Verón (Eliseo)


Les grammaires de reconnaissance du média exposition

 

Argentin et français, Eliseo Verón (1935-2014) fut professeur des sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 Vincennes. Il est surtout connu pour ses travaux de sémiotique dans le champ de la publicité, puis des médias (pour sa biographie, voir Ollivier, 2014 ; Gomez-Mejia, Le Marec, Souchier, 2018). Mais il a aussi joué un rôle primordial dans le domaine des musées et du média exposition. En suggérant de distinguer, du point de vue du public, logique de production du média et logiques de reconnaissance, il a proposé une approche forte et féconde en matière de recherche sur la réception.

Photographie d‘Eliseo Verón aimablement fournie par Suzanne de Cheveigné.

 

Eliseo Verón et les médias

Eliseo Verón s’est rendu célèbre par ses travaux de sémiotique dans le champ de la publicité (voir Fischer, Verón, 1973). Il a élargi et systématisé les approches de Roland Barthes (1964) en conférant une profondeur insoupçonnée aux images et aux slogans publicitaires (des pâtes Panzani pour l’un au cirage-crème Baranne pour l’autre). Dans Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island (Verón, 1981), il a exploré de façon originale le fonctionnement des médias de masse. Il a démontré pourquoi l’information événementielle n’a aucune existence ontologique propre. Il démontre, à propos d’un incident majeur (qui s’est produit dans une centrale américaine de production d’électricité d’origine nucléaire) que ce sont, au contraire, les médias qui la fabriquent pour alimenter en nouvelles le contenu de ce qu’ils publient afin de tenir en haleine leurs lecteurs, auditeurs ou spectateurs.

Pour qui consulte cet ouvrage, quelque quarante ans après sa parution, la méthode qu’Eliseo Verón y a utilisée apparaît d’une remarquable actualité : en effet, il procède par la construction d’un imposant intertexte dans lequel il mêle et contraste des discours de radio, de presse et de télévision. Il y démontre que ce qu’on appelle un événement n’est pas un item que l’on repérerait tout fait et préexistant dans l’espace-temps. Ce n’est pas un morceau de réalité que les médias décriraient et dont ils analyseraient, pendant ou après son occurrence, des propriétés. L’événement est une construction que façonnent les médias et qui leur permet d’alimenter et de renouveler le flux qui les nourrit et assure leur existence.

Dans l’analyse de cet accident, qui aurait pu rester anecdotique, Eliseo Verón démontre que les médias n’obéissent pas au principe d’objectivité qui voudrait distinguer les faits du commentaire et de l’interprétation. La multiplicité des canaux de transmission et le poids des invariants du discours finissent par produire une unification imaginaire et construisent un événement qui dès lors s’impose dans l’intersubjectivité des acteurs sociaux. Les médias informatifs sont un dispositif avec lequel les sociétés contemporaines produisent notre réel.

 

Eliseo Verón et l’exposition

Ce très grand chercheur a aussi laissé une trace forte en matière d’études des publics des expositions. C’est sans doute dans ce domaine que ses recherches ont eu une influence marquante du point de vue des méthodes d’étude sur les publics, en l’occurrence des musées et des monuments et de leur média principal : l’exposition.

En effet, il a été le coauteur (Levasseur, Verón, 1983), d’une étude sur une exposition, au demeurant assez quelconque pour ne pas dire médiocre et vue par un public restreint dans un lieu déjà célèbre : la Bibliothèque publique d’information (BPI) située au niveau 2 du Centre Pompidou. Chacun s’accorde pour considérer que la publication du rapport de l’étude commandée par Jean-François Barbier-Bouvet, chef du service Études et recherches de la BPI, est une date clé dans la recherche sur la réception des expositions muséales. Le rapport, aujourd’hui introuvable en France malgré sa réédition en 1993, est surtout connu par une typologie compréhensive dans laquelle les auteurs décrivent les visiteurs de l’exposition selon des catégories qu’ils nomment des fourmis, des sauterelles, des papillons ou des poissons.

Cette typologie fait évidemment écran à la nouveauté de la démarche utilisée par les auteurs. Ils procèdent en deux temps. Ils conduisent d’abord une analyse formelle du discours d’exposition en effectuant un relevé muséographique identifiant chacune des unités qui le composent ainsi que leur répartition le long du parcours et dans l’espace d’exposition. Cette analyse sémiotique est complétée par un entretien avec les concepteurs de cette exposition (les expositeurs) afin qu’ils leur fassent part de leurs objectifs communicationnels. Dans un second temps, ils passent à la phase d’étude de la réception du discours d’exposition par son public : les visiteurs du centre Pompidou qui parcourent l’exposition de la BPI. Pour la première fois, en tout cas en France, ils disposent du vidéo-tracking qui enregistre le déplacement et les temps d’arrêt de chaque visiteur tout au long de son itinérance dans l’exposition. Mais ils ne se contentent pas de ces relevés. À l’aide d’un guide d’entretien semi dirigé, ils interrogent un échantillon de visiteurs à l’issue de leur visite. En superposant tous les parcours accomplis par les sujets vidéographiés et en les comparant, ils caractérisent plusieurs catégories de déplacements et postulent qu’ils correspondent à des modalités différenciées de réception (de « reconnaissance », selon leur formulation).

Ces méthodes les conduisent à mettre au jour plusieurs modalités d’appropriation du discours d’exposition. Il faut souligner qu’elles contredisent du tout au tout le sacro-saint schéma de la conception utopique de la communication. La réception de l’exposition par les visiteurs n’est sauf exception pas convergente avec le propos des expositeurs. Les activités de reconnaissance se répartissent selon un gradient allant, de celui qui comprend assez fidèlement le propos de l’expositeur et chemine systématiquement dans tout le parcours, à ceux qui, au contraire, procèdent par sauts ou au hasard, en ignorant des pans entiers du discours d’exposition. Ou encore ceux qui ne font que passer en ne jetant qu’un bref coup d’œil aux textes affichés comme à quelques-unes des unités d’exposition.

En distinguant dans l’échantillon (très réduit) de visiteurs filmés à leur insu puis interrogés en face-à-face des formes différentes d’appropriation du discours de l’exposition, Eliseo Verón fait faire un pas de géant à la recherche sur les publics des musées et des expositions. Il découpe dans le public des groupes différents les uns des autres qui, pour la plupart, mettent en œuvre des stratégies divergentes de celle des expositeurs. Trop souvent cette recherche a été rabattue (pour ne pas dire réduite) à la seule mise en évidence de différentes catégories de parcours pouvant évoquer celui d’insectes ou d’animaux.

En assimilant les visiteurs d’une exposition documentaire à des fourmis, des sauterelles, des papillons et des poissons, Eliseo Verón semble ne mettre en évidence qu’une dimension anecdotique. L’interprétation du comportement du public en fonction d’une analogie affreusement anthropocentrique – et qui plus est erronée : les poissons, par exemple, en gobant de façon continue de l’eau ne font qu’assurer leur fonction respiratoire – efface sa dimension profondément novatrice. Au-delà de cette typologie, la démarche inaugure une méthode puissante et profondément novatrice qui servira ensuite de matrice épistémologique aux travaux de recherche sur les publics des expositions.

 

Production et reconnaissance

La méthode d’Eliseo Verón est bâtie sur deux piliers : l’analyse formelle et sémiotique du discours d’exposition, d’un côté ; des investigations psychosociales auprès des visiteurs, de l’autre. En quelque sorte, il s’agit de concrétiser dans ce domaine l’approche fort justement dénommée socio-sémiotique dont il a été le pionnier. Pour comprendre l’importance de ce tournant épistémologique, il faut se rappeler qu’avec une telle orientation, il a renouvelé en profondeur, non seulement les études anciennes que les psychologues ou les chercheurs en éducation conduisaient dans les musées, essentiellement aux États-Unis, en étudiant objectivement le comportement (behavior) des visiteurs, mais aussi les travaux strictement sociologiques de Pierre Bourdieu (1966) sur les publics des musées d’art.

Contrairement à ce qui a parfois été dit, en plaçant l’énonciation (au sens d’Antoine Culioli) en tête de l’analyse du mode de production du média exposition, Eliseo Verón adopte toujours une perspective linguistique plutôt classique. L’analyse sémiologique est première et c’est elle qui construit et délimite l’univers d’investigation – à savoir le média exposition et ses lectures –, autrement dit ses modalités d’appropriation par les différentes catégories de visiteurs. Il est parmi les premiers à décrire ce média comme un assemblage ou une combinatoire de plusieurs registres sémiotiques imbriqués les uns avec les autres et disposés dans l’espace.

Espace ouvert, en l’occurrence, dans lequel le sémioticien repère des nœuds un peu à la façon de Kevin A. Lynch (1960) dans son approche de la ville. Pour décrire le parcours du visiteur d’une exposition, il procède comme ce dernier l’avait fait pour décrire les représentations mentales de la perception visuelle du paysage urbain dans lequel il pointait des signes forts, des circulations et des nœuds dans lesquels le piéton hésite et choisit une direction. Cette analyse très fine du discours comme de sa spatialisation montre qu’il a parfaitement perçu la particularité d’un média différent des autres en ce qu’il suppose le déplacement du récepteur. Rappelons au passage que seul Abraham Moles (1969), dans son approche de l’affichage urbain, avait déjà, avant lui, souligné cette spécificité. Une réception mobile, avec les pieds en quelque sorte, justifie l’attention conférée aux déplacements du public. Elle signe la spécificité de l’approche (le recours au filmage pour enregistrer les parcours des visiteurs), et lui confère sa singularité.

L’analyse sémiotique à laquelle le chercheur procède en premier lieu paraît d’abord être une fin en soi. Mais Eliseo Verón ne pense pas l’analyse sémiotique comme la quête du sens profond, celui qui devrait être imposé et perçu par un visiteur-lecteur modèle.

L’ensemble des opérations discursives qui constituent les règles d’engendrement d’un discours ou d’un type de discours donné peut être appelé une grammaire de production. Aussi minutieuse soit-elle, la sémiotique de la grammaire de production qu’il analyse et décrit demeure ouverte. La grammaire (au singulier) de production résulte à la fois du projet de communication culturelle, des contraintes des moyens (notamment de l’espace architectural) et des choix muséographiques des expositeurs. Mais elle est aussi un moment clef : celui dans lequel, par son analyse experte, le chercheur identifie et élabore des hypothèses interprétatives qui construisent la recherche, lui donnent sens et surtout orientent et guident les investigations sociales auprès des visiteurs- récepteurs.

L’analyse en production est donc à la fois un but en soi (analyse experte) et une phase dans laquelle le chercheur construit un protocole d’investigation, centré sur le public (c’est-à-dire les différentes catégories de visiteurs). Dans cette seconde facette de la recherche, le chercheur tente d’identifier la nature des activités d’appropriation de l’exposition, ce qu’Eliseo Verón appelle les grammaires (au pluriel) de reconnaissance. Ensemble des opérations qui décrivent les lectures des visiteurs, la grammaire de reconnaissance est une notion centrale en matière d’activité de réception d’un message culturel. Elle désigne l’activité du public, que celle-ci soit d’ordre psychomoteur, intellectuel ou affectif, lorsqu’il tente de s’en approprier le contenu. Ce que souligne cette opposition dialectique entre deux logiques, production vs. reconnaissance, c’est qu’il n’existe pas une seule modalité de réception qui serait rigoureusement convergente avec les objectifs de l’expositeur, qu’ils soient informatifs, culturels ou pédagogiques.

Une exposition sur la pollution ne transforme pas tous ses visiteurs en défenseurs de l’environnement. Elle renforce l’opinion des militants de la cause écologique et en même temps, elle décourage une autre fraction, ou encore fait naître un sentiment d’accusation envers les pollueurs et réactive leur opposition à ceux qui les accusent. Il existe toute une palette de modalités de reconnaissance et donc de modes d’appropriation du discours d’exposition ; et ils sont dans l’ensemble davantage divergents que convergents avec le propos de l’expositeur.

Eliseo Verón a compris très vite que la réception du média exposition était, à cause de ses spécificités, repérable dans le déplacement des visiteurs, à savoir leur déambulation dans l’espace et leur comportement devant les expôts (éléments mis en exposition). Il aborde donc leurs activités de reconnaissance d’abord en observant et notant leurs parcours. La superposition de ces graphes (les déplacements des visiteurs) sur le dessin du plan de l’exposition permet de caractériser un nombre fini de types de visites. Puis, par le recours à des entretiens à l’issue de leur visite, il recueille leur témoignage. Le tout permet au chercheur d’établir la série des lectures possibles du discours de l’exposition qui fait donc l’objet de la part du public de plusieurs modes d’accommodation en fonction de sa personnalité ou de ses représentations préalables.

 

La recherche en sciences sociales dynamisée par l’approche sémiotique

On peut faire remarquer que la voie qu’ouvre Eliseo Verón n’est pas aussi novatrice qu’il y paraît. Umberto Eco (1979) avait déjà, dans ses écrits, postulé un écart irréductible entre production et réception en réfutant l’existence du lecteur modèle et en accordant une place prépondérante aux lecteurs et à leurs lectures ouvertes de l’œuvre d’un auteur. Jean-Claude Passeron (1991) lui aussi souligne l’importance du cadre spatial et de l’agencement dans la salle du musée pour la réception d’un tableau. Mais aucun chercheur n’a, avant lui, mis en œuvre empiriquement une démarche aussi structurée et formellement armée.

Le bestiaire illustré (une typologie compréhensive inutilement anthropomorphique), qui l’a rendu célèbre dans le monde des musées, fait écran à la modernité exemplaire de cette recherche. Dans une perspective typiquement communicationnelle, Eliseo Verón considère l’exposition comme un ensemble pluri-sémiotique et spatial (il écrit discursif) qu’il propose d’aborder de deux points de vue différents : soit on en décrit les propriétés afin de reconstituer les contraintes de son engendrement ; soit on en décrit les propriétés dans la perspective de rendre compte des « lectures » (des « effets de sens ») qu’il produit. Dans le premier cas, on est dans l’ordre de la production, dans le second, dans l’ordre de la reconnaissance.

Cette opposition dialectique entre grammaire de production et grammaires de reconnaissance est par nature asymétrique : la grammaire de production, déchiffrée par l’analyse formelle sémiologique et le recueil du point de vue de l’expositeur est unique ; les grammaires de reconnaissance, repérées pour leur part par le recueil des déplacements des visiteurs puis par une série d’entretiens ex post, sont toutes différentes les unes des autres. Elles prouvent ainsi que la réception de l’exposition est par nature mouvante en ce qu’elle correspond aux différentes catégories de public et à leurs motivations propres.


Bibliographie

Barthes R., 1964, « Rhétorique de l’image », Communications, 4, pp. 40-51. Accès : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1027.

Bourdieu P., Darbel A., Schnapper D., 1966, L’Amour de l’Art. Les musées et leur public, Paris, Éd. de Minuit.

Culioli A., 1990, Pour une linguistique de l’Énonciation. Opérations et représentations (Tome 1), Gap, Éd. Ophrys.

Eco U., 1979, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985.

Fischer S., Verón E., 1973, « Baranne est une crème », Communications, 20 (1), pp. 160-181. Accès : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1973_num_20_1_1301.

Gomez-Mejia G., Le Marec J., Souchier E., coords, 2018, « Eliseo Verón. Vers une sémio-anthropologie », Communication & langages, 196.

Levasseur M., Verón, E., 1983, Ethnographie de l’exposition. L’espace, le corps et le sens, Paris, BPI/Centre Georges Pompidou, 1993.

Lynch K. A., 1960, L’Image de la Cité, trad. de l’anglais (États-Unis) par M.-F. Vénard et J.-L. Vénard, Paris, Dunod, 1999.

Moles A., 1969, L’Affiche dans la société urbaine, Paris, Dunod.

Ollivier B., 2014, « Eliseo Verón (1935-2014). Un passeur interdisciplinaire et intercontinental », Hermès. La Revue, 2 (69), pp. 223-226. Accès : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2014-2-page-223.htm?contenu=resume.

Passeron J.-C., 1991, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan.

Verón E., 1981, Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island, Paris, Éd. de Minuit.

Auteur·e·s

Jacobi Daniel

Centre Norbert Elias Avignon Université

Citer la notice

Jacobi Daniel, « Verón (Eliseo) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 27 novembre 2018. Dernière modification le 21 octobre 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/veron-eliseo.

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