Tirage au sort


 

Jeux, sondages, Cours de Justice, vie scolaire, domaine politique, autant d’espaces où le tirage au sort opère et permet à un nombre très variable de personnes (de deux à des millions), d’être partie prenante d’un débat, d’une loterie, etc. Le tirage au sort procède d’une sélection aléatoire. Remettant le résultat entre les mains du hasard, il suppose un principe d’égalité entre les personnes ou les objets sur lesquels il s’exerce. Le tirage au sort est associé à la démocratie tandis que l’élection est encore perçue comme une pratique aristocratique. L’antagonisme n’est pas nouveau, il remonte à la Grèce antique et perdure aujourd’hui sous des formes qui ont évolué (le tirage à la courte paille des enfants, les dés, etc.).

 

Le tirage au sort en grec ancien : « avoir la fève »

Le tirage au sort en grec ancien fait appel à des mots variés : i) le nom klèros signifie l’objet dont on se sert pour le tirage au sort, et donne « tirage au sort », ainsi que des mots de la même famille (e.g. klèrôsis, klèroô « distribuer, obtenir par le sort ») ; ii) le nom kyamos, « la fève », et son verbe dénominatif kyameuô, dont le sens premier est « désigner par le sort au moyen de fèves », pour ensuite signifier « tirer au sort » ; iii) le verbe lanchanô signifiant également « obtenir par le sort » et ses dérivés (e.g. lèxis, « tirage au sort », dialanchanô, « se départager par tirage au sort ») (Chantraine, 1968-1980 ; Demont, 2003 : 30-31).

À l’origine, la procédure est une manière de connaître la volonté et la décision des dieux : rien de surprenant à ce que l’on recoure à l’usage du sort pour demander l’avis divin, obtenir les conseils des dieux sur l’avenir, ou encore pour se prononcer sur un cas difficile, le hasard étant alors assimilé à l’expression du jugement divin (Demont, 2010). Ultérieurement, hors de la sphère religieuse, le règlement de la vie publique continue-t-il d’être soumis à des interprétations religieuses ? Les avis divergent sur ce point : soit la sélection aléatoire des charges publiques s’est émancipée de ses significations religieuses (Hansen, 1991 : 50-51), soit perdure la croyance que la divinité intervient pour orienter la répartition des fonctions publiques (Demont, 2010).

 

Origines et techniques du tirage au sort à l’époque de la Grèce classique – Les assemblées de la démocratie athénienne

Ainsi qu’en témoignent tout d’abord les poèmes homériques, les tragédies grecques puis des documents ultérieurs, les usages du tirage au sort sont variés et multiples : envoi des soldats à la guerre, choix de champions pour se battre, fondation d’une colonie, questions successorales (Demont, 2010) ; également, la désignation des prêtres et des prêtresses, l’ordre du combat des athlètes, la sélection des citoyens athéniens qui jugent les concours dramatiques et décident des vainqueurs, ou bien la répartition des victimes d’un sacrifice dans l’Athènes démocratique. Mais surtout, le tirage au sort devient, à l’âge de la démocratie athénienne, au cours des Ve et IVsiècles avant J.-C., le moyen principal de nommer les responsables des charges publiques de la cité, à l’exception de certaines magistratures à caractère militaire et financier, auxquelles on réserve l’élection (Aristote, Constitution d’Athènes, 43.1).

Il faut toutefois se souvenir que les charges publiques sont réservées aux hommes de naissance athénienne, âgés d’au moins dix-huit ans. Ce sont eux qui participent aux délibérations communes et qui peuvent prétendre à l’exercice des magistratures – quant aux femmes, elles participent à la communauté à un niveau qui leur est propre (voir, par exemple, leur rôle dans la vie religieuse de la cité). Ces hommes constituent le « peuple » (dèmos), dont la participation aux affaires publiques est assurée par l’Assemblée (ekklèsia), où tous les citoyens peuvent participer et voter les lois et décrets ; le Conseil (Boulè), composé de cinq cents membres tirés au sort, qui prépare le travail de l’Assemblée ; les tribunaux populaires (l’Héliée), constitués de six mille juges (les héliastes) tirés au sort, qui jugent la grande majorité des affaires de la cité ; et, enfin, les divers collèges de magistrats, élus ou tirés au sort, chargés de différentes fonctions.

Le tirage au sort a lieu dans le cadre des dix tribus d’Athènes qui sont la base de l’organisation des institutions politiques. On désigne dans chaque tribu une personne par collège de magistrats ; cinquante bouleutes pour le Conseil, qui eux-mêmes constituent un groupe de prytanes dont la succession dans l’année – dix prytanies – obéit à un ordre qui est tiré au sort (Rhodes, 1972 : 4-25) ; et six cents juges pour les tribunaux. En réalité, la représentation au Conseil excède même le seul cadre des tribus et s’effectue aussi dans les dèmes (nos « communes », instances réparties entre les dix tribus) qui disposent d’un nombre de sièges proportionnel à chaque population, ce qui crée un lien plus étroit entre le Conseil et la société représentée (Hansen, 1985 : 230-232). Diverses règles légifèrent les candidatures : l’interdiction d’assumer la même charge plus d’une fois à l’exception des bouleutes (pas plus de deux fois) et des juges (pas de restriction), et l’obligation d’avoir plus de trente ans.

On a calculé que, au IVe siècle avant J.-C., le tirage au sort fournit annuellement à Athènes près de six cents magistrats, cinq cents bouleutes et six mille juges, alors que l’élection ne concerne qu’une centaine d’Athéniens élus. Pourtant, en dépit de cette pratique omniprésente et complexe, les sources littéraires restent longtemps discrètes sur les techniques utilisées. C’est ainsi que concernant « le tirage au sort par la fève », au moyen duquel les cinq cents bouleutes sont désignés au cours du Ve siècle (Thucydide, VIII.69.4), on ignore si ce sont les candidats eux-mêmes ou les magistrats qui tirent la fève, la fève blanche – contrairement à la fève noire – valant pour un poste. Il est possible que la procédure ait changé au IVe siècle et que les bouleutes aient été tirés au sort au moyen des klèrôtèria, qui sont des « machines à tirer au sort » (Lang, 1959 : 84 ; Staveley, 1972 : 61-62, 68). Ces klèrôtèria, sont un mécanisme utilisé notamment à Athènes, à partir du IVe siècle avant J.-C., dans la procédure du tirage au sort à plusieurs niveaux : répartition des sièges des bouleutes dans le bâtiment du Conseil, désignation des magistrats, succession des prytanies au cours de l’année, tirage au sort des juges et répartition dans les tribunaux. En attestent les fragments de klèrôtèria trouvés à Athènes et les hypothèses proposées à leur sujet, même si la date reste discutée, ceux que l’on peut dater se situent au IIsiècle avant J.-C. (Dow, 1937). Sans doute, le mécanisme trouve-t-il sa meilleure expression dans le domaine des tribunaux populaires : il sert à tirer au sort le nombre de juges nécessaire parmi les héliastes qui se présentent le jour d’un procès. On sait qu’il fonctionne sur la base des tribus (Aristote, Constitution d’Athènes, 63-65), que chaque tribu dispose de deux machines en forme de stèles, et que chacune d’entre elles est composée de cinq colonnes d’encoches, et d’un tube vertical. Dans les encoches on glisse les pinakia, les « plaques judiciaires » qui permettent d’identifier les héliastes (nom, patronyme, dème) (Kroll, 1972) ; dans le tube sont placés des cubes en bronze, blancs et noirs. On extrait ensuite les cubes par le tube : un cube compte pour cinq plaques, les cubes blancs correspondant à la désignation des juges, les noirs signifiant que les juges en question sont écartés. C’est ainsi qu’un jet de dés décidait qu’une série horizontale de cinq noms siégeait ou non au tribunal (Bartzoka, 2018 : 245-250).

 

Le tirage au sort et l’esprit de la démocratie athénienne

Dans le débat perse sur le meilleur régime, l’historien Hérodote fait dire au perse Otanès que « quand le peuple commande, il exerce les magistratures par le sort » (III.80). Aristote, de même, associe cette pratique aux marques d’une démocratie (Politique, 1317b 20-21 ; Rhétorique, 1365b 32). De fait, même si le tirage au sort se rencontre dans les deux types de régimes, démocratique et oligarchique (la différence repose sur le nombre de personnes impliquées ; Politique, 1300b 1-4), il est considéré dès le Ve siècle avant J.-C. comme le procédé démocratique et libre par excellence et on l’associe directement à la souveraineté du peuple, dans la mesure où il permet à quiconque le souhaite de tenter sa chance en se présentant comme candidat et, ainsi, d’accéder aux magistratures. C’est surtout l’égalité des chances et la volonté de faire participer le plus de citoyens possible, indépendamment de la fortune, de l’éducation et de la notoriété, que l’on retient au crédit du tirage au sort ; au contraire de l’élection, de nature essentiellement aristocratique, puisqu’elle permet de choisir les meilleurs. Il n’empêche que la participation du peuple au moyen du sort ne va pas de soi ; de fait, le critère d’âge, la rotation des charges, l’interdiction de cumuler des pouvoirs, et l’examen préliminaire (dokimasia) auquel on soumet les nouvellement choisis avant l’exercice de leur fonction, limitent cette participation (Hansen, 1985 : 232-237).

La souveraineté du peuple et le tirage au sort ont suscité des critiques. Au Ve siècle avant J.-C., l’auteur anonyme de l’opuscule La Constitution des Athéniens note que le peuple – ici au sens restreint du groupe des citoyens pauvres, qui est opposé à l’élite – ne cherche pas à prendre part aux magistratures qui sont vitales pour la cité, par exemple militaires, jugeant qu’il n’en a pas la compétence et n’en retirera aucun profit (I.3). On en prend argument pour assimiler le tirage au sort à l’incompétence et à l’intérêt personnel des gens du peuple qui se répartissent, grâce à lui, les indemnités liées aux fonctions publiques (Lenfant, 2007). Un peu plus tard, au milieu du IVe siècle, l’orateur Isocrate s’appuie sur la même critique et propose de désigner pour chaque tâche les meilleurs et les plus compétents, faute de quoi selon lui le tirage au sort conduit les oligarques au pouvoir (Aréopagitique, 22-23). À la même époque, Platon décrit pour la cité idéale des Lois un système qui réduit considérablement la portée du tirage au sort en introduisant des élections préalables. Si le tirage au sort continue d’exister, c’est finalement pour éviter le mécontentement populaire (756b-e, 763d-e, 764e-765d ; Piérart, 1974 : 468-471).

 

Le tirage au sort à Rome : apparition, disparition, jusqu’aux pratiques contemporaines

Effectué sous les auspices divins, le tirage au sort à Rome (sortitio ou sors en latin) n’a pas eu comme à Athènes le rôle de dire qui participait aux charges publiques (Staveley, 1972 : 230-232 ; Hurlet, 2017). Au sein des assemblées, le tirage au sort détermine l’ordre dans lequel votent les comices centuriates (qui élisent les magistrats supérieurs et votent les lois à contenu militaire) et les comices tributes (qui élisent les magistrats inférieurs et votent la plupart des lois). Du côté militaire, le tirage au sort contribue à l’organisation de l’armée. Dans le domaine judiciaire, il désigne, à partir d’une liste de candidats présélectionnés, ceux qui jugeront une affaire particulière. Dans l’administration où l’élection est la procédure privilégiée, le tirage au sort intervient au sein des magistratures collégiales pour répartir les tâches publiques entre des personnes préalablement choisies selon leur statut socio-économique. Il ne s’agit ainsi que d’un mécanisme qui concerne les membres d’une élite (Stewart, 2013 : 6326-6332).

La chute de l’empire romain a coïncidé avec l’abandon du tirage au sort en politique. Celui-ci réapparaît cependant au XIIe siècle dans les communes d’Italie du Nord et du Centre (Venise, Florence) et dans la Couronne d’Aragon de la fin du XVe au milieu du XVIe siècle. Les procédures sont alors complexes, le tirage au sort est combiné à d’autres modes de sélection et, contrairement à Athènes, ne cherche pas à optimiser la participation de tous les citoyens à la vie publique. Parmi d’autres, son usage est aussi attesté au niveau local : en Angleterre du XVe au XIXe siècles (ville de Great Yarmouth), où les magistrats sont nommés par le biais d’une procédure assez proche de celle employée à Venise ou à Aragon ; en Suisse au XVIIe siècle (canton de Glaris), où chaque emploi public est assigné à celui désigné par le sort parmi des citoyens élus d’abord, parmi tous les citoyens ensuite. À partir du XVIIe siècle également, la sélection aléatoire fait son apparition dans la sphère judiciaire pour constituer les jurys populaires : des États-Unis au continent européen, la procédure évolue au cours des siècles pour finalement arriver aux années 1970, où le tirage au sort implique l’ensemble des citoyens (Sintomer, 2011 : 54-102 ; Sintomer, 2012 : 9-19). Une place importante lui est réservée, enfin, dans le cadre du recrutement de l’armée napoléonienne au début du XIXe siècle. Selon la loi votée, les sous-préfets établissent les listes d’appel de ceux qui ont l’âge requis pour servir à l’armée et s’occupent de désigner les conscrits par tirage au sort : ceux qui ont tiré un mauvais numéro, c’est-à-dire un numéro qui est inférieur au nombre de recrues qu’on doit fournir, rejoignent l’armée (Pigeard, 2000 : 186-195).

Aujourd’hui, à côté des loteries et autres jeux d’argent soumis au hasard, l’échantillon représentatif des enquêtes statistiques et des sondages est le dernier avatar du « sort » dans le champ politique. L’échantillon, fondé sur des critères sociologiques et supposé livrer une micro-société représentative, se retrouve notamment dans les jurys citoyens, les conférences de consensus, les sondages délibératifs, tous ces dispositifs qui reposent sur le tirage au sort et qui servent à revaloriser la participation citoyenne. Dans les démocraties modernes, le tirage au sort ne décide plus de la répartition des charges gouvernementales, mais il sert à constituer ces échantillons participatifs de citoyens dans les débats publics. Les transformations complexes des sociétés nécessiteront sans doute que continue « l’expérimentation démocratique » de nouvelles formes de représentativité (Sintomer, 2011).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Bartzoka Alexandra

Orient et Méditerranée Université Paris-Sorbonne

Citer la notice

Bartzoka Alexandra, « Tirage au sort » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 26 mars 2019. Dernière modification le 05 octobre 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/tirage-au-sort.

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