L’étymologie historique, le rappel rituel de la différentiation sémantique opérée entre curieux, amateurs et collectionneurs au XVIIe siècle en France (Pomian, 1987), constitue une manière discutable d’appréhender l’amateur sur le plan culturel. Elle mesure la consommation culturelle à la seule aune de l’histoire des arts plastiques, oublie l’« omnivorisme » (Wright et al., 2007) du consommateur (qui sait varier ses plaisirs selon les moments et les occasions : concert, baladeur, cinéma, roman, exposition, musée, etc.) et neutralise les enjeux éthiques et politiques de la catégorisation d’un individu ou d’un public comme amateur.
Les variations du sens du terme
C’est ce que nous rappelle immédiatement l’analogie entre la tripartition des spectateurs de cinéma – occasionnels, réguliers, assidus – qu’opèrent les enquêtes du Centre national du cinéma pour expertiser l’état de la consommation cinématographique et la distinction entre le simple curieux, celui qui a l’habitude de pratiquer un art (l’amateur), celui qui sait mesurer la qualité de ses produits (le connaisseur).
Si le qualificatif peut servir, conformément à l’étymologie et à l’histoire, à caractériser toute forme d’attachement d’une personne à un objet pour le plaisir qu’il procure, son extension se restreint significativement lorsqu’il devient une catégorisation sociale, une manière d’identifier un collectif répondant à une visée pratique. Des variations du sens de son emploi, positif ou négatif selon les cas, seront alors observables. Utilisée sans complément d’objet, l’appellation amateur s’applique aujourd’hui prioritairement au praticien régulier d’une activité sportive ou au consommateur confirmé d’un certain type de production artistique. Au-delà du simple attachement à l’objet, c’est l’intérêt porté au savoir-faire dont il est la réalisation qu’exprime alors l’appellation.
L’ambivalence de son usage
Cette reconnaissance de l’intérêt porté par des personnes à une technique, exercée par le sportif amateur ou éprouvée par le consommateur d’art assidu, a cependant des effets différents selon le cadre, sportif ou artistique, de référence. C’est ce que confirme l’ambiguïté du terme amateurs au théâtre, qui peut servir à valoriser des spectateurs assidus pour leur familiarité acquise avec la technique théâtrale ou à dévaloriser des praticiens du théâtre d’amateurs en raison de leur faible maîtrise de cette technique. Ce qui motive le respect porté à l’amateur sportif peut ainsi légitimer le mépris de l’individu se satisfaisant de la pratique du théâtre en amateur.
La valorisation contemporaine des « pratiques artistiques en amateur » dans l’espace public français (Donnat, 1996) ne doit donc pas faire oublier l’ambivalence caractéristique de cette catégorisation technique dans le cadre artistique et dans l’espace culturel français. Sa valeur s’inverse, selon qu’on oppose l’amateur au professionnel au motif de l’expertise technique qui singularise ce dernier, ou que l’on valorise leur complémentarité du fait de leur commun attachement à un même art. Leur amateurisme disqualifie les choses ou les personnes auxquelles on l’attribue dans le premier cas, alors qu’il signale, dans le second, une compétence partagée, l’amour de l’art auquel ils se dévouent, dans le cadre de son travail pour l’un, de son loisir pour l’autre.
« Amateur » versus « consommateur »
La « sociologie de l’art » française est partiellement responsable de cette ambivalence, que l’usage positif du terme amateur par les institutions culturelles publiques contemporaines n’a fait que déplacer. La valorisation de la « profession artistique », qui conduit à réserver l’expertise artistique au seul professionnel, et l’affirmation de l’effort intellectuel nécessaire à la reconnaissance de cette expertise, justifie aujourd’hui l’assimilation générale de l’amateur au connaisseur, à celui qui partage les mêmes instruments de mesure de la qualité artistique que le professionnel. Du même coup, une reconfiguration sémantique des catégorisations s’est produite. À l’amateur – compris comme celui qui sacrifie son temps et son argent pour se familiariser avec un savoir-faire artistique, se mettre à l’école du professionnel et, donc, coopérer à la création artistique – s’oppose le simple « consommateur » victime de sa curiosité, enfermé dans la seule recherche d’une satisfaction esthétique et se prêtant à l’exploitation industrielle et commerciale de son désir. C’est ce « consommateur », privé d’éducation artistique et d’information technique qui « résiste » à l’art contemporain et que ses professionnels s’amusent à « décevoir » par une surenchère dans l’originalité technique, appréciable uniquement par les amateurs, initiés à la reconnaissance de l’art contemporain par la fréquentation de son patrimoine (Heinich, 1997). L’étymologie historique, qui lie la figure de l’amateur à l’histoire des arts plastiques justifie ainsi de distinguer, par équivalence, le véritable amateur de l’art cinématographique qu’est le « cinéphile » par opposition au simple « consommateur » qui sacrifie la technique cinématographique à la recherche de son plaisir personnel mais aussi au « fan », que son excès d’admiration pour la star rend insensible à l’authentique art cinématographique et enchaîne à la fréquentation des blockbusters (Jullier, Leveratto, 2010). Cette tripartition nous situe au cœur des débats soulevés par « l’industrie culturelle » et des manières divergentes de l’interpréter, selon qu’on la réduit à la production audiovisuelle et musicale, dominée par les entreprises américaines, ou qu’on y intègre l’ensemble de la consommation culturelle, affectée aujourd’hui dans sa globalité par le processus d’industrialisation.
Le consommateur expérimenté comme expert
La première interprétation autorise une vision ethnocentriste, au sens à la fois intellectuel et social, et la revendication d’une position d’extériorité vis-à-vis de l’industrie culturelle qui confère à l’« artiste » comme au chercheur en arts la supériorité de l’expert – de l’individu conjuguant amateurisme et connoisseurship –, sur le consommateur ordinaire de produits culturels. La seconde ouvre à une vision plus pragmatique de la capacité à juger de l’art, inséparable de l’interaction et de la familiarité avec les objets caractéristiques d’une discipline artistique, mais ne se cantonnant pas exclusivement aux objets expérimentaux. L’explosion contemporaine du numérique qui rend visible la conversation des consommateurs culturels anonymes et leur souci de domestiquer le plaisir artistique fait reconnaître cette réalité pragmatique (Flichy, 2010). L’expertise profane des amateurs que sont les consommateurs réguliers d’un produit culturel peut ainsi être prise en compte et réhabilitée, sans tomber dans le rejet de l’expertise savante, l’oubli de l’incertitude de la qualité artistique et la dénégation des différentes fonctions du loisir (Leveratto, 2000). L’amateur retrouve ainsi sa spécificité face au connaisseur : la sociabilité culturelle dont il est à la fois le bénéficiaire et l’agent – lorsqu’il cherche à faire partager sa passion avec autrui – lui interdit de confondre art et technicité, qualité artistique et virtuosité technique, qu’elle soit émotionnelle ou conceptuelle. Pour l’amateur, la qualité artistique s’éprouve par la valeur d’usage de l’objet, et sa capacité à concilier réussite technique, efficacité esthétique et préoccupation éthique.
Donnat O., 1996, Les Amateurs : enquête sur les activités artistiques des Français, Paris, Ministère de la Culture.
Jullier L., Leveratto J.-M., 2010, Cinéphiles et cinéphilies. Une histoire de la qualité cinématographique, Paris, A. Colin.
Heinich N., 1997, L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Paris, Fayard, 2012.
Flichy P., 2010, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil.
Leveratto J.-M., 2000, La Mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, Éd. La Dispute.
Pomian K., 1987, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard.
Warde A., Wright D., Gayo-Cal M., 2007, « Understanding Cultural Omnivorousness: Or, the Myth of the Cultural Omnivore », Cultural Sociology, vol. 1, 2, pp. 143-164.
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