Réputation


 

La réputation, une notion multidimensionnelle

« Veillez sur votre bonne réputation : ne la laissez ni noircir par des propos malséants, ni déchirer par des jugements défavorables » (Isidore de Séville, cité par Châtillon, 1985). Cette citation du VIe siècle amène à penser que la réputation, entendue comme une « opinion favorable ou défavorable attachée à quelqu’un ou à quelque chose » (CNRTL : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/r%C3%A9putation), est un objet qui interroge depuis de nombreuses années notre manière d’être en société, et le reflet que celle-ci nous renvoie. La réputation est une notion protéiforme dont le sens général semble commun, mais dont l’analyse varie en fonction de ses contextes d’étude et des champs scientifiques qui s’y attellent. Produire une définition unique de la réputation semble alors vain, et surtout réducteur. Nous proposons ici de fournir une vue d’ensemble des approches propres à différents champs de recherche des sciences humaines et sociales (sociologie, information-communication, économie et gestion), puis de discuter cette notion par le prisme de la question des « publics ».

En économie, Adam Smith (1759) aborde dès le XVIIIe siècle la réputation comme un mécanisme d’approbation des actions d’un individu par les autres, qui peut favoriser (ou non) certaines formes de coopérations. La réputation y est aussi associée à un « comportement moral », le détenteur de celle-ci pouvant développer certaines stratégies pour la préserver (Baumard, Sperber, 2013). Dans le cadre de transactions, les économistes Paul Milgrom et John Roberts (1986) voient la réputation comme un signal visant à réduire l’incertitude des actions et conduites futures d’un acteur en situation de choix. Si, par exemple, un acheteur possède moins d’informations sur un produit qu’il souhaite acheter que le vendeur (asymétrie d’informations), la « bonne » réputation du vendeur pour l’acheteur pourra être un signal venant le rassurer sur son achat. La réputation est donc une information venant réduire l’incertitude d’un acteur. La réputation se construit à partir des informations concernant des conduites passées (dans notre exemple celles du vendeur ou de son enseigne), et devient potentiellement facteur de confiance.

Dans le domaine de la gestion, et plus précisément du marketing, la réputation est une notion fortement étudiée dans sa dimension organisationnelle. Elle y est présentée comme l’agrégation des représentations (ou « images mentales ») générées par les informations et les perceptions que les parties prenantes (clients, collaborateurs, partenaires) ont d’une organisation, de ses actions ou discours (Fombrun, Van Riel, 1997). Cette représentation est collective, et elle est assimilée à l’idée d’une « image globale » (à ne pas confondre avec « l’image de marque » qui est une construction de l’organisation) reflétant les valeurs que les parties prenantes attribuent à une organisation. Ce lien entre réputation et « images mentales » met en exergue le versant cognitif de la réputation qui repose en partie sur des réactions affectives ou émotionnelles. Le management de la réputation (Boistel, 2007) répond alors pour une organisation à des objectifs économiques, et nécessite de s’intéresser aux relations passées de l’organisation avec ses parties prenantes, autant qu’aux informations diffusées à son égard et au traitement que les publics en font.

Sébastien Dubois (2008) met en avant que la sociologie de la culture aborde la réputation comme « une objectivation sociale du talent » et s’inscrit dans un processus social où « tout ce qui participe à la réalisation des œuvres a une influence directe ou indirecte sur les réputations ». De manière plus générale, certains sociologues abordent la réputation comme la résultante d’interactions sociales venant par la suite guider les futures interactions entre des individus ou des groupes, autant qu’offrir une réflexivité sur ses comportements à l’individu réputé : « Les hommes peuvent se connaître et se connaissent les uns les autres par réputation » (Emler, 2013). Le sociologue Pierre-Marie Chauvin (2013) propose ainsi cette définition de la réputation : « La réputation peut être définie comme une représentation sociale partagée, provisoire et localisée, associée à un nom et issue d’évaluations sociales plus ou moins puissantes et formalisées ».

En sciences de l’information et de la communication Nicole D’Almeida (2007 : 10) propose l’approche théorique suivante dans un contexte de communication organisationnelle : « Nous comprendrons la notion de réputation au croisement du voir et du juger, de l’être vu et de l’être jugé. Nous l’englobons dans une théorie de l’opinion marquée par la tension entre une posture regardante et regardée, observatrice et observée, interpellante et interpellée, auteur et destinataire d’informations ». L’aspect relationnel inhérent à la réputation est ici fortement souligné, comme la place centrale de l’opinion. La réputation permet la communication (en orientant l’interaction, et en proposant un commun évaluatif) autant qu’elle en dépend pour se constituer, se modifier ou se diffuser. De plus, la réputation se construit à partir d’informations qui peuvent être communiquées intentionnellement par divers biais (interpersonnels, dispositifs médiatisés, etc.).

En guise de synthèse de cette revue interdisciplinaire de littérature sur la notion de réputation, nous pouvons souligner que la réputation se construit sur des informations traitant d’une entité (organisation ou individu) qui sont consommées par un public. Elle permet d’orienter le public dans ses interactions futures avec l’entité en question. Elle repose sur des ressorts cognitifs et affectifs, et elle permet la communication autant qu’elle en dépend. De cette première approche, nous retenons également que la réputation est, pour un public, un mécanisme d’évaluation. Ce qui, par ailleurs fait écho à la racine latine du terme réputation : puto, signifiant évaluer ou estimer. Une évaluation qui suppose de s’appuyer sur des opinions.

 

La réputation : une évaluation de et par l’opinion

Pour Gloria Origgi (2007) « La réputation est la valeur informationnelle de nos actions, la trace de notre conduite que nous laissons inévitablement dans les opinions des autres à chaque fois que nous interagissons avec le monde social, et qui oriente leurs actions vis-à-vis de nous ». La réputation permet à l’évaluateur de différencier des personnes, des organisations ou encore des biens. Pour cela, il s’appuie sur la mémorisation de ses interactions passées avec l’entité évaluée. Des interactions qui donnent lieu (inévitablement ?) à la production d’opinions.

L’opinion est une évaluation construite à partir de jugements et s’inscrivant dans la perspective (le point de vue et le sens) que lui donne son locuteur (Quéré, 1990). L’opinion est par essence communicative et suppose une intentionnalité dans l’évaluation qu’elle induit. Il s’agit d’un énoncé dont la vérité est interne, et dont l’analyse passe par la nécessaire prise en compte de son insertion dans un contexte propre à l’individu, le groupe ou la société dans lesquels il évolue. De ce fait, si la réputation se constitue d’opinions, et que l’on ne peut chercher une opinion partagée de tous, voire « publique » (Bourdieu, 1972 ; Kaufmann, 2003), alors il convient de considérer qu’il n’y a pas une réputation mais des réputations. Comme le signale Pierre-Marie Chauvin (2013 : 133) : « Parler de “la” réputation d’un individu ou d’un collectif n’a pas grand sens et requiert d’être spécifié au regard des publics variés et des réputations multiples de chaque entité considérée ». La réputation est intimement liée à la question des publics, et à la manière dont ceux-ci construisent par le groupe leurs opinions, et par extension des réputations. L’opinion comme construite au sein d’un groupe dans le cadre d’interactions sociales (Kelman, 1961) permet d’aborder la réputation non pas comme la seule agrégation d’opinions, mais comme une méta-opinion : une opinion (d’un individu) sur l’opinion des autres (les groupes avec lesquels il discute, débat, partage ses jugements) : « Que l’on s’y conforme dans un groupe, qu’elle soit présente dans une information issue d’un média (l’information ayant toujours un sens), l’opinion sur laquelle se construit la réputation est déjà l’évaluation (avant intégration) de l’opinion d’un autre » (Alloing, 2013 : 231). La réputation est alors un mécanisme d’agencement des opinions. Sa formulation permet de s’orienter de manière collective vers les opinions les plus partagées afin de produire un sens commun et évaluatif propre à un public donné. Au-delà des échanges au sein d’un même groupe, un public peut aussi s’appuyer sur des « dispositifs de jugement » (Karpik, 1996), comme un guide gastronomique pour choisir un restaurant, qui proposeront cet agencement ainsi qu’une quantification des opinions afin de produire une réputation.

 

La réputation à l’heure du numérique

Depuis le début des années 2000 (McDonald, Slawson, 2000) des recherches s’interrogent sur la place de la réputation dans les dispositifs numériques, et plus précisément sur le web. Si ces premières recherches ne définissent pas une possible notion de « réputation en ligne », elles s’attèlent cependant à questionner la réputation comme un mécanisme de confiance dans le cadre d’échanges marchands sur des plates-formes tel Ebay.com (Ducarroz et al., 2003 ; Menilk, Alm, 2002). En France, la notion « d’e-réputation » a été principalement développée par les praticiens avant d’être discutée par les chercheurs en sciences humaines et sociales, notamment dans le champ de l’information-communication (Alloing, 2013). Plus qu’une transposition de la réputation au web, la réputation numérique agit comme une forme de médiation nécessaire à la sélection d’information ou encore au développement de sociabilités (Alloing, Pierre, 2013). Les différents marqueurs réputationnels produis par les plates-formes du web (likes sur Facebook, +1 sur Google, étoiles sur Ebay, etc.), autant que ceux issus de la quantification de l’agir des usagers de ces dites plates-formes (opinions, avis, critiques, etc.), apparaissent comme des éléments pouvant donner du sens à la présence numérique d’une entité, tout en offrant une personnalisation de la navigation en ligne (Alloing, 2014). Du point de vue de l’individu, l’e-réputation questionne les instances étatiques et supranationales sur la conduite à adopter afin d’éviter que les systèmes algorithmiques qui mémorisent et mettent en visibilité les données et informations concernant une personne ne puissent lui porter préjudice (notamment moral – comme le soulignait Adam Smith en son temps) en portant atteinte à sa réputation.


Bibliographie

Alloing C., 2013, Processus de veille par infomédiation sociale pour construire l’e-réputation d’une organisation, Thèse en sciences de l’information et de la communication, Université de Poitiers.

Alloing C., 2014, « Vers une approche instrumentale de l’identité numérique : les attributs identitaires comme structuration de l’environnement informationnel ? », pp. 38-69, in : Pinte J-P., dir., Enseignement, préservation et diffusion des identités numériques, Paris, Hermès Lavoisier.

Alloing C., Pierre J., 2013, « Construire un cadre d’analyse avec les sic pour comprendre les pratiques et les enjeux de la réputation en ligne (des individus et des organisations) », pp. 19-28, in : Vacher B., Le Moenne C., Kiyindou A., dirs, Communication et débat public : les réseaux numériques au service de la démocratie ?, Paris, Éd. L’Harmattan.

Baumard N., Sperber D., 2013, « Morale et réputation dans une perspective évolutionniste », Communications, 93, pp. 11-27.

Boistel P., 2007, « Le management de la réputation chez Sernam : application du modèle IPS », Management & Avenir, 13, pp. 9-25.

Bourdieu P., 1972, « L’opinion publique n’existe pas », pp. 222-235, in : Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1984.

Châtillon J., 1985, D’Isidore de Séville à saint Thomas d’Aquin, Londres, Variorum reprints.

Chauvin P.-M., 2013, « La sociologie des réputations », Communications, 93, pp. 131-145.

D’Almeida N., 2007, La Société du jugement. Essai sur les nouveaux pouvoirs de l’opinion, Paris, A. Colin.

Dubois S., 2008, « Mesurer la réputation », Histoire & mesure, 23, 2, pp. 103-143.

Ducarroz C., Scarmure P., Sinigaglia S., 2003, « Tintin au pays des enchères : information sur la qualité et réputation des vendeurs », Actes du xxe Congrès AFM, Saint-Malo.

Emler N., 2013, « La réputation comme instrument social », Communications, 93, pp. 85-99.

Fombrun C., Van Riel, C., 1997, « The Reputational Landscape », Corporate Reputation Review, 1, 1, pp. 5-13.

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Kaufmann L., 2003, « L’opinion publique : oxymoron ou pléonasme ? », Réseaux, 117, pp. 257-288.

Kelman H.C., 1961, « Processes of opinion change », Public Opinion Quarterly, 25, 1, pp. 57-78.

McDonald C. G., Slawson V. C., 2000, « Reputation in an Internet Auction Market », Social Science Research Network. doi : 10.1093/ei/40.4.633.

Menilk M., Alm J., 2002, « Does a Seller’E-Commerce Reputation Matter? Evidence from e-Bay Auctions», Journal of Industrial Economics, 1, pp. 337-349.

Milgrom PP., Roberts J., 1986, « Price and Advertising Signals of Product Quality », Journal of Political Economy, 94, 1, pp. 796-821.

Origgi, G., 2007, « Un certain regard. Pour une épistémologie de la réputation », Worshop Réputation, Fondazione Olivetti, Roma, 14 avril 2007.

Quéré L., 1990, « Opinion : l’économie du vraisemblable. Introduction à une approche praxéologique de l’opinion publique », Réseaux, 43, pp. 33-58.

Smith A., 1759, The Theory of Moral Sentiments, New York, Garland, 1971.

Auteur·e·s

Alloing Camille

Laboratoire sur l’influence et la communication (LabFluens) Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO) Université du Québec à Montréal

Citer la notice

Alloing Camille, « Réputation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/reputation.

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