Action directe


 

Pour beaucoup, l’action directe évoque d’abord, dans l’espace francophone, le nom du groupe terroriste qui, de 1979 à 1987, a perpétré près d’une centaine d’attentats ou d’assassinats. Si le fonctionnement de ce groupe relève effectivement de l’action directe, il n’en est pas moins un épiphénomène dans une histoire plus longue puisque le terme apparaît au début du XXe siècle, aux États-Unis, chez des anarchistes comme Voltairine de Cleyre (1866-1912) ou Emma Goldman (1869-1940). Dans ce cadre, il s’agit dès lors de militer pour une cause en utilisant des moyens directs, délaissant aussi bien l’intervention des élu·es et autres représentant·es que l’usage des médias, cher aux personnalités intellectuelles enclines à prendre la plume ou, plus récemment, à occuper les studios de radio ou télévision. Les actions directes ne sont donc pas nécessairement violentes ou illégales, mais résultent d’une priorité accordée à la légitimité de la lutte sur des questions de légalité.

Peu après son introduction aux États-Unis, l’action directe est utilisée par les femmes « suffragistes » britanniques (terme préférable à celui de « suffragettes » dont le suffixe est péjoratif et donc sexiste). Bien plus tard, dans les années 1960 et 1970, des mouvements de libération, tels que le féminisme, le mouvement homosexuel et les mouvements anticoloniaux reprennent et développent cette forme d’engagement politique (Epstein, 1991). C’est alors en Allemagne que la référence à l’action directe est la plus forte, notamment avec « l’Opposition extra-parlementaire » (Außerparlamentarische Opposition, mieux connue sous l’acronyme APO). Le choix du nom de ce mouvement indique bien que pour ces militant·es, aucune confiance ne peut être accordée aux partis politiques. Depuis cette époque, les formes de mobilisation relevant de l’action directe, comme les sit-in, occupations, disruptions, squats, happenings et autres formes de désobéissance civile sont entrées dans le répertoire d’action collective auquel ont naturellement recours les personnes engagées (Tilly, 1986).

Les liens avec le public, ici les différents groupes sociaux qui composent la société, sont particulièrement importants dans l’action directe. Ils sont de deux ordres. D’une part, l’action directe a besoin de publicité : une fois l’action accomplie, il faut qu’elle soit médiatisée. C’est une caractéristique que l’on retrouve dans la pensée du terrorisme qui repose sur l’idée selon laquelle le sentiment de terreur doit être répandu par des médias. D’autre part, et contrairement au terrorisme, l’action directe peut aussi se comprendre comme une invitation à agir de la même façon, ici et maintenant. De plus, avec les enjeux contemporains que sont l’écologie ou la cause animale, l’action directe acquiert une nouvelle actualité.

 

Le public nécessaire
Les militant·es ayant recours à l’action directe le font pour provoquer un changement immédiat et tangible de la société, il est donc nécessaire qu’iels bénéficient d’une large publicité pour faire connaître leurs causes. En ce sens, iels se doivent d’organiser un « spectacle » et tout spectacle suppose une réflexion sur son public. La narration et le storytelling constituent pour cela des outils puissants dans l’action directe. Les mouvements qui réussissent à raconter des histoires engageantes et émouvantes sont souvent plus efficaces pour mobiliser le soutien. Ces récits peuvent humaniser les enjeux et créer un lien émotionnel avec le public, ce qui est crucial pour susciter sinon l’engagement, au moins l’empathie.

En France, depuis les grèves de novembre-décembre 1995, le public témoigne de davantage de compréhension pour les formes d’actions directes. En même temps, la question de la médiatisation est devenue primordiale. Commentant les idées de Patrick Champagne (1945-2023) exposées dans son livre Faire l’opinion (1990), Pierre Bourdieu (1930-2002) écrivait en novembre 1996, se référant au mouvement social de l’année précédente : « Certaines grandes mobilisations peuvent recevoir moins de place dans les journaux et à la télévision que des manifestations minuscules, mais produites de telle façon qu’elles intéressent les journalistes ». Il appelait en outre à « […] inventer des formes de pensée théorique et des formes d’action pratique capables de se situer au niveau où doit avoir lieu le combat » (Bourdieu, 1998 : 64, 65).

L’occupation des ronds-points, lors du mouvement des Gilets jaunes (2018-2020), semble correspondre à ce que le sociologue envisageait. Cette forme d’action directe remettait en cause la partition de l’espace public et permettait d’envisager un ouvrage de génie civil emblématique de la dépendance routière et souvent décrié pour les désagréments qu’il engendre, comme espace de sociabilité. Malgré les formes originales de mobilisation que ce mouvement a engendrées, il n’a pas eu le succès politique escompté pour trois raisons : sa structure horizontale refusant la désignation de porte-parole légitime (comme souvent dans les mouvements d’action directe), l’arrivée des confinements de la population à partir de mars 2020 en raison de la pandémie de Covid-19 et une répression policière sans précédent.

« Gilets jaunes rond-point de Cana en Corrèze ». Source : France 3 Nouvelle-Aquitaine sur Youtube.

 

Ce mouvement a cependant permis de montrer comment l’action directe peut convenir aux mouvements populaires horizontaux (de type grassroot). Avec le développement de l’internet, des formes d’engagement pouvant se rapprocher de l’action directe ont émergé et même pris une ampleur considérable. Le cyberactivisme permet une large participation du public, mais il ne touche pas forcément le grand public puisqu’il s’accompagne d’un phénomène de bulle informationnelle : les personnes touchées sont très majoritairement déjà favorables aux idées défendues. En outre, des mouvements de ce type comme #MeToo (au niveau mondial) ou #Balancetonporc (en France) ont permis, d’un côté, de salutaires prises de paroles, mais ont aussi, d’un autre côté, donné naissance à quelques dérives.

D’autres actions sont moins polémiques et visent ouvertement à rallier le public à la cause, par exemple avec l’occupation de péages autoroutiers pour laisser passer les voitures. Dans ce cas, les automobilistes klaxonnent souvent pour témoigner de leur solidarité, mais c’est un engagement assez minimal et d’aucuns pourraient juger démagogique ce type d’actions qui, certes, semble élargir la base qui approuve le mouvement, mais sans vraiment susciter d’engagement. Dans tous les cas, l’action directe se distingue par son caractère performatif. Elle ne se contente pas de revendiquer, elle met en scène la revendication, la rend visible et accessible. Cette accessibilité est essentielle, car l’action directe doit inviter son public : au départ, l’action directe est entreprise par un petit groupe, dans l’espoir que d’autres personnes les rejoignent ou, à plus long terme, se rallient à la cause qui motive cette forme d’engagement.

 

Le public invité
Au premier abord, le public confronté à une action directe n’est pas forcément enthousiaste en voyant les manifestant·es, surtout lorsqu’il s’agit du blocage d’un rond-point, de tonnes de fumier déversées devant une préfecture ou le blocage d’une université. La forme choisie pour tenter de faire avancer une lutte politique peut sembler « radicale ». Cependant, pour les militant·es qui choisissent ce mode d’expression, la radicalité n’est pas envisagée négativement. L’étymologie du mot le rappelle : ce qui est radical concerne la racine d’un problème (radix). Avec les Gilets jaunes, par exemple, c’était l’opposition entre les objectifs écologiques et le coût de la vie qui se trouvait exacerbée par d’éventuelles nouvelles taxes sur les carburants. Les marches pour le climat et autres grèves de lycéennes ou étudiantes pour cette même cause ont précédé le mouvement des Gilets jaunes et lui ont succédé, tentant, à travers le slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat », de dépasser cette opposition et rassembler plus largement. En dehors de quelques travaux universitaires, ces mouvements n’ont pas connu à ce jour de suites politiques (Masset, Piron, 2024).

Car l’action directe vise à faire du public des sympathisant·es, puis éventuellement des militant·es. Les mouvements sociaux y ayant recours, souvent dans le cadre de luttes féministes, écologiques ou pour les animaux non humains, sont marqués, on l’a vu, par une grande horizontalité, mais aussi par une grande ouverture. L’effort à consentir pour rejoindre le mouvement est minime et la quitter est également très facile. L’éventail des motivations et des types d’action est si vaste qu’on parle parfois de mouvements « gazeux » ou « fluides ».

Dans son ouvrage Radicales et fluides, portant sur les mobilisations contemporaines, la politiste Réjane Sénac (2021) a mené 130 entretiens avec des activistes, notamment autour du « comment », sur la diversité des tactiques et le recours, ou pas, à la violence. De ces entretiens, il ressort que l’action directe « perturbatrice » permet aussi de légitimer des mouvements de revendication plus modérés. Comme dans ces scènes, au cinéma, où les policiers interrogent un·e suspect·e avec un « mauvais flic » qui malmène un peu la personne en garde à vue pour que celle-ci s’épanche ensuite auprès du « bon flic », les actions directes permettent de faire avancer des luttes. R. Sénac écrit : « Ce qui est dénoncé, c’est la réduction de la désobéissance civile à son caractère exclusivement non violent. Il est ainsi souvent souligné que la non-violence de Martin Luther King n’aurait pas eu cette portée s’il n’y avait pas eu Malcolm X et les Black Panthers, les deux démarches étant complémentaires » (2021 : 203).

 

Des formes contemporaines spécifiques pour l’écologie et la cause animale
Avec l’écologie et la cause animale, des militant·es remettent l’action directe au centre de leurs engagements. Les deux mouvements évoluent en parallèle à partir de la fin des années 1970, en Europe et aux États-Unis, avec quelques influences réciproques. Le recours à l’action directe se légitime dans les deux cas par un sentiment d’urgence. Pour les animalistes, ce que subissent les animaux est d’une telle cruauté que les associations de protection animale, nées en Grande-Bretagne dans la première moitié du XIXe siècle, sont jugées bien trop réformistes. C’est dans cet esprit qu’en 1963 une première « Association des saboteurs de chasse » est créée. Dix ans plus tard, Ronnie Lee fonde la « Band of Mercy » (Troupe de la miséricorde), reprenant volontairement le nom d’une association de lutte contre l’esclavage fondée en 1875, dans l’idée d’insister sur les analogies entre l’esclavage et ce qu’on commence à appeler le « spécisme ». Ce terme est introduit en 1970 par le psychologue Richard D. Ryder et désigne une idéologie qui justifie des discriminations arbitraires à partir de l’appartenance à une espèce. Dans le même ordre d’idées, R. D. Ryder insiste sur le parallèle avec le racisme et le sexisme, vus comme des discriminations fondées sur la prétendue race ou le genre supposé.

Condamné à trois ans de prison pour avoir incendié un laboratoire où des expériences étaient menées sur des animaux, R. Lee en sort déterminé à poursuivre la lutte, et créer le Front de libération animale (FLA). Dans le manifeste associé, ses membres entendent infliger « des dommages financiers à ceux qui profitent de la misère et de l’exploitation des animaux ». Iels se donnent pour but de « révéler l’horreur et les atrocités commises, derrière les portes closes, contre les animaux, par des actions non violentes et des libérations d’animaux » (Segal, 2020 : 58). Le FLA est devenu international, mais dans certains pays, on trouve des associations similaires. Ainsi, aux États-Unis, le collectif « Direct Action Everywhere », fondé en 2013, se revendique jusqu’à son nom comme usant de l’action directe.

Sur le modèle du FLA, un « Front de libération de la Terre » a émergé dans les années 1990, partant du constat selon lequel des démarches symboliques ou se contentant de blocages temporaires, censées assurer un appui plus sûr dans l’opinion publique, ne permettaient pas de victoires politiques. C’est dans cette optique que se sont développés en France les « Soulèvements de la Terre ». Pour eux, ce qui est majoritairement considéré comme du sabotage résultant de leurs actions directes doit être vu comme du « désarmement », terme qui désigne comme « des armes » « des infrastructures toxiques et destructrices [et] relève de la légitime défense, d’une nécessité vitale face à la catastrophe » (Collectif, 2023). Se référant à l’émergence de telles formes de mobilisation dans la seconde moitié des années 1970, ces militant·es expliquent : « Depuis lors, en petits groupes nocturnes ou en foules diurnes, dans les champs d’OGM et les ZAD [zones à défendre], des élans d’arrachage, déboulonnage, crevaisons et autres feux de joie ont toujours accompagné les grandes mobilisations écologistes. L’efficacité immédiate de ces multiples gestes leur a valu d’être la cible de constants efforts de criminalisation et d’une labellisation au forceps dans la catégorie des actions “violentes” et pourquoi pas “terroristes” » (Collectif, 2023). La philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien évoquent une forme de « désobéissance climatique », en montrant qu’elle exprime « le droit et la capacité des citoyens ordinaires à s’occuper des questions qui les concernent directement » (Laugier, Ogien, 2024).

Un membre d’équipage de Sea Shepherd jette une bouteille d’acide butyrique sur un baleinier japonais. Source : guano, Flickr (CC BY-SA 2.0).

 

Chez les animalistes, il ne s’agit pas seulement de manifester, mais aussi d’agir selon cet impératif attribué à Mahatma Gandhi (1869-1948) : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ! ». En refusant de consommer des produits d’origine animale et en évitant toute forme d’exploitation animale, les animalistes démontrent avec leur corps qu’un autre monde est possible. La chercheuse Ophélie Véron précise à ce sujet : « Les militants sont comme des “braconniers” qui, en se glissant dans les brèches du paysage dominant, remettent en question les normes incontestées et cherchent à inciter les gens à opérer leurs propres changements. Porter des badges, coller des autocollants, manger ou partager de la nourriture sont autant de moyens pour les messages marginaux ou controversés d’entrer dans l’espace public » (Véron, 2016 : 766).

 

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Ainsi l’action directe peut être déclinée en une myriade de gestes. Certains, illégaux, peuvent s’avérer coûteux en termes de ressources et de temps, alors que d’autres visent davantage le long terme. Parfois, les militant·es font face à des risques de récupération par des acteur·ices qui ne partagent pas les mêmes valeurs ou objectifs. Les mouvements doivent être vigilants pour s’assurer que leur message et leurs actions ne soient pas déformés ou utilisés à des fins contraires à leurs intentions (dans le cas du véganisme, voir Segal, 2024). Enfin, un autre écueil est le risque de servir de prétexte pour l’instauration de lois répressives, avec des dissolutions d’associations comme les « Soulèvements de la Terre » (dissolution annulée par le Conseil d’État). Aux États-Unis, l’Animal Enterprise Terrorism Act est entré en vigueur en 2006 afin de protéger les entreprises utilisant les animaux (Éthier, 2024 : 84) d’éventuelles actions directes.

Aujourd’hui, face à la profusion des moyens de contestation relevant de l’action directe, on peut considérer que ce mode d’action est devenu un langage, une forme d’expression directe qui doit trouver son équilibre en s’adressant au public à plusieurs niveaux : celui du public visé, celui du public témoin et celui du public sympathisant qui pourrait devenir militant.


Bibliographie

Bourdieu P., 1998, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Éd. Raisons d’agir.

Champagne P., 1990, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Éd. de Minuit, 2015.

Collectif, 2023, On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la Terre, Paris, Éd. Le Seuil.

Epstein B., 1991, Political Protest and Cultural Revolution: Nonviolent Direct Action in the 1970s and 1980s, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press. Accès : https://archive.org/details/politicalprotest00epst/mode/2up.

Éthier V., 2024, « Les actions directes pour les animaux : l’histoire comme manuel d’instruction », Possibles, 48 (1), pp. 80‑86. Accès : https://doi.org/10.62212/revuepossibles.v48i1.759.

Laugier S., Ogien A., 2024, Désobéissance climatique, Paris, Éd. Le Pommier.

Masset D., Piron J., 2024, Fin du monde, fin du mois, même combat ?, Namur/Liège, Éd. Etopia/Éd. Altura.

Segal J., 2020, Animal radical. Histoire et sociologie de l’antispécisme, Montréal, Éd. Lux.

Segal J., 2024. Veganwashing. L’instrumentalisation politique du véganisme, Montréal, Éd. Lux.

Sénac R., 2021, Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Paris, Les Presses de Sciences Po.

Tilly C., 1986, La France conteste de 1600 à nos jours, trad. de l’anglais (États-Unis) par É. Diacon, Paris, Fayard.

Véron O., 2016, « (Extra)Ordinary Activism: Veganism and the Shaping of Hemeratopias », International Journal of Sociology and Social Policy, 36 (11/12), pp. 756-773. Accès : https://doi.org/10.1108/IJSSP-12-2015-0137.

Auteur·e·s

Segal Jérôme

Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe Sorbonne Université

Citer la notice

Segal Jérôme, « Action directe » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 23 janvier 2025. Dernière modification le 23 janvier 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/action-directe.

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