Schiller (Friedrich von)


Le public du beau

 

Friedrich von Schiller (1759-1805), poète, dramaturge et philosophe allemand, aborde la question du public des arts d’autant moins abstraitement que la réception de ses propres œuvres en dépend. Dans le labyrinthe des questions esthétiques (L. 18) souvent oublieuses du public, il a le mérite d’en construire une théorie, greffée sur la notion classique de « beauté ». Cette esthétique est appuyée pour partie sur la philosophie des Lumières et, en tout premier lieu, sur celle d’Emmanuel Kant. Elle s’expose dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1794, référées ici par les numéros des Lettres), et dans deux articles symétriques l’un par rapport à l’autre : « Sur l’utilité morale des mœurs esthétiques » (1793 pour la rédaction, 1796 pour la publication) et « Sur les limites nécessaires dans l’usage des belles formes » (ibid.), publiés dans sa revue Les Heures (Die Horen).

De ces textes nous extrayons, pour le propos suivant, les seules considérations portant sur cette question moderne du public des arts et des œuvres culturelles, l’ensemble de la problématique esthétique (concernant d’abord l’individu, puis la société, l’État et l’humanité) étant laissée de côté. Cela se justifie par le fait que chacun des niveaux d’analyse choisis par l’auteur (individu, public, société, État, humanité) est mis en parallèle dans une démarche homologue (Ruby, 2006). Et aussi par le fait que chacun est assez plastique pour permettre de célébrer la noblesse morale de la nature humaine sensible-raisonnable, sa disposition à se transformer et la capacité de l’humanité à réaliser un État démocratique et esthétique.

Certes, écrit Friedrich von Schiller, la question du public des arts et de la culture est apparemment secondaire, au regard de l’importance des difficultés morales et politiques de la société du moment. L’opinion ne s’y intéresse guère, fatiguée et lassée par ses conditions sociales, et prise sous le coup des préjugés que les pouvoirs et les prêtres tiennent en réserve pour la soumettre. Aussi se contente-t-elle « des médiocres produits du temps » (L. 9). Les élites se limitent à vouloir éduquer un public qu’elles croient existant, sans comprendre que celui-ci ne peut se former que de manière immanente.

 

Ludovike Simanowiz 1793/94, Friedrich Schiller (source : https://idw-online.de/en/image18163)

 

Le beau, chemin de la liberté

Pourtant, la question du public des arts et de la culture est centrale pour la liberté humaine. À son endroit, Friedrich von Schiller poursuit une investigation à partir de deux idées modernes relevant de l’esthétique.

D’une part, l’effet de l’art ne peut être de changer la vie – l’art n’engendre rien spécifiquement dans la vie sociale et politique (L. 10, 23). Il n’a pas non plus pour effet de réaliser des fins particulières, individuelles, puisqu’il n’a d’effet ni sur la volonté (qui seule rend moral en engendrant des devoirs), ni sur la pensée (qui découvre des vérités). Néanmoins, compte tenu de son « mérite spirituel » (Schiller, 1793a), la fréquentation de l’art met l’homme dans un « état esthétique » (L. 20), dont résulte pour lui la possibilité de faire de lui-même ce qu’il veut (L. 21) – former son sentiment et stimuler son intelligence (Schiller, 1793a). Un tel « ennoblissement du caractère » de chacun, s’il avait lieu, conduirait le goût du public à une ouverture sur de nouveaux horizons (L. 18). C’est bien le ressort de la liberté. D’autre part, chaque niveau d’analyse (l’individu, le public, la société, l’État, et l’humanité) pris en charge révèle en lui une tension entre deux extrêmes : la « sauvagerie » et « l’abstraction », le sensible et la raison, la matière et la forme. Qu’il s’agisse de l’individu : il est structuré par ce type de dualité ; du public, nous allons l’observer ; de la société qui oppose les « classes populaires » et les « classes cultivées » ; ou de l’humanité qui sépare les « sauvages » et les « civilisés », chacun s’oppose à lui-même et aux autres comme en deux faisceaux dissociés (L. 6).

Il faudrait muer cette succession d’agencements mécaniques en une vie organique, quoique de manière immanente. À cette mission, le « bel art » est dévolu (L. 9). Il peut transformer les formes de l’art en formes de vie, en se servant de l’antagonisme des forces présentes dans chaque cas. Il fait naître une pulsion de jeu qui développe une formation harmonieuse des opposés afin d’engager ou d’impulser une ouverture sur une communauté sensible à venir, la morale et la politique.

 

Une foule avant un public

Qu’en est-il alors du public des arts et de la culture dans cette perspective selon laquelle la « beauté est une condition nécessaire de l’humanité » (L. 10) ? Le public représente l’un des moments de l’analyse de Friedrich von Schiller en vue de l’éducation de l’humanité, pris entre celui concernant les individus, et ceux concernant la société et l’humanité. À l’instar des autres moments, il est immédiatement éloigné de sa destination, en un mot il n’existe pas. C’est au mieux une foule qui est la proie des deux déterminations opposées : la « sauvagerie » et « l’abstraction », le sensible et la raison, la matière et la forme. C’est de cet égarement de la foule que les arts et la culture doivent faire advenir un public.

Friedrich von Schiller avance une double description de la foule, laquelle vise à montrer que l’œuvre d’art peut réunir ses deux aspects et engendrer (ou pour engendrer) un public. C’est le « travail silencieux du goût » (L. 10) qui donne corps au public, inexistant avant sa confrontation au beau. La foule est donc divisée, changeante, fluctuante et cette division se manifeste dans des composantes opposées. D’un côté, une part sensible qui peut être flattée. La foule se livre à son expérience changeante et momentanée, et se maintient dans la seule dimension du présent. Elle se contente d’un « ceci est bien pour moi », de la satisfaction habituelle, reste donc dans l’étroitesse de sa passivité infinie mais vide (réception et habitudes). Pour elle, le beau n’est que le banal, car rester pris dans le sentiment, c’est rendre impossible la distinction des éléments dans une œuvre. Elle pense la beauté par ses effets, et ne veut pas s’intéresser à l’analyse des œuvres. De l’autre côté, une part intellectuelle, exclusive, donnant à la foule une présence formelle, abstraite. Elle est rigide et ne se satisfait que de l’application des normes du beau ou du goût. Elle voudrait imposer à tous une universalité abstraite. Pour elle, le beau n’est que la rigidité, la symétrie, comme le dirait Georg Simmel (1896). Elle ne perçoit que les parties des œuvres, en les soumettant à son concept du beau.

Ni d’un côté, ni de l’autre, on ne trouve un public. Tout au plus, des êtres qui ont un esprit faible et une grande sensibilité ou une sensibilité faible et une rigidité d’esprit. Ce sont là deux écueils de personnes qui, de surcroît, déploient des rancœurs réciproques (L. 10), chacun veut devenir le législateur de l’autre. Dans ces cas, il n’est pas de rapport véritable aux œuvres, donc pas de public.

 

Le public libre

On l’observe constamment, précise Friedrich von Schiller. Il n’est de public des arts et de la culture qu’au droit d’une réceptivité de l’art, d’un rapport aux œuvres, et dans un développement complet de l’humain. Comment donc rendre possible la mutation de la foule en public, établir sa plénitude d’existence, son unité, c’est-à-dire la réciprocité des deux éléments qui donnent l’impulsion à sa liberté et à son autonomie ? C’est là la « tâche de la culture » (L. 13, 23) et des arts, dans la mesure où ils peuvent réconcilier les opposés et faire droit à un public garant de la société démocratique. Néanmoins, cette unification ne doit pas être imposée à la foule de l’extérieur (par le critique, par les médias, par l’État). Pour qu’un public se produise, il faut que la foule opère en elle-même l’unité nécessaire (immanence). Seule la fréquentation des œuvres de l’art et de la culture l’y conduit, ceux-ci extériorisant ses virtualités et introduisant en elle de l’accord entre ses deux énergies antagonistes.

L’art et la culture constituent ainsi cet intermédiaire qui produit l’état esthétique souhaité. Dans le public, cet état consiste en une négation de l’exclusion réciproque de la « sauvagerie » et de « l’abstraction », du sensible et de la raison, de la matière et de la forme. Ces antagonismes ne doivent cependant pas être éradiqués. L’art ne doit pas sacrifier, opprimer (L. 4) les opposés, ni l’abondance des sensations, ni la rigidité de l’esprit. Il ne vise ni une dissolution des deux sans synthèse, ni une unité sans multiplicité. En revanche, il a les moyens de les faire disparaître dans un troisième état (L. 18), l’état esthétique. Ce dernier dénoue ces effets nombreux dans la société qui rendent le public incapable d’accueillir l’étranger (la nouveauté esthétique), des situations et des œuvres non prévues, ou lui donnent de la sévérité à l’égard de ces dernières au nom d’une règle rigide (la critique). Grâce à la pulsion de jeu suscitée par les œuvres, le public apprend à faire agir les opposés de concert. Il s’assouplit et commence à s’ouvrir, à accueillir des œuvres imprévues, à fortifier son esprit et à réguler sa sensibilité.

Quel pouvoir est ainsi rendu au public par l’art, « notre second créateur » (L. 21) ? Si ce n’est pas un public parfait (est-ce possible ?) du moins sera-ce un public sans conformisme, un public libre et vif, un public qui saura résister à ce qu’on lui impose (élites, institutions), pour mieux accueillir ce qu’on lui propose (les œuvres). Il y acquiert une personnalité (L. 20).

 

Le rôle de l’art

Afin d’expliciter son esthétique, Friedrich von Schiller prend un exemple : le regard porté sur la Junon Ludovici (L. 15), un marbre romain colossal du 1er siècle. Cette référence fonctionne chez lui de manière exemplaire, parce qu’elle témoigne à la fois pour son esthétique, et pour la naissance du regard esthétique sur les œuvres humaines. Face à cette statue, le public apprend à ne pas substituer à son regard esthétique un discours sur l’origine géographique de celle-ci, sur le contexte de sa production et la rupture avec les dieux orientaux, sur l’artiste (d’ailleurs inconnu). Friedrich von Schiller corrèle la pure présence de l’œuvre en exposition (l’isolement de l’œuvre en elle-même comme un monde complètement fermé) et un regard qui n’a rien à vouloir (une morale), rien à réaliser (un projet politique), mais se donne pour un pur contentement esthétique positif.

Sur ce plan, Friedrich von Schiller suit son collègue Johann Wolfgang Gœthe, celui de l’article « Architecture allemande » (1772) qui procède à l’examen de la cathédrale de Strasbourg en esthète, dénouant le rapport de la cathédrale au culte et l’installant dans le seul registre du « beau ». Friedrich von Schiller théorise cet acte. En se confrontant aux œuvres, le regard du public (ou de ce qui devient un public) s’apaise ou se mobilise, acquiert une énergie nouvelle (L. 16). Avant un quelconque rapport à l’œuvre, pas de public. Dans la confrontation avec elle, s’opère une modification. La foule disparaît, il n’est plus question de ses désordres, de privilégier les besoins et la consommation, de se dissoudre dans l’infini multiple, ou de se perdre dans l’abstraction. Le public naît, si l’on entend bien que sa liberté esthétique ne décide ni d’idées, ni de dispositions morales. Elle se contente d’être la condition nécessaire pour que de telles idées et dispositions aient lieu. Cette liberté esthétique, c’est le moment où le public trouve en lui-même les forces déterminantes de son devenir (L. 23).

 

Une métaphore de la société

Peut-on forcer un public à devenir tel ? S’il existait une police des arts et de la culture, elle pourrait certes interdire aux artistes d’agir, mais elle ne pourrait empêcher le regard esthétique ; elle pourrait proscrire la recherche de la vérité, mais ne pourrait empêcher qu’il y ait de la vérité, etc. (L. 9). Dans tous les cas, le public pourrait se former, même sans pouvoir s’exprimer.

Les pouvoirs et la religion peuvent-ils interdire au public de se constituer ? Certes, l’empêcher de se réunir, mais pas de contempler des œuvres sans se soumettre à des commandements.

L’unité du public se donne-t-elle pour une homogénéité ? Certainement pas. La vertu du public est de constituer une unité dans le multiple préservé.

Le public esthétique relève-t-il de la morale et de la politique ? Non plus. Mais uniquement de l’esthétique. En revanche, il rend possible l’accession à la morale et à la politique, mais sans doute à une autre morale et à une autre politique. La preuve en est que la notion de public, chez Friedrich von Schiller, en vertu de sa situation entre les questions d’individu et celles de morale et de politique, fonctionne aussi comme une métaphore : la fraction sensible de la foule est composée du monde ouvrier, la fraction conceptuelle de l’élite intellectuelle. La propriété réconciliatrice de l’art et de la culture mue cette foule antagoniste en un public réconcilié, garant de la démocratie. Le monde ouvrier et les élites des Lumières doivent s’ajointer afin de rendre cette démocratie possible.

Le public des arts et de la culture ouvre le monde esthétique sur une formation politique sans la déterminer (Schiller, 1793b). Le public, une fois maître de sa destinée – ni soumission aux habitudes esthétiques, ni soumission aux codes imposés par les élites –, se donne à lui-même, dans la plus « haute liberté spirituelle » (L. 22). Musique, arts plastiques, architecture, danse, etc., fréquentés, échauffent dans la contemplation les activités imaginatives. Le public ne s’en tient plus aux parties, ni ne présuppose une signification préalable des œuvres. Il se délecte et, dans cette délectation, il entre dans une liberté esthétique qui lui donne la matière d’une ouverture sur la morale, ses devoirs et la politique, ses activités civiques et son esprit législateur. Le public se reconnaît alors composé de citoyens qui peuvent requérir la constitution d’un État esthétique, qui renforcera, par ses lois, la présence d’une éducation esthétique dans toutes les activités, aux fins de rendre chacun libre et autonome. Il est ainsi entré dans l’Histoire, laquelle lui fait comprendre que son existence ne relève pas d’un destin.


Bibliographie

Gœthe J. W., 1772, « Architecture allemande », in : Gœthe J. W., Écrits sur l’art, trad. de l’allemand par J.-M. Schaeffer, Paris, Garnier-Flammarion, 1983.

Schiller F. von, 1793a, « Sur l’utilité morale des mœurs esthétiques », in : Textes esthétiques, trad. de l’allemand par N. Briand, Paris, Vrin, 1998.

Schiller F. von, 1793b, « Sur les limites nécessaires dans l’usage des belles formes », in : Textes esthétiques, trad. de l’allemand par N. Briand, Paris, Vrin, 1998.

Schiller F. von, 1794, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. de l’allemand par P. Leroux, Paris, Aubier, 1992.

Rancière J., 2000, La Fabrique du sensible, Paris, Éd. La Fabrique.

Ruby Ch., 2006, Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, Éd. La Lettre volée.

Simmel G., 1896, « Esthétique sociologique », in : Esthétique sociologique, trad. de l’allemand par L. Barthélémy, M. Collomb, P. Marty et F. Thérond, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2007.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Schiller (Friedrich von) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 18 avril 2017. Dernière modification le 20 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/schiller-friedrich-von.

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