Les affichettes de voisinage sont des écritures exposées (Fraenkel, 1994 ; Petrucci, 1993) ordinaires (Fabre, 1993). L’idéaltype de ces textes pourrait être défini comme suit : un écrit de petite taille – format A4 ou moins –, fait de feuilles blanches au grammage standard (80 g/m²), sur lesquelles sont mentionnés des textes brefs relatifs à des thématiques non séditieuses. Les messages y sont centrés, en gros corps. Ils sont principalement écrits en noir et dactylographiés, mais recourent parfois aux majuscules et au rouge pour les textes, ainsi qu’à des petites images comme des smileys. Le contact (courriel, téléphone) des auteurs est souvent présent. Enfin, les écrits sont exposés sur du mobiliser urbain, des vitrines de magasins ou les espaces communs d’immeubles. Le mode d’accroche privilégié est le scotch.
Ces caractéristiques matérielles rendent reconnaissable la « forme médiatique » des affichettes (Tadier, 2018). Fortement dépendante des contextes dans lesquels elles sont exposées, elles témoignent de sociabilités ordinaires se déroulant entre les voisins, des individus qui tentent de coexister dans l’espace qu’ils partagent (Zask, 2022). Ces écrits liés au contexte prennent sens pour les personnes qui habitent le quartier. En ce sens, les voisins constituent un « public » des affichettes. Ils constituent un ensemble de personnes vivant une situation de proximité et témoignant d’une manière de faire collectif (Le Marec, 2013). Chercher à comprendre la spécificité des affichettes de voisinage conduit donc à analyser la façon dont un écrit participe à la constitution de relations sociales et proximité et s’en fait simultanément le témoin.
Cette notice s’appuie sur une recherche portant sur la place de l’écriture dans les relations de voisinage (Vassor, 2023), prenant pour point de départ les affichettes de voisinage et fondée sur un « éclectisme méthodologique » (Souchier, 1991 : 7) articulant analyse sémio-pragmatique, observation participante et entretiens. Pour décrire les liens entre les affichettes et le public qu’elle participe à construire, elle abordera les savoirs mis en œuvre par les auteurs d’affichettes pour se mettre en lien avec leurs voisins, l’espace sur lequel ces relations s’établissent et la façon dont ces écritures exposées s’articulent à d’autres modes de communication.
Une culture scripturaire
La forme que prennent les affichettes donne à voir les sociabilités dont elles sont porteuses. En ce sens, elles témoignent des savoirs mis en œuvre par leurs auteurs pour communiquer auprès de leurs voisins.
Les affichettes de voisinage apparaissent d’abord comme des écritures exposées constituant ce que nous identifions comme un genre à part entière, aux côtés d’autres écrits de rue comme les publicités, les panneaux routiers ou l’affichage législatif. À partir du milieu du XIXe siècle, les écritures exposées font progressivement l’objet d’une surveillance (Artières, 2013). Un « ordre graphique », c’est-à-dire « une unité d’écriture dominante dont la transgression, si elle ne fait pas l’objet d’une règlementation, est fortement réprimée » s’installe (Artières, Rodak, 2008 : 124). Lié à un ordre moral et législatif, l’ordre graphique institue ce qui a le droit ou non de figurer sur les murs des villes et donc d’être, ou non, porté à la connaissance des citoyens. Aujourd’hui encore, les écritures exposées font l’objet d’un contrôle d’ordre politique et graphique par les pouvoirs publics qui rendent possible ou interdisent l’existence d’écrits dans l’espace urbain. Une continuité avec l’ordre graphique établi au XIXe siècle s’observe notamment par le biais des politiques de gestion des graffitis. À travers l’exemple parisien, les travaux de Julie Vaslin (2017) sur les rapports entre administration et graffitis et ceux de Jérôme Denis et David Pontille (2018) sur l’effacement des graffitis à Paris montrent comment ces écrits sont devenus, au tournant des années 1990-2000, une problématique prise en charge par la municipalité qui a mis en place une politique d’effacement. Si elle correspond à une recrudescence des graffitis (Bazin, Lambert, 2018), cette date souligne aussi la manière dont ce qui est considéré comme un problème par les pouvoirs publics évolue avec le temps et est donc construit en fonction des enjeux de société. Il n’y a rien de naturel dans les écrits promus ou considérés comme inacceptables ; l’ordre graphique est un ordre politique. Dans ce contexte, le traitement dont les affichettes font l’objet est révélateur de l’attention qui leur est portée et donc du statut qui leur est accordé. Si elles peuvent légalement être considérées comme un affichage sauvage et font l’objet de politiques d’effacement, elles y échappent aussi largement et peuvent avoir une durée de vie de plusieurs années dans l’espace urbain (Vassor, 2023 : 76). Infra-politiques, les affichettes semblent passer sous les radars de la « police de l’écriture » (Artières, 2013) et sont tolérées par les pouvoirs publics. Si elles ne font pas partie des écrits promus au sein de cet ordre graphique, elles n’appartiennent pas non plus complètement à l’écriture transgressive.
Les sujets abordés au sein des affichettes expliquent ce rapport au politique. Les thèmes sont divers : des petites annonces proposant des services, en passant par des mots rappelant les règles de vie d’un immeuble, des panonceaux indiquant les horaires d’ouverture de magasins, ou encore des panneaux signalétiques jouant le rôle d’enseigne, etc. Les sujets de cette liste sont marqués par une triple absence ; celle des thématiques liées au sexe, à l’argent ou à la politique. Les affichettes abordent des thématiques non séditieuses qui relèvent d’un ordre domestique. L’appartenance de ces écrits à la sphère domestique leur confère un caractère innocent. Elles ne sont pas considérées comme assez dangereuses au regard de l’ordre graphique pour faire l’objet d’une politique d’effacement. Cette innocuité s’applique et s’explique par les relations sociales que participent à construire ces écrits. À cet égard, la « forme médiatique (Tadier, 2018) » de ces affichettes rend compte des relations qu’elles tissent. La tonalité utilisée est sur le fil, entre sympathie et froideur. Si le recours fréquent à l’usage des majuscules, du texte en gras, du rouge et du soulignement institue une autorité (Vassor, 2023 : 81), la forme impérieuse est toutefois atténuée par l’utilisation de petites images, comme des smileys (Halté, 2023) ou des formules de politesse. Cette tonalité appartient à ce que François Rastier (2001) nomme la « zone proximale », c’est-à-dire celle de l’altérité proche, qu’il distingue de la « zone identitaire » − qui est celle de la coprésence – et de la « zone distale », qui est celle du monde absent. Le respect de cette distance témoigne de la nature de la relation que les affichettes participent à construire, qui n’appartiennent ni complètement aux relations intimes et familiales, ni aux relations se tenant dans l’espace public. En effet, pour Joëlle Zask (2022), la spécificité des relations de voisinage tient aux efforts effectués par les voisins pour maintenir cette distance malgré la proximité spatiale. Cette thématique proxémique est mise en lumière par Edward T. Hall (1914-2009 ; 1966 : 158) pour qui « la distance choisie dépend des rapports inter-individuels, des sentiments et des activités des individus concernés ». Pour construire une relation de voisinage, il convient de respecter cette distance intime. En produisant des affichettes, les voisins mettent en œuvre un certain nombre de connaissances et comportements établissant cette distance précise. De cette façon, les auteurs d’affichettes construisent dans l’écrit la figure d’un lecteur modèle (De Iulio, 2020 ; Eco, 1979) particulier qui construit, dans le texte, le statut social de voisin.
La description des relations sociales constituées par les affichettes illustre les compétences communicationnelles mises en œuvre par leurs auteurs afin d’entrer en relation avec leurs voisins. Aussi les affichettes apparaissent-elles comme le résultat d’un ensemble de savoirs – scripturaires, graphiques, urbains – qui ne se restreignent pas à l’écriture au sens strict, mais incluent également le placement des écrits dans l’espace urbain. Faisant partie de l’énonciation propre aux affichettes, leur placement fait l’objet d’une stratégie témoignant d’une connaissance fine des dynamiques urbaines de la part des auteurs. Les affichettes sont des écritures exposées qui doivent mobiliser l’attention des passants pour être vues, « une attention essentiellement distraite […] détournée des préoccupations qui mobilisent le passant vers tout autre chose que ce spectacle ainsi absurdement proposé » (Christin, 2009 : 155). Du fait de leur petite taille, les affichettes n’imposent pas leur présence comme les panneaux publicitaires. Au contraire, elles jouent sur un art de l’occasion. À ce titre, nombre d’affichettes sont exposées « dans le passage » : par exemple des affichettes « attention à la peinture fraîche » qui mentionnent la date de pose et sont scotchées à même le trottoir et sur des barrières. Comme objets, les affichettes viennent à la rencontre de leurs lecteurs potentiels en surgissant sur leur chemin, un peu à la manière d’une fenêtre publicitaire pop-up. Elles tirent parti de l’espace urbain pour mettre en place des situations de communication efficaces. En ce sens, le placement des affichettes est le fruit du choix d’un auteur qui, se fondant sur sa connaissance des pratiques urbaines, interprète l’espace afin de saisir des occasions communicationnelles. La forme prise par ces écritures exposées témoigne d’une culture scripturaire liée à la construction de relations de voisinage.
Zone de voisinage
Du fait du statut d’écritures exposées des affichettes, le rapport que ces textes entretiennent avec les espaces où ils sont exposés est central. Observer plus précisément leur localisation transforme le regard sur l’espace urbain. En effet, les affichettes sont apposées de manière indifférenciée sur des surfaces privées (comme les vitrines de magasin ou les halls d’immeubles) ou publiques (comme le mobilier urbain). Elles donnent à voir l’existence d’un espace tiers qui n’est ni l’espace privé, ni l’espace public et dont elles participent à l’organisation sociale.
Lorsqu’elles sont exposées, les affichettes organisent des situations de communication permettant la mise en relation d’individus dans les espaces de proximité. En effet, les textes peuvent être considérés comme un « lieu social » (Tadier, 2018 : 319) organisant une rencontre entre auteurs et lecteurs. En ce qui concerne la rencontre, Elsa Tadier articule la double absence structurante du livre à une pensée de la coprésence. Dans ses travaux, le texte apparaît comme un substitut aux corps absents des auteurs et des lecteurs. La médiation que constitue l’écrit substitue matériellement et symboliquement le corps du texte aux corps des protagonistes absents de la relation. Ce faisant, l’écrit trans-forme la rencontre « en chair et en os » en médiation. Le changement de matérialité, de temps et de lieu renégocie les termes de la relation sans la faire disparaître. Fondée pour analyser le livre, la notion de double absence peut aussi caractériser les affichettes puisque celles-ci existent indépendamment de leurs auteurs ou lecteurs potentiels. Comme le mentionne E. Tadier pour le livre, les affichettes rendent visible, par fragments, des rencontres qui se réalisent au moment de la lecture. Toutefois, à la différence du livre, les affichettes sont sédentaires. Elles ne déplacent pas la situation de communication dans l’espace mais accueillent seulement des temporalités plurielles. Les affichettes font apparaître et participent à construire un type de relation dans laquelle auteurs et lecteurs partagent un espace dans lequel ils ne se croisent pas nécessairement. Les espaces que donnent à voir ces écrits sont des espaces partagés à occupation différée. En ce sens, les affichettes font apparaître des zones particulières, dessinées par les liens sociaux qu’elles participent à construire et dont elles témoignent.
Le fonctionnement de ces espaces peut être saisi à travers les dynamiques collectives portées par les affichettes. En effet, celles-ci existent rarement seules dans l’espace urbain. Or, comme chaque écrit est la promesse d’une rencontre aux enjeux variés entre auteurs et lecteurs, les ensembles d’affichettes qu’elles forment peuvent également être appréhendés comme des témoins et des activateurs de collectifs de voisinage. Un des exemples emblématiques est le cas dans lequel des lecteurs laissent des annotations sur les écrits – qu’il s’agisse de mots amicaux ou de conflits. La dynamique dialogique fait apparaître des collectifs et laisse transparaître les rapports sociaux qui président à leur institution. Par ailleurs, la pluralité des thématiques perceptibles au sein des affichettes témoigne de la diversité des rapports à l’espace urbain. L’hétérogénéité et la complémentarité des textes font apparaître des collectifs qui se construisent par l’échange. En ce sens, les affichettes rendent visibles des espaces peuplés par des voisins qui dialoguent silencieusement. Les relations interpersonnelles et collectives qui se nouent et sont perceptibles dans les écrits permettent de caractériser l’espace dans lequel figurent les affichettes. Les relations de voisinage laissent apparaître l’existence d’une « zone de voisinage » (Vassor, 2023). Cette proposition théorique invite à porter un regard communicationnel sur l’espace urbain. La zone de voisinage apparaît comme un périmètre dans lequel se déploient les relations de voisinage et qui s’incarnent dans des situations de communication plurielles – qu’il s’agisse d’échanges médiés par des affichettes ou se tenant par exemple en face à face. En ce sens, la « zone de voisinage » n’est pas uniquement un périmètre spatial correspondant au quartier, mais une manière de considérer la ville à partir d’un certain type de relation. Les frontières de cette zone ne sont pas fixes, mais définies par la pratique que chacun a de l’espace, des relations de voisinage qu’il y noue et des interactions auxquelles il prend part.
Faire émerger la « zone de voisinage » à partir des affichettes change conjointement le statut qu’elles ont dans l’analyse et les méthodes mobilisées. À cet égar, le moment du confinement a constitué un point de bascule : il a révélé l’importance de la « zone de voisinage » et nous a donné l’occasion d’observer son fonctionnement (Vassor, 2023 : 275‑280). La reconfiguration des liens sociaux due à ce contexte de crise a exacerbé des logiques ayant cours en temps normal. Dans ce contexte, les affichettes ont joué un rôle central. D’une part, elles ont agi, pour la chercheuse, comme un marqueur permettant de repérer, au sein de la densité de la vie sociale, des situations de communication pouvant être qualifiées comme appartenant au voisinage. Cette transformation de l’objet de recherche associé à l’objet concret (Davallon, 2004) que constitue l’affichette incitait à faire évoluer les méthodes d’observation, par exemple en ouvrant une période d’observation participante dans le lieu d’habitation de la chercheuse (Saint-Denis, 93). L’écrit restait central : il s’agissait de prêter particulièrement attention aux situations de communication de voisinage mobilisant l’écrit pendant le confinement. D’autre part, les affichettes ont largement participé à la réorganisation de liens qui se tiennent habituellement dans certains lieux urbains comme le café, la boulangerie ou encore le marché (Lallement, 2020). Au sein de l’immeuble, nous avons notamment observé la réorganisation du marché municipal. Ce haut-lieu de la vie dionysienne a pris la forme d’une vente de fruit et légumes se tenant dans les espaces communs de la résidence. Les affichettes ont participé à cette réorganisation puisqu’au moment de chaque vente, l’une des voisines − nommée Pascale et organisant la distribution de fruits et légumes pour tous les voisins – avait recours à une liste constituée en amont et affichée sur l’un des piliers du portail de la résidence. Des observations participantes mettent en lumière l’épaisseur sémiotique de l’affichette, c’est-à-dire les médiations scripturaires et les relations sociales qui ont conduit à sa rédaction, ainsi que la façon dont les actes scripturaires participant à la constitution de cette liste organisent l’action sociale.
En effet, l’affichette utilisée par Pascale est une liste des personnes se faisant livrer des fruits et légumes, résultant de la collecte des bons de commande ayant circulé en amont de la vente pour l’organiser. Le bon de commande est un tableau Excel des produits disponibles pour la semaine et de leur prix (fig. 2). Il est surmonté d’un en-tête qui institue le cadre spatio-temporel de la vente, les acteurs en présence et les relations qui les unissent : la date de livraison, l’adresse et les contacts des producteurs sont précisés. La mise en relation n’est pas uniquement symbolique, elle est aussi pragmatique car la matérialité du bon de commande lui permet de circuler entre les différents acteurs participant à cette vente : Pascale qui en est l’organisatrice, les différents voisins-clients et les producteurs. En remplissant ce document, les individus se mettent en lien par le biais de l’écrit. La mise en page du document et sa circulation attribuent spatialement et temporellement une place aux participants. Au sein de l’action collective qu’il permet de faire advenir, le bon de commande donne une place et donc un statut social à chacun. Il établit un « système de positions » (Goffman, 1961 : 85) s’actualisant au moment de la vente de fruits et légumes et trouvant un parallèle scripturaire dans la liste exposée et tenue par Pascale lors de la vente.
Une activité sociale dense
L’épaisseur sémiotique des affichettes observées dans des situations concrètes invite dans un dernier temps à saisir les liens inter-médiatiques qu’elles tissent et sur lesquels les relations de voisinage se fondent. Une telle attention permet de comprendre comment les relations entre voisins se forment et participent à constituer le « voisinage ». Observer le tissage concret des relations de voisinage à partir des médiations mobilisées par les acteurs permet de saisir la façon dont les individus constituent des relations se tenant à l’intersection d’écrits pluriels dont ils se rendent public.
Lorsqu’elles sont saisies par les acteurs, les affichettes s’articulent à d’autres modes de communication avec lesquels elles entretiennent des relations. Par exemple, la présence d’un numéro de téléphone sur une affichette induit une médiation téléphonique, l’inscription d’un courriel appelle un échange numérique. Ces marqueurs de l’énonciation qui distinguent les affichettes d’écrits transgressifs présents dans l’espace urbain comme les graffitis sont une invitation à la mise en lien. Réciproquement, chacune des situations de communication portées par ces divers moyens de communication peut mener à en mobiliser d’autres. Par exemple, un échange téléphonique entre deux voisins pour effectuer une commission peut conduire à la rédaction d’une liste de course qui sera elle-même mobilisée pour effectuer les achats. Les liens de voisinage ne se développent pas uniquement par le biais des affichettes, mais s’appuient sur un ensemble de médiations mises en relation par les acteurs et qui mettent eux-mêmes en lien les voisins. Le tout constitue un écosystème propice à la création de relations de proximité et constitué des moyens de communication et des individus sur les espaces de proximité. Ces moyens de communication correspondent à des usages variés et des façons plurielles de se faire public de ces médiations. Par exemple, il est possible de faire partie d’un groupe WhatsApp de voisinage sans y prendre part de manière active (Falgas, 2017) ou, réciproquement, d’échanger avec ses voisins par téléphone, par courriel ou à l’occasion d’une discussion en face à face. La pluralité des manières de se saisir d’un média permet de tisser des liens interpersonnels pluriels entre voisins (distance critique, engagement volontaire, observation lointaine…). La forme que prennent les médiations ne présage donc pas entièrement du type de réception et de relation qui sera construite ou de la manière de s’impliquer dans la vie de voisinage.
Réciproquement, les liens de voisinage s’émancipent en partie des médiations qui participent à leur formation. En effet, les rapports collectifs établis avec les textes ne laissent que partiellement trace dans les écrits (Souchier, 1998 ; Tadier, 2018 ; Williams, 1997 ; Zéhenne, 2014 : 295). La notion de « polyphonie énonciative » (Souchier, 1998) développée dans le cadre de la théorie de l’énonciation éditoriale (id.) souligne la façon dont une pluralité de corps de métiers participant à la production d’un écrit – auteur, éditeur, imprimeur, typographe… − y laissent une trace permettant de reconstituer les rapports sociaux entre les acteurs. Ces traces restent toutefois partielles. Les discussions, affects, conflits possibles… − c’est-à-dire la manière dont les personnes ont fait groupe au moment de la production d’un écrit – ne transparaissent pas toujours. Par exemple, des échanges sur le perron ne donneront pas nécessairement lieu à la rédaction d’une affichette ; un groupe WhatsApp ne gardera pas obligatoirement trace de ce qui s’est dit au cours d’un événement qu’il a participé à faire advenir. Pour parvenir à comprendre la condition de voisinage, il faudrait parvenir à saisir la manière dont les individus agencent les relations qu’ils tissent avec les outils de communication disponibles. S’il existe des styles d’inscription dans la vie de voisinage au niveau de chaque médiation, il pourrait exister un geste collectif de tissage de réseau qui ne se retrouverait que de manière partielle dans les médiations scripturaires mobilisées mais qui pourrait participer à la constitution d’un public se déployant en particulier par la mobilisation d’une pluralité de médiations.
Conclusion
Observer la formation des relations de voisinage au croisement des médiations mobilisées permet de saisir la place des affichettes – et plus largement des écrits de voisinage – dans la construction des relations. En effet, si les rapports aux médiations engagent différentes manières de se rassembler, toutes ont pour fonction de reconnaître l’autre comme voisin en construisant un système d’échanges collectif, dans lequel chacun se rend des services mutuels. L’attention portée à l’autre transforme un état imposé par le bâti en une condition commune, comme si les voisins se constituaient collectivement en public. Dans ce contexte, le processus d’écriture-lecture qui fonde les écrits permet d’ajuster la distance sociale et spatiale avec des individus auxquels on confère le rôle social de voisin. Imposée par les bâtiments, la cohabitation fait préexister la relation à tout échange qui pourrait avoir lieu entre deux individus. Entre eux, les voisins ne peuvent pas faire sans les relations de voisinage (Zask, 2022). La disposition spatiale incarne un ordre social fixant des distances sociales entre les individus et cette « organisation fixe de l’espace (Hall, 1966) » détermine la place laissée à chacun. Elle peut se heurter au territoire des individus qui prennent plus d’espace que prévu, par exemple en faisant du bruit passant à travers les murs et en empiétant par le son sur le territoire de leurs voisins. Pour réguler la distance socio-spatiale propre à la relation de voisinage, l’écrit peut alors jouer le rôle de diplomate et signaler à l’autre les frontières de son territoire intime. En effet, comme « autre moi‑même (Souchier, 2020) », l’écrit permet de manifester son corps – et donc son territoire – auprès de ses voisins. Une affichette exposée ou un texto envoyé pour signaler un bruit trop important rendent explicites les frontières ressenties de manière implicite au quotidien. Rendre explicite les frontières de son territoire intime est un moyen d’ajuster la tension pouvant exister entre espace bâti et espace informel. En revendiquant l’existence de leur territoire intime auprès de leurs voisins, les auteurs de ces écrits reconnaissent réciproquement l’existence du territoire des partenaires avec lesquels ils échangent. En ce sens, le geste d’écriture constitue une composante des relations de voisinage, car il conduit à considérer les acteurs en présence comme des partenaires de la communication, c’est-à-dire des êtres avec lesquels il est possible de trouver un terrain d’entente.
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