or, l’Auberge de l’Ill à Illhaeusern, Troisgros à Roanne, ou Charles Barrier à Tours (El Gammal, 2018).

Bientôt arrive le temps de la « nouvelle cuisine » (notion d’ailleurs relative : Beaugé, 2013), lancée en 1972-1973 par les journalistes Henri Gault et Christian Millau (Millau, 2008 : 575-590), et qui s’appuie aussi sur de nouveaux grands chefs, tels Alain Chapel à Mionnay, Michel Guérard à Asnières, puis Eugénie-les-Bains, Roger Vergé à Mougins, Louis Outhier à La Napoule et Claude Peyrot au Vivarois à Paris, dont le décor est alors très moderne. Si le public grand bourgeois traditionnel n’a pas disparu, loin s’en faut, et si les repas d’affaires représentent une large part de l’activité des grandes tables, de jeunes cadres aisés adhèrent aux orientations d’une cuisine plus légère, inventive et débarrassée de certaines contraintes de la gastronomie traditionnelle.

La diffusion des recettes à travers la publication de livres gastronomiques, notamment dans la collection d’ouvrages lancée par Claude Lebey chez Robert Laffont, voire des adaptations nouvelles, avec les plats préparés patronnés par Michel Guérard, par exemple, sont de nature à élargir le public. En outre, le paysage des guides – parmi lesquels le Kléber et celui de l’Auto-Journal – s’est enrichi, notamment avec l’apparition du guide Gault et Millau annuel, qui décerne des toques (d’une à quatre). L’expansion du mode de classification français en Europe se poursuit, notamment pour ce qui est du Guide Michelin, qui a longtemps accordé parcimonieusement ses étoiles aux tables étrangères. Par exemple, il attribue trois étoiles pour la première fois à la Villa Lorraine, du Bois de la Cambre, près de Bruxelles, en 1972, en 1980 à Eckart Witzigmann (El Gammal, 2017 : 183-184), pour Aubergine, à Munich, à Gualtiero Marchesi à Milan, en 1986, et – du fait de la publication tardive du guide Suisse – à Frédy Girardet, considéré comme un des meilleurs cuisiniers du monde, à l’Hôtel de Ville de Crissier, en 1994. Il s’agit désormais de quelques-uns des points de repère les plus connus pour les gastronomes attirés par les grandes tables.

En outre, bien des nouveaux noms apparaissent, tels ceux, progressivement très prestigieux, de Marc Veyrat, Pierre Gagnaire, Guy Savoy ou Bernard Loiseau (ce dernier, qui avait obtenu trois étoiles à la Côte d’Or de Saulieu, a tragiquement disparu en 2003), Michel Bras et Yannick Alleno, ou, dans d’autres pays européens, Marco Pierre White à Londres, Harald Wohlfahrt à Baiersbronn, en Forêt-Noire, Nadia Santini à Canneto Sull’Oglio et Massimo Bottura à Modène, Ferran Adrià, en Catalogne, à Rosas, ce dernier à l’origine de la cuisine moléculaire, ou René Redzepi à Copenhague. Hors d’Europe, New York, Tokyo, Kyoto, Hong Kong, deviennent aussi des métropoles riches en tables réputées (El Gammal, 2018).

S’il existe évidemment des guides gastronomiques s’adressant directement aux amateurs de tel ou tel pays (Egon Ronay en Grande-Bretagne, L’Espresso en Italie, puis, en Allemagne, celui de la revue Der Feinschmecker), le public des guides demeure très influencé, jusqu’à la fin des années 1990, par un modèle français mis au goût du jour ou de l’époque (Beaugé, 1999). Néanmoins, la montée en puissance au plus haut niveau de la cuisine japonaise, ainsi que le renouvellement de la gastronomie italienne, espagnole et scandinave, conduit à des remises en cause ou à des hybridations. Depuis une vingtaine d’années, le phénomène s’est accéléré, non seulement du fait de la multiplication des pôles gastronomiques attirant des gourmets fortunés, mais de la notoriété croissante et des initiatives de grands chefs.

 

Images, gastronomies et sociétés

Peut-on considérer que le public, non seulement des guides, mais de magazines et de sites désormais très divers, s’est en quelque sorte mondialisé, ou répond en un sens à des standards internationaux, tels que les mettent en avant, au sommet de la pyramide gastronomique, les « empires gastronomiques » de chefs mondialement connus tels que Joël Robuchon et Alain Ducasse ?

Aux images récurrentes du gourmet traditionnel s’ajoutent – à moins qu’elles ne s’y superposent – celles d’un public plus jeune, qualifié un peu paresseusement de « bobo », voire de « hipster », adepte par exemple, en France, du Guide du Fooding, qui paraît depuis dix-huit ans et dans lequel le Guide Michelin vient de prendre une participation. Plus dégagé des codes de la gastronomie classique, ce public s’intéresse à diverses formes de bistronomie ou de fusion food – et parfois aussi aux grandes tables. Féru de découvertes, il est attiré par les classements internationaux du type « 50 Best », qui promeut des restaurants de plusieurs continents, notamment en Amérique du Sud ou en Océanie (Beaugé, 2013). Ce nouveau public associe à la consultation de guides celle de blogs ou de sites rendant compte de manière plus instantanée, et selon des critères relevant d’une autre forme de communication, de l’actualité gastronomique, souvent très mouvante dans certaines grandes villes. L’hédonisme gastronomique continue du reste à être associé à un tourisme d’affaires, auquel les guides, parfois spécialisés (Great Cities of Europe du Guide Michelin) prêtent une certaine attention, ainsi qu’à des voyages internationaux tels que les promeuvent le guide des Relais et Châteaux ou les guides Vuitton.

Le public, en termes de générations et de milieux, apparaît donc assez composite. Il compte aussi des professionnels, journalistes gastronomiques (Naulin, 2017) et plus encore cuisiniers soucieux de distinction(s), beaucoup scrutant sans doute les guides plus encore que les sites. La publication du Guide Michelin, en dépit des attaques dont il fait parfois l’objet et de la baisse de son tirage – les chiffres ne sont pas communiqués, mais la tendance, en partie compensée par la consultation du site, est avérée depuis la fin des années 1990 –, demeure un événement pour les cercles liés à la gastronomie. Les récompenses les plus prestigieuses (Mesplède, 2016), outre leur valeur symbolique, sont souvent à l’origine d’une augmentation du chiffre d’affaires.

Plus largement, il existe aussi désormais, en relation avec un paysage médiatique gastronomique diversifié (Allart, Visse, 2016) incluant des émissions radiophoniques et leurs prolongements (Gaudry et ses amis, 2017), un large public cathodique. Il s’intéresse à des émissions (celles de Joël Robuchon, puis de Cyril Lignac, par exemple) et à des concours culinaires télévisés (Roger, 2015 ; Cohen, 2015 : 172-174), tels que « Top Chef », qui mettent parfois en abyme des images de concours « réels », tel celui des meilleurs ouvriers de France, avec des figures comme Philippe Etchebest. D’autres concours, il est vrai, comme « Masterchef », ont concerné des cuisiniers amateurs. L’audience a fluctué depuis le début de la décennie (la dernière émission citée a disparu en 2015), mais l’attrait exercé demeure l’un des éléments du renouvellement des rapports du public à la gastronomie.

À l’heure actuelle, de plus, une certaine forme de déréalisation, qu’exprime par exemple la prolifération de photographies de plats sur Instagram, conduit à s’interroger, à tel point qu’un des chefs les plus renommés, Christian Le Squer, du George V, qui, comme tant d’autres, possède un compte Instagram, a déclaré : « Les gens ne consomment plus de la cuisine, ils consomment des cuisiniers » (cité par La Roche, 2018). Néanmoins, les commentaires ayant suivi la disparition de Paul Bocuse, en janvier 2018, montre que les recettes et les représentations d’une cuisine devenue traditionnelle demeurent prégnantes.

À la fascination de certains pour les guides, s’ajoutent ou se substituent ainsi bien des images médiatiques, en partie insérées dans le flot montant de la littérature culinaire et gastronomique. L’intérêt du public pour la gastronomie n’en demeure pas moins inégal ou du moins à géométrie variable, pour des raisons culturelles et économiques, au-delà des modes parfois éphémères et des cycles parfois courts (ainsi, celui de la cuisine dite moléculaire), les tendances présentement en vogue ayant pour enjeu ou figures des thématiques associées à la « nature ».


Bibliographie

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Auteur·e·s

El Gammal Jean

Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire Université de Lorraine

Citer la notice

El Gammal Jean, « Public de la gastronomie » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 février 2018. Dernière modification le 27 février 2018. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-de-la-gastronomie.

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