Public « passif »


 

Concernant les arts et la culture, les deux formules « le public est passif » et « les spectateurs sont passifs », doublées parfois de photographies équivoques de publics de référence, sont assez courantes pour qu’on s’y arrête et tente d’en détailler l’argumentaire de manière critique. Selon les accents portés, elles prétendent présenter une situation (par enquêtes interposées), expliquer un découragement de créateur déçu, ou invectiver le public avant de vouloir le « réveiller ». Dans tous les cas, elles semblent faire référence à une passivité inhérente au spectateur ou au public, sous-entendant parfois qu’il ne s’agit que d’une partie du public. Elles reposent sur un présupposé : les spectateurs ou le public ne devraient pas l’être (passifs), il n’est de public qu’actif. A contrario, ces formules font l’objet de fortes réserves tentant d’en démonter à la fois l’inadéquation à la réalité et les préjugés, au profit d’une conception de la pratique d’un spectateur ou d’un public émancipés parce que traducteurs des exercices culturels dans leur existence (Rancière, 2008 ; Saada, 2011 ; Wiame, 2015 ; Ruby, 2015), Une telle conception reconnaît en eux des dynamiques complexes (attention flottante et concentration dans la réception, émancipation et subjectivation dans la formation, etc.) sans qu’on ait besoin de les vouer à une agitation continuelle ou de les transmuer en acteurs.

De toute manière, il ne suffit pas de grever les figures du spectateur et du public – ces « troisièmes bonshommes » dont tout dépend en matière d’art et de culture (à côté de l’auteur et de l’œuvre, Vilar, 1975 : 341) – du poids de la passivité, du manque d’attention, de l’ignorance et l’inculture, et de les enfermer dans un couple éternel « passif/actif », pour solder les atermoiements autour du public des arts et de la culture. D’abord, parce qu’on a trop vite fait de disqualifier une posture dite « passive » au nom de pratiques nouvelles aux succès évidents (mobiles ou interactives, par exemple). Ensuite, parce que cette essentialisation est suspecte. À quoi s’ajoute qu’il faudrait aussi expliciter la condamnation portant sur « passif ». Puis, parce que ces propos s’inquiètent moins d’un rapport (œuvre-public), de la manière dont l’œuvre le sollicite, le met en scène et dont il répond, que d’un seul élément de ce rapport in abstracto. De surcroît, parce qu’il faudrait, s’il y a lieu, en retracer la longévité historique (des Grecs à nos jours) et l’ancrage culturel (qu’en est-il dans d’autres cultures ?), ainsi que les usages.

 

Actif vs passif ?

Nonobstant le fait que les arguments répertoriés ici sur la passivité du public sont en général entremêlés, opérons leur séparation afin de clarifier les différents registres de dénonciation utilisés. Deux images encouragent ce propos.

La première : en 2005, au théâtre municipal d’Avignon, Romeo Castellucci, pour B.#03, épisode de la Tragedia Endogonidia, place dans les fauteuils d’orchestre des peluches de lapins (à taille humaine) immobiles et inexpressives. Une métaphore de la passivité du public ? Mais comment fonctionne-t-elle ? Se satisfera-t-on de la fixation sur un siège jouant un rôle métaphorique pour la passivité ? La seconde : ce sont ces nombreuses photographies qui montrent, fasciné par le spectaculaire, un public, coincé dans ses places attitrées, semblant subir passivement le spectacle.

 

Roméo Castelucci, Berlin.#03 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

La propriété de ces images est qu’elles veulent attester de cette passivité et que leur adaptation dans les discours sur les différentes pratiques artistiques (Groys, 2010) prend la forme d’une équation : place fixe = passivité, ou encore immobilité = passivité. La fixité du corps induirait une pauvreté de l’activité esthétique, d’autant que dominerait la puissance dévorante du spectaculaire. Ce premier argument, constatif, décisif dans l’expansion de l’idée de passivité du public, se construit sous forme du couple activité vs passivité, dans lequel la passivité joue un rôle négatif. Il est soutenu par la décision de substituer une mobilité à cette soi-disant passivité, fondée sur le même présupposé : mobilité = activité (alors qu’elle peut consister en une simple agitation !). Cet argument comporte encore deux volets. Certains le projettent dans l’histoire de l’art, des spectacles et de la culture, et l’éternisent ou l’homogénéisent, d’autant qu’ils croient pouvoir en repérer des traces chez Platon et Aristote, sans pour autant tenir compte des contextes historiques et culturels. L’argument prend alors l’allure d’une essentialisation. D’autres en font le principe d’une valorisation du contemporain qui sortirait le public ancien (classique et moderne) de sa torpeur.

Un point retient ici l’attention : la valeur naturalisante et négative de « passif », appliquée à la contemplation esthétique (classique) et à l’immobilité physique du public. « Passif » s’apparente à subi, inattentif ou indifférent, morne, absent d’intérêt, inerte. Mais, qu’est-ce qui est « passif » (Neveux, Talbot, 2013 : 5) ? C’est sans doute la formulation de cette passivité qui pose problème. N’est-ce pas une manière de cantonner l’art au seul moment de la réception, dévalorisée comme « contemplation », imagée par la position assise au théâtre, figée dans le musée, en refermant cet état sur lui-même, sans prendre en charge l’ensemble des processus en jeu ? Dès lors, cet usage dresserait plutôt une figure du public, émanant d’une conscience douloureuse de l’échec, auquel on oppose un idéal (satisfaisant ?). La chercheuse Marie-Madeleine Mervant-Roux (2006 : 70) affirme : « Il serait facile d’argumenter en faveur de l’idée inverse. Si agir est indéniablement source d’apprentissage, regarder, écouter, sentir sont aussi de puissantes actions, et qui exigent dans certains cas la concentration de l’organisme ». Encore est-elle dubitative, mais de manière ambigüe : « Ce qui pose problème en effet n’est pas le mode d’installation du spectateur, ce n’est pas l’immobilité, ni le mutisme, ni la frontalité, ni le trop grand confort des sièges, comme le pensent ceux qui tiennent à faire bouger le public » (ibid. : 41). Elle maintient donc qu’il y a « problème ».

 

La tragédie du formatage

Un second argument portant preuve de la passivité du public réitère, cette fois, un héritage empirique, lequel conduit aux enquêtes et constats produits, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, autour de ce qu’on a appelé l’ère des industries culturelles et de la culture de masse. Il revient sur le devant de la scène à l’occasion des réflexions sur le nouvel âge des technologies de la communication. Il a toujours la même facture mécanique et essentialisante.

Le public et les spectateurs ne seraient plus « libres » (ils l’étaient donc auparavant !) depuis que les industries du divertissement ont pris le pas sur tous les registres de culture et formatent les goûts. Nouveau couplage par conséquent : liberté vs formatage. Par « formatage », il faut entendre une pure et simple incorporation des normes esthétiques médiatiques sans que les individus en aient conscience ; une sensibilité aliénée, une communauté de sensations excluant le jugement, la capacité réflexive. On reconnaît là, à l’instar de la précédente, une constatation non moins homogénéisante et unilatérale – aux termes prégnants : standardisation, sérialisation et reproduction industrielle – dont se réclamaient des études sur les héros de la culture de masse, les écrits sur les structures sociales du cinéma (Kracauer, 1963), les enquêtes sur les « usines à rêves » d’Hollywood, considérées comme l’épicentre de la réduction des biens culturels à des objets de consommation, les constatations sur le monopole de la radio et de la télévision sur l’espace public (Mattelart A., Mattelart M., 2004) –, masquant le formatage ou l’aliénation du public sous les termes de « démocratisation culturelle » (Adorno, Horkheimer, 1944). Cette constatation est reprise et remise au goût du jour, se concluant par l’affirmation selon laquelle ces médiations (perverses !) abolissent l’expérience du public. Sa remise au goût du jour est d’autant plus frappante que sont évoquées de surcroît les concentrations et l’internationalisation accélérées des structures de production culturelles, soumettant la création et la réception des œuvres à des logiques uniquement marchandes.

Là encore un élément au moins retient fortement l’attention : le couplage liberté vs formatage, qui explicite peu la notion de « liberté », et se fait accusateur du public. D’autant qu’il est pris dans une série de références implicites selon lesquelles formatage = ignorance (à la fois diffusion de l’ignorance et ignorance du formatage), manipulation par conséquent, et inculture entretenue. Ce qui revient à souligner qu’au cœur de cette série s’incruste l’idée d’une opposition nature/culture. Le public serait du côté de la nature et entretenu ainsi par les médias, et on pourrait opposer aux deux (le public et les médias) la culture (la liberté). Or, nul ne relève d’une quelconque nature, et nul ne passe jamais de la nature à la culture, puisque chacun se forme dans des pratiques culturelles et que l’enjeu d’une formation artistique et culturelle ne saurait être autre que le passage d’un type de pratique à un autre. Enfin, l’identification de la culture à la liberté mériterait examen. Les résistances à cet argument du formatage, d’ailleurs, au nom du conflit de rapports culturels complexes, sont donc recevables (Lahire, 2004).

 

Hiérarchie sociale et élites ou émancipation

On est en droit de se demander si ces deux arguments sur la passivité – naturelle ou imposée – du public ne recouvrent pas encore d’autres éléments, sensibles dès lors qu’on s’intéresse aux solutions proposées par leurs partisans afin de remédier à cette dite passivité (Ruby : 2003 ; 2004 ; 2007 ; 2011). Dans les couplages : actif-passif, libre-formaté, on voit poindre un pôle positif, dont on entend bien qu’il sert d’élément attractif ou correcteur. Le public devrait donc être actif et libre. C’est d’ailleurs un aspect qui distingue les modernes de l’Antiquité et de l’époque médiévale qui ne conçoivent ces partages que comme irrémédiables (soumis au destin ou à Dieu), si tant est que ces périodes utilisent l’opposition actif-passif comme aujourd’hui. Il est clair que dans l’histoire moderne du public des arts et de la culture, ce couplage est, selon les cas, corrigeable ou renversable. La sociologie de la culture, même sous les espèces de la sociologie de la domination, ne renonce pas à affirmer que si le spectateur et le public sont déterminés par un ensemble d’éléments d’ordre sociologique, ces caractères ne peuvent définir un enfermement irréductible.

Insistons brièvement sur deux de ces « solutions » : pour la correction, songeons à l’esprit des Lumières et au rôle ainsi confié aux élites d’avoir à éduquer le public, au nom des valeurs universelles de la culture qu’elles prônent ; en ce qui regarde le renversement, référons-nous aux pratiques des avant-gardes au sein desquelles les artistes, par exemple, ne renoncent évidemment pas à s’adresser à tous, aux classes populaires qui composent la majorité du « public » ainsi visé, à maintenir à tout prix le contact avec toutes les classes sociales en idéalisant le « public populaire » en termes de source de la seule vérité. Dans les deux cas, notons-le, la même équation argumentaire règne : public aliéné implique stratégie de désaliénation apportée au public de l’extérieur.

À l’encontre de ces « solutions », de nombreuses résistances se font jour. Serge Saada (2011 : 59) souligne une erreur d’analyse : le public n’est pas passif, mais empêché d’accéder à la programmation, aux lieux de culture (transports, déplacements, accès aux codes et au vocabulaire complexes). Marie-Madeleine Mervant-Roux, concentrée sur le théâtre, complexifie le propos, en interrogeant les systèmes d’interprétation de la position du public. Certes, elle remarque d’abord qu’entre 1950 et 1998, il y aurait bien eu émergence d’une certaine « passivité » (Mervant-Roux, 2006 : 11). Encore cela a-t-il, à ses yeux, deux conséquences. La première, la nécessité de poser la question des causes en insistant sur le mode de questionnement : soit l’assistance n’a plus de rôle actif dans le processus théâtral parce que ce dernier s’est mué en spectacle ; soit ce rôle se décline autrement, dans des formes moins aisément saisissables. Et de préciser « en parlant d’activité à propos de nos spectateurs apparemment passifs, n’avions-nous pas éternisé par erreur une phase particulière, assez courte au regard des siècles, de la séance dramatique ? » (ibid. : 10). N’est-ce pas aussi la position spectatrice dont nous avions pris l’habitude qui a changé, par usure du modèle d’une assistance qui regarde une scène où l’on s’active (Ruby, 2005) ?

À ces réticences s’attache encore la perspective critique et immanente de l’émancipation du public, qui requiert du temps, reste disponible pour les travaux actuels (l’inconnu de l’œuvre), et demeure toujours pris dans une confrontation entre ses expériences habituelles et les exercices esthétiques ou artistiques proposés, et auquel ne saurait être interdit l’ennui ou l’abandon, ni une volonté de se divertir qui n’est pas nécessairement négative dès lors qu’elle fait jouer un principe de traduction susceptible de retravailler les schémas préétablis sur toute chose.


Bibliographie

Adorno Th. W., Horkheimer M., 1944, La Dialectique de la raison, trad. de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983.

Groys B., 2010, En public. Poétique de l’auto-design, trad. de l’anglais par J.-L. Florin, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

Kracauer S., 1963, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, trad. de l’allemand par S. Cornille, Paris, Éd. La Découverte, 2008.

Lahire B., 2004, La Culture des individus. Dissonances culturelle et distinction de soi, Paris, Éd. La Découverte.

Mattelart A., Mattelart M., 2004, Histoire des théories de la communication, Paris, Éd. La Découverte.

Mervant-Roux M.-M., 2006, Figurations du spectateur, Paris, Éd. L’Harmattan.

Neveux O., Talbot A., coords, 2013, « Penser le spectateur », Théâtre public, 208, avr.-juin.

Rancière J., 2008, Le Spectateur émancipé, Paris, Éd. La Fabrique.

Ruby Ch., 2003, « Réification et émancipation du “public” culturel. Esquisse à partir de quelques ouvrages de Th. W. Adorno », Actuel Marx. Accès : http://actuelmarx.u-paris10.fr/indext.htm.

Ruby Ch., 2004, « Ce qui est public dans l’art public », L’Observatoire des politiques culturelles, 26, pp. 7-10.

Ruby Ch., 2005, « Le “public” contre le “peuple” : une structure de la modernité », Le Philosophoire, 2, 25, pp. 89-104. Accès : https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-89.htm.

Ruby Ch., 2007, « Contribution à une critique du “milieu” démocratique. Une théorie des archipels peut-elle renouveler notre culture politique démocratique », Conférences, 24, pp. 35-74.

Ruby Ch., 2011, « Le public n’est pas coupable », Figures de l’art, 20, pp. 183-196.

Ruby Ch., 2015, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éd. L’Attribut.

Saada S., 2011, Et si on partageait la culture ?, Toulouse, Éd. L’Attribut.

Vilar J., 1975, Le Théâtre, service public, Paris, Gallimard.

Wiame A., 2015, « L’Art comme expérience et la pragmatique du spectateur, entre performance et philosophie », Tangence, 108, aut., pp. 13-27.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Public « passif » » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 10 mai 2017. Dernière modification le 19 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-passif.

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