Acceptabilité sociale


 

Tous les chercheurs confrontés à des thématiques comme celles des risques technologiques et de l’innovation ou encore de l’environnement n’ont pas manqué d’être saisis par la prégnance d’un raisonnement formulé en termes d’acceptabilité sociale par les décideurs économiques, institutionnels ou, aussi, par des institutions de recherche en sciences et technologies. La contestation des OGM, des nanotechnologies, de projets de grands équipements (aéroports, barrages…), de la biologie de synthèse s’accompagne désormais d’une réflexion sur la raison d’être de la contestation et, aussi, sur l’acceptabilité sociale des décisions ou des projets.

Cette notion d’acceptabilité est bien installée (Boissonade et al., 2016), et l’on en trouve régulièrement des traces dans les débats organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) (par exemple : sur la programmation pluriannuelle de l’énergie, https://ppe.debatpublic.fr/latelier-controverse-acceptabilite-energies-renouvelables).

La référence à l’acceptabilité sociale scande ainsi les discours des décideurs qui, par ouverture d’esprit ou par inquiétude s’enquièrent, par avance, des réticences ou oppositions formulées par ceux auxquels adressent leurs décisions :

« Or, certaines contraintes freinent le développement et la diffusion des technologies énergétiques, qu’il s’agisse du sous-investissement chronique qui touche ce secteur depuis les années 1980, des délais importants de commercialisation des nouveaux produits, du surcoût qu’ils entraînent souvent sans toujours assurer un meilleur rendement énergétique, des obstacles juridiques et administratifs ou encore de leur acceptation sociale » (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM%3Al27079).

L’acceptabilité sociale apparaît ainsi comme une épreuve à surmonter : « Le concept d’acceptabilité sociale permet d’analyser les mécanismes présidant à l’ancrage d’un projet ou d’une décision dans une dynamique sociale sans les réduire au cadre institutionnel formel ». (Gendron, 2014). Dans cette veine, l’acceptabilité sociale désigne, plus ou moins spontanément, l’acceptabilité de décisions ou de projets par le public ou, plutôt, par le grand public, qui se différencierait alors de la contestation organisée « professionnelle ». En ce sens, acceptabilité sociale et acceptabilité publique (public acceptance) sont des équivalents, et il n’y a pas d’usages conceptuellement différenciés en dépit des définitions variables : juridique, interactionniste, habermassienne, meadienne, de ce que public veut dire.

Concrètement, de multiples études sont sollicitées et sont menées en termes d’attitudes ou de perceptions, ce qui constitue la structure intellectuelle de beaucoup de recherches ainsi menées. Par exemple, la perception publique des nanotechnologies est jugée cruciale pour la réalisation des avancées technologiques, et les attitudes du public doivent être prises en compte tôt dans le développement de celles-ci (Siegrist et al., 2007). D’une certaine façon, ces études considèrent, mais sans s’y reporter explicitement, le dilemme de Collingridge (Collingridge, 1980) : les conséquences sociales d’une technologie ne peuvent être prédites tôt dans la vie de cette dernière mais lorsque des conséquences indésirables surviennent, la technologie est tellement imbriquée dans la société que son contrôle social en devient inopérant.

En se plaçant dans l’optique du contrôle social et de son exercice, le « dilemme de Collingridge » s’inscrit pourtant dans une tout autre perspective que celle ouverte par la référence à l’acceptabilité sociale. Il se situe du côté du contrôle et non pas du côté des décideurs. C’est d’ailleurs dans cette optique que se place une (autre) partie de la communauté académique, pour laquelle le raisonnement en termes d’acceptabilité sociale est un renoncement à la pensée réflexive, c’est-à-dire critique :

« Quelques années d’efforts et de défis partagés ont permis qu’au CNRS, les SHS ne soient plus confinées au rôle moralisant et politiquement inacceptable du contrôle de la réception des sciences et technologies avec son cortège de “perception des risques, d’acceptabilité sociale” » (www.allianceathena.fr/sites/default/files/LA%20janv-fev%202015.pdf).

La notion d’acceptabilité sociale n’a donc rien d’une notion neutre, tout particulièrement sur le plan idéologique.

 

Pourquoi parle-t-on d’acceptabilité sociale ou d’acceptabilité du (grand-)public ?

L’émergence de la notion d’acceptabilité est située en 1960 et provient de la sphère académique (Shindler, Brunson, 2004). Cette notion émergente renvoie à des questions se rapportant à la « nature », plus précisément à l’usage des ressources forestières. Elle se définit comme l’une des conditions à respecter pour toute « bonne » politique, au même titre que les possibilités physiques (techniques) de mettre en œuvre la décision ou encore sa faisabilité économique, c’est-à-dire son coût. Donc, avant la lettre, elle se présente comme une dimension de ce qu’on appellera, plus tard, le développement durable dès lors que cette expression sera institutionnalisée (en 1987).

Pour saisir les raisons de son émergence, la notion d’acceptabilité doit être rapprochée de la montée des interrogations environnementalistes, aux États-Unis et dans tous les pays industrialisés. On peut ainsi interpréter la naissance et, surtout, l’expansion de cette notion comme une mise en forme académique, puis institutionnelle répondant à une critique civique. Cette critique passe progressivement d’une défense de la nature, de la montagne ou du littoral maritime, à une défense de l’environnement comme enjeu politique, dès les années 1960 en France (Aspe, Jacqué, 2012).

Avec le durcissement de la contestation des activités à risques, du nucléaire tout particulièrement, puis d’innovations telles que les OGM, la référence à l’acceptabilité sociale transforme le mode de traitement socio-politique des risques technologiques. Alors que l’absence de contestation assurait la continuité du « laissez-faire écologique » marquant de nombreux États industriels, avec ses effets largement documentés (Fressoz, 2012), les « nouveaux mouvements sociaux » (Offe, 1997) se constituent, pour une part, en opposition à la liberté d’entreprendre et de polluer. Si le nucléaire n’a pas été véritablement ou complètement « bloqué » par la contestation, il en va différemment pour les OGM dont l’expansion en France est soumise à une forte pression civique, qui influe largement sur l’usage des semences et qui est, on le sait, à l’origine d’un moratoire français sur une semence de maïs, le Monsanto 810 (Journal officiel du 15/03/2014), un moratoire maintenu par l’État français en dépit de l’annulation, par le conseil d’État (15/04/2016), de l’arrêté le formalisant.

Il est dès lors devenu courant, dans les entreprises et les institutions, de s’interroger, par avance, sur l’acceptabilité sociale des décisions et, de plus en plus, des innovations puisque ces dernières, impliquant des investissements, sont appelées à se transformer en matérialité industrielle. Il s’agit là d’une évolution qui s’accompagne de l’émergence d’une autre notion, celle de responsabilité sociale et, par extension, d’une responsabilité sociale et environnementale des entreprises et des institutions (Gond, Igalens, 2008).

Cette tendance à empiler des notions comme acceptabilité et responsabilité sociales est, à coup sûr, une prise en compte significative de la contestation, un reflet de la prégnance croissante de celle-ci. Le déploiement des procédures de concertation formalise la réalité politique de cette contestation à travers la formation d’un impératif délibératif (Blondiaux, Sintomer, 2002), dont la régulation n’est pas maîtrisée par les décideurs (Suraud, 2007). Si ce processus de concertation/contestation ne bloque que certaines initiatives, il plonge néanmoins les décisionnaires dans l’expectative puisque bon nombre de leurs projets s’avèrent, durablement ou définitivement, inapplicables, comme c’est le cas pour certains projets d’implantation de grands équipements (aéroport de Notre-Dame-des-Landes), voire, à plus petite échelle, d’installations de traitement des déchets tels que des incinérateurs (Échillais en Charente-Maritime, La Chapelle-Saint-Luc dans l’Aube, par exemple).

Par conséquent, la référence à l’acceptabilité sociale complexifie sérieusement la tâche du système puisqu’elle leur impose de légitimer des décisions à venir, mais sans nécessairement avoir les moyens de procéder à une justification fondée sur des arguments partageables. Que ce soit pour les OGM ou les nanotechnologies, les décideurs ne peuvent démontrer qu’ils en maîtrisent les risques et les conséquences de long terme. Or, cette impérieuse nécessité de pré-légitimer ouvre la voie à un retournement des arguments de justification, et il ne reste plus que la force pour imposer une décision contre une communauté unifiée de personnes et d’élus (l’incinérateur de Fos-sur-Mer, par exemple). Mais l’usage de la force dans des pays démocratiques ne peut structurer le mode de décision.

Si l’acceptabilité sociale reflète le poids de la contestation et a donné naissance à des réponses institutionnelles largement perturbées, cette notion est marquée par une dimension idéologique particulière.

 

L’idéologie « de » l’acceptabilité sociale

Comme toute autre notion instituée, l’acceptabilité sociale est une forme idéologique : que signifie-t-elle, c’est-à-dire de quelle idéologie est-elle porteuse ? Elle formalise le point de vue du « système » dans le processus de décision.

En effet, le principe de raisonnement fondant l’idéologie de l’acceptabilité sociale consiste en une séquence qui part de la conception d’un projet et qui doit aller jusqu’au grand public. En d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement non pas tant linéaire, car il peut comporter des « gates » et des bifurcations, mais qui porte en lui une répartition des rôles entre les « parties prenantes », une autre notion venant s’ajouter à celle d’acceptabilité sociale (Baba, Raufflet, 2015). L’introduction et l’expansion de la notion de parties prenantes servent non pas à désigner ce qui existe depuis très longtemps, à savoir les relations entre organisations du « système » : entreprises et État, mais à penser des relations avec des organisations hors-système, c’est-à-dire, de facto, les associations.

Cependant, à regarder les publications académiques qui se sont centrées sur l’acceptabilité sociale, elles traitent pour l’essentiel du « public » ou du grand public plutôt que de ses représentations organisées, et elles diffèrent des travaux sur la « construction des problèmes publics », volontairement opposés à une approche par les perceptions (Gilbert, 2003). Ce grand public est une construction socio-politique, qui vise à valoriser l’opinion publique produite par les sondages, y compris académiques, dont on sait tout le mal qu’en pensait Pierre Bourdieu (1973), au détriment de l’opinion publique contestataire telle qu’elle est conceptualisée par Jürgen Habermas. On peut aller jusqu’à dire que la prise en compte de l’acceptabilité sociale « crée » le public (ou le grand public ») pour le constituer en une masse informe dont il s’agit de tirer des perceptions individuelles, qu’il ne reste plus qu’à additionner pour mesurer un (illusoire) degré d’acceptabilité sociale.

Aux experts scientifiques, technologiques, institutionnels revient ainsi le rôle de « penser » les activités qui doivent être confrontées à un test d’acceptabilité, dont le rôle est alors d’assurer des retours permettant des aménagements. En ce sens, il s’agit certes d’une perturbation possible, mais le système se voit idéologiquement comme le maître du jeu. Il est remarquable de constater que rarement dans la littérature académique, il est question d’acceptabilité industrielle ou politique des revendications issues de l’espace public, c’est-à-dire d’une acceptabilité qui partirait de conditions normatives : protection de l’environnement, par exemple, pour se formaliser dans des projets répondant aux exigences universalisables. En ce sens, l’idéologie « de » l’acceptabilité sociale revient à minimiser l’importance du ressort que constituent la contestation et ses effets de tension sur la décision.

Qui plus est, cette approche est une impasse pour les entreprises puisqu’elle remet en question l’expertise : dans des publications rendant compte des études d’acceptabilité sociale, l’idée prévaut que les experts ont une vision tout autre de celle des « gens ordinaires », et les travaux montrent que les points de vue des experts et du grand public ne se superposent pas, à supposer que chacun des groupes : experts ou grand public, ait une vision elle-même homogène, ce qui est loin d’être une réalité. Les experts, c’est-à-dire technocrates, chercheurs et agents institutionnels, sont décrits comme adoptant une approche cadrée alors que, pour sa part, le « grand public » tend à se situer en dehors de ce cadrage, en intégrant de multiples motivations incluant des dimensions éthiques ou politiques (Greehy et al., 2013).

En conclusion, le raisonnement en termes d’acceptabilité sociale représente un point de vue paradoxal du « système » : d’un côté, il s’agit pour les décideurs de garder la main sur le processus de décision ; de l’autre l’entrée dans un processus d’acceptabilité crée des conditions pour que ce processus leur échappe. Cette tension est sans aucun doute un ressort de la transformation de la société démocratique contemporaine, et elle pourrait être étudiée, non pas seulement en se plaçant, même de façon critique, dans la perspective du système mais dans celle de l’espace public.


Bibliographie

Aspe C., Jacqué M., 2012, Environnement et société. Une analyse sociologique de la question environnementale, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Baba S., Raufflet E., 2015, « L’acceptabilité sociale : une notion en consolidation », Management international, 19 (3), pp. 98-114.

Blondiaux L., Sintomer Y., 2002, « L’impératif délibératif », Politix, 57, pp. 17-35. Accès : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2002_num_15_57_1205.

Boissonade J. et al., coords, 2016, « Mettre à l’épreuve l’acceptabilité sociale (2) », VertigO, 16 (1). Accès : https://journals.openedition.org/vertigo/16912.

Bourdieu P., 1973, « L’opinion publique n’existe pas », pp. 222-235, in : Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1984.

Collingridge D., 1980, The Social Control of Technology, New York/London, St. Martin’s Press/Pinter.

Fressoz J.-B., 2012, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Éd. Le Seuil.

Gendron C., 2014, « Penser l’acceptabilité sociale : au-delà de l’intérêt, les valeurs », Communiquer, 11, pp. 117-129. Accès : https://journals.openedition.org/communiquer/584.

Gilbert C., 2003, « La fabrique des risques », Cahiers internationaux de sociologie, 114 (1), pp. 55-72. Accès : https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2003-1-page-55.htm.

Gond J.-P., Igalens J., 2008, La Responsabilité sociale de l’entreprise, Paris, Presses universitaires de France.

Greehy G. M. et al., 2013, « Complexity and conundrums. Citizens’ evaluations of potentially contentious novel food technologies using a deliberative discourse approach », Appetite, 70, pp. 37-46.

Offe C., 1997, Les Démocraties modernes à l’épreuve, Paris, Éd. L’Harmattan.

Shindler B., Brunson M. W., 2004, « Social Acceptability in Forest and Range Management », Society and Natural Resources, pp. 147-157.

Siegrist M. et al., 2007, « Public acceptance of nanotechnology foods and food packaging: The influence of affect and trust », Appetite, 49 (2), pp. 459-466.

Suraud M.-G., 2007, La Catastrophe d’AZF. De la concertation à la contestation, Paris, La Documentation française.

Auteur·e·s

Chaskiel Patrick

Centre d’étude et de recherche travail organisation pouvoir Université Toulouse 3-Paul Sabatier

Citer la notice

Chaskiel Patrick, « Acceptabilité sociale » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 28 septembre 2018. Dernière modification le 20 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/acceptabilite-sociale.

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