Tribun


 

Le 16 octobre 2019, le dirigeant de la France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon s’oppose aux policiers venus perquisitionner son domicile et leur assène que sa personne est « sacrée » en tant que parlementaire. Trois jours plus tard, lors d’une conférence de presse, il explique son attitude en se référant à l’histoire antique et contemporaine en déclarant : « Les tribuns du peuple, dont je m’honore de faire partie, et les parlementaires depuis la première République en France, sont déclarés inviolables et […] bénéficient d’un certain nombre de protections ». Ce discours exprime une culture politique qui renvoie au temps long de l’histoire et une revendication d’ordre plus immédiat : incarner le peuple. Tout comme la plèbe, le tribun a une origine remontant à l’Antiquité romaine. Le tribun de la plèbe est un magistrat, créé en 494 avant notre ère lors des luttes des patriciens contre les plébéiens (Lanfranchi, 2015 : 55-59). Chaque année, dix tribuns de la plèbe sont élus par l’assemblée des plébéiens. Le tribun de la plèbe incarne aussi, dès la seconde moitié du iie siècle avant notre ère, une façon nouvelle de faire de la politique. Les tribuns de la plèbe disposent du ius auxilii (droit de porter secours à tout plébéien menacé par un patricien) et du droit d’intercessio qui en découle (il leur permet notamment de mettre leur veto à toute décision d’un autre magistrat qui porterait atteinte aux intérêts des plébéiens). Ils ont aussi le droit de convoquer l’assemblée des plébéiens et de proposer des lois qui portent le nom de plébiscites. Ils bénéficient enfin de la sacrosanctitas (inviolabilité de leur personne, de nature sacrée). La seconde référence excipée par Jean-Luc Mélenchon, celle de la Révolution française, reprend partiellement cet héritage mais une différence profonde distingue le parlementaire contemporain des tribuns antiques : il est supposé représenter le peuple dans son ensemble et non une catégorie particulière de la population. Néanmoins des points communs peuvent apparaître : l’importance du talent oratoire, la volonté de relayer les aspirations des classes populaires et la suspicion portée sur les tribuns autoproclamés de vouloir manipuler les masses.

 

Des orateurs talentueux

Jusqu’au milieu du iie siècle avant notre ère, les tribuns de la plèbe ne sont pas considérés comme des acteurs potentiellement révolutionnaires (Bleicken, 1955). Ce sont les frères Tiberius et Caius Gracchus, élus respectivement tribuns de la plèbe en 133 et 123 avant notre ère, qui incarnent un nouveau modèle de tribun de la plèbe, qui marque le dernier siècle de la République. Dès 145 avant notre ère, le tribun Caius Licinius Crassus avait rompu avec la tradition en se tournant vers la foule lorsqu’il faisait des discours (auparavant, l’orateur se tournait vers le Sénat et non vers le peuple). Toutes les sources relatives aux Gracques insistent sur leurs qualités d’orateurs (Botteri, Raskolnikoff, 1983 : 80). Caius Gracchus innove, s’inspirant des grands orateurs grecs : il scande son propos de ses deux bras, il marche sur la tribune, il est accompagné d’un joueur de flûte qui lui permet de contrôler sa voix (David, 1983 : 106). Caius Gracchus devient, jusqu’à la fin de la République, un modèle oratoire dont les discours sont étudiés dans les écoles de rhétorique.

À l’époque contemporaine, avec l’émergence du parlementarisme, ce modèle gréco-romain demeure longtemps commun aux hommes politiques, qui ont fait leurs humanités et se revendiquent volontiers des exemples de l’Antiquité, de la Révolution française ou du xxe siècle. La IIIe République apparaît largement comme la « République des avocats » (Le Béguec, 2003). Elle est le théâtre de joutes oratoires dans lesquelles s’illustrent notamment Léon Gambetta (1838-1882) ou le socialiste Jean Jaurès (1859-1914) dont la puissance du verbe séduit aussi bien sur les bancs du palais Bourbon que dans les meetings en plein air, le public politique s’élargissant à l’ère des masses. Ce lien spécifique du tribun à la foule assemblée est ainsi décrit par le journaliste Alain Duhamel (1987 : 181) :

« Qui n’a pas vu Jean-Marie Le Pen, au cours d’un meeting de province, tout à tour familier et disert, filant l’anecdote, faisant rire la foule aux éclats, la cajolant, la flattant, puis soudain pathétique, tragédiant, pontifiant, courroucé, dramatique, rendre l’assistance tout entière attentive et anxieuse pour enfin lui indiquer la seule voie salvatrice et la soulever d’enthousiasme, risque fort de sous-estimer le personnage. »

Le risque pointé par l’observateur est transparent : celui de manipuler les masses. Il explique la méfiance dont font fréquemment l’objet les tribuns.

 

Manipuler les masses ?

Le tribunat de la plèbe n’est pas une magistrature particulièrement briguée par les aristocrates romains jusqu’à l’époque des Gracques. Ces derniers appartiennent à l’une des plus prestigieuses familles de l’aristocratie romaine, apparentée aux Scipions. Ils ont reçu une éducation très soignée, dispensée notamment par des rhéteurs et des philosophes grecs. Au milieu du iie siècle avant notre ère, la société romaine apparaît de plus en plus fragmentée. Les fortunes des grands aristocrates sont de plus en plus importantes, notamment grâce aux profits issus des conquêtes (Carthage, monde grec, péninsule ibérique). À l’inverse, de nombreux citoyens romains sont dans l’impossibilité d’exploiter une terre qui leur soit dévolue et viennent gonfler les masses populaires très pauvres qui convergent vers la ville de Rome. Dans ce contexte, les Gracques et ceux qui s’inspirent ensuite de leur action proposent des mesures politiques afin de rééquilibrer la répartition de la richesse au sein de la communauté des citoyens romains. Il ne s’agit en aucun cas de mesures révolutionnaires, car les Gracques ne remettent en question ni l’égalité géométrique, ni les institutions romaines. En échange des avantages que son action procure au peuple romain, Caius Gracchus, comme les autres tribuns populares, en attend soutien et popularité.

Cette recherche du soutien des masses peut conduire les hommes politiques à flatter leurs instincts : c’est toute la différence, parfois complexe, entre tribuns et démagogues. Alain Duhamel (1987 : 179) s’en fait l’interprète quand il analyse le discours de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980 :

« Le président du Front national n’est pas, comme il s’en flatte, le tribun de la plèbe, ce magistrat qui dans la Rome antique était élu pour défendre les intérêts des petites gens, des hommes du peuple contre les patriciens. Il ressemble bien davantage, jusqu’à en apparaître comme le sosie, comme le double contemporain, à ces meneurs qui, dans la démocratie grecque, flattaient les instincts les plus vils des gens simples pour se hisser au pouvoir. »

Les Gracques, puis les tribuns de la plèbe qui se réclament d’eux, font voter des lois à visée sociale : lois agraires, qui ont pour objectif de distribuer des lots de terre publique aux citoyens romains pauvres, et lois frumentaires. Ils font aussi voter des lois concernant le fonctionnement institutionnel. Le vote à bulletin secret est progressivement instauré, remplaçant le vote à main levée, ce qui réduit le contrôle des patrons sur le vote de leurs clients. Les Gracques affirment également le principe de la responsabilité des magistrats devant ceux qui les ont élus, notion issue de la science politique grecque et absente de la tradition romaine. Ainsi Tiberius Gracchus fait-il voter la déposition d’un autre tribun de la plèbe qui s’opposait à sa proposition de loi agraire, en 133 avant notre ère. Caius Gracchus réforme la juridiction chargée de juger les anciens magistrats, appartenant tous à l’ordre sénatorial. Il la confie à des juges qui n’appartiennent plus au Sénat afin d’éviter les conflits d’intérêt.

Depuis la Révolution française, les tribuns ont souvent défendu la cause des humbles et porté les aspirations des catégories sociales urbaines (socialistes et communistes notamment) mais aussi les revendications paysannes, comme l’agitateur agrarien Henri Dorgères (1897-1985) durant l’entre-deux-guerres. Le Parti communiste français joue longtemps de manière privilégiée ce rôle de porte-parole des catégories populaires, et le politiste Georges Lavau (1981) estime qu’il remplit justement une « fonction tribunitienne », qu’il juge sévèrement comme essentiellement négative, les communistes n’ayant que ponctuellement cherché à exercer le pouvoir . Plus récemment, le développement du national-populisme limite cette défense des petits aux ressortissants nationaux, cible électorale privilégiée de ce courant politique qui l’oppose aux immigrants et plus largement aux minorités. Cette stratégie se déploie dès la fin des années 1960 aux États-Unis avec George Wallace (1919-1998, tribun autoproclamé des rednecks et autres « petits blancs » face aux nouveaux droits reconnus aux noirs américains) ou au Royaume-Uni avec Enoch Powell (1912-1998) qui cherche à faire de l’immigration un thème central du débat public, avec son discours du 20 avril 1968, « Rivers of blood » (ou « fleuves de sang »). Les hommes politiques qui usent de ce thème sont parfois fort éloignés par leur appartenance sociale du peuple qu’ils prétendent représenter.

 

Tribuns et élites

Durant la République romaine, les tribuns sont tous issus de familles aristocratiques, parfois très fortunées. Seuls les patriciens ont interdiction de briguer le tribunat. C’est la raison pour laquelle Clodius, contemporain de Jules César et patricien, demande en 59 avant notre ère à ce dernier (qui dispose de ce pouvoir en tant que grand pontife) de le faire plébéien. Cette volonté de Clodius illustre bien l’attrait qu’exerce le tribunat de la plèbe sur certains aristocrates ambitieux. Aucune difficulté juridique à l’époque contemporaine en revanche : les hommes politiques désireux d’incarner le peuple et ses combats peuvent tout à fait appartenir aux élites sociales. Leur origine est néanmoins source de fragilité voire de polémique. Dans les années 1980, il est ainsi loisible d’opposer au sein du Parti socialiste Laurent Fabius, « patricien élégant », et Pierre Mauroy (1928-2013), perçu comme le seul homme qui « symbolise pleinement le peuple de gauche », le seul qui « résume en lui toutes les aspirations et toutes les croyances », « un bloc d’authenticité », « ce fils du peuple » (Duhamel, 1987 : 159-160). Le leader nordiste « a l’éloquence ample, vigoureuse mais solennelle, répétitive, pompeuse quelquefois et souvent manichéenne – ah, ces exordes contre “ceux du château” et ces péroraisons contre les puissances maléfiques de l’argent ! » (ibid. : 164). La trilogie la plus fameuse du socialisme français au xxe siècle (Jaurès, Blum, Mitterrand) est issue de la petite et moyenne bourgeoisie, parisienne ou provinciale. A contrario, l’adversaire des deux derniers au sein du Parti socialiste qu’il dirigea durant 23 ans, Guy Mollet (1905-1975), que la mémoire collective retient davantage comme un « mal-aimé » (Lefebvre, 1992) est de condition très modeste. Il en va de même pour son contemporain communiste Maurice Thorez (1900-1964) dont l’autobiographie exalte (en les arrangeant quelque peu d’ailleurs) les origines populaires, dont témoigne le titre Fils du peuple (1937). Jean-Marie Le Pen lui-même (2018), devenu fort riche et résidant depuis longtemps dans un château, insiste dans ses mémoires sur son enfance de pupille de la nation et la vie quotidienne des marins bretons.

Les tribuns de la plèbe populares sont l’objet de fréquentes accusations de la part de leurs adversaires politiques, jaloux de la popularité accumulée par les tribuns. Ils sont qualifiés d’agitateurs, de séditieux, de démagogues, d’hommes aspirant à la tyrannie (Lanfranchi, 2015 : 551-574). Ils sont aussi accusés de provoquer la stasis, la division du corps civique en deux ensembles irréconciliables. Pour Cicéron (De Republica, I, 53), ces tribuns instaurent dans la cité une « égalité inique » où les optimates (les meilleurs) sont ramenés au même niveau que le peuple. Dans les années 1880, les élites parlementaires se défient de Léon Gambetta, véritable commis-voyageur de la République dont la popularité et les capacités de tribun reconnu du peuple attisent les craintes de déséquilibre du régime en faveur d’un homme fort (Barral, 2008).

Dans certaines occasions, l’assassinat paraît être, pour les adversaires des populares, la seule option pour éliminer l’influence d’un tribun de la plèbe, même si ce dernier est théoriquement protégé par sa sacrosanctitas. Tiberius et Caius Gracchus en font tous deux l’amère expérience. Les adversaires des populares instrumentalisent aussi dès l’époque des Gracques certains tribuns de la plèbe, avec pour objectif de s’attirer les faveurs des masses par une politique de surenchère ciblée dans certains domaines, jugés moins essentiels pour les intérêts de l’aristocratie. Ainsi le tribun de la plèbe Livius Drusus est-il utilisé avec succès contre Caius Gracchus en 122 avant notre ère, lui faisant perdre une partie de ses soutiens, ce qui aboutit à son échec aux élections suivantes.

En 2018, en France, à l’occasion du mouvement des « Gilets jaunes », une distinction antique est exhumée pour condamner la primauté accordée à la parole populaire lorsqu’elle s’exprime de manière vigoureuse voire violente. Il s’agit de l’ochlocratie, que Victor Hugo (1802-1885) stigmatisait dans Les Misérables (« Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le demos »), et dans laquelle Polybe voyait une dégradation de la démocratie, lorsque la foule domine le corps civique. Or, il est aisé de constater que, dans ce cas, l’émergence d’un leader peut sembler malaisée, invalidant ainsi l’équation trop sommaire entre tribuns et puissance des foules. C’est qu’en effet, comme le rappelle la naissance de la fonction dans la société romaine, l’existence du tribun permet de canaliser des aspirations souvent désordonnées et parfois de désamorcer les colères populaires en leur offrant un débouché politique, pour peu que les élites sachent l’entendre…


Bibliographie

Barral P., 2008, Léon Gambetta. Tribun et stratège de la République (1838-1882), Toulouse, Privat.

Bleicken J., 1955, Das Volkstribunat der klassischen Republik. Studien zu seiner Entwicklung zwischen 287 und 133 v. Chr., Munich, Beck.

Botteri P., Raskolnikoff M., 1983, « Diodore, Caius Gracchus et la démocratie », pp. 59-101, in : Nicolet C., éd., Demokratia et aristokratia, Paris, Publications de la Sorbonne.

David J.-M., 1983, « L’action oratoire de C. Gracchus : l’image d’un modèle », pp. 103-116, in : Nicolet C., éd., Demokratia et aristokratia, Paris, Publications de la Sorbonne.

Duhamel A., 1987, Le Ve Président, Paris, Gallimard.

Lanfranchi T., 2015, Les Tribuns de la plèbe et la formation de la République romaine, Rome, École française de Rome.

Lavau G., 1981, À quoi sert le Parti communiste français ?, Paris, Fayard.

Le Béguec G., 2003, La République des avocats, Paris, A. Colin.

Lefebvre D., 1992, Guy Mollet : le mal-aimé, Paris, Plon.

Le Pen J.-M., 2018, Mémoires. Fils de la nation, Paris, Muller.

Thorez M., 1937, Fils du peuple, Paris, Éd. Sociales.

Auteur·e·s

Conord Fabien

Centre d’histoire « Espaces et cultures » Université Clermont Auvergne

Pichon Blaise

Centre d’histoire « Espaces et cultures » Université Clermont Auvergne

Citer la notice

Conord Fabien et Pichon Blaise, « Tribun » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 mai 2019. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/tribun.

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