Anders (Günther)


Un intellectuel critique de la technique et des médias dans l’espace public

 

Günther Anders, né Günther Siegmund Stern, a vu le jour le 12 juillet 1902 à Breslau. Issu de la grande bourgeoisie, il a reçu l’éducation que pouvaient offrir des parents fortunés dans les années 1900. Lui et ses deux sœurs – Hilde Marchwitza (1900-1961) et Eva Michaelis-Stern (1904-1992) – ont bénéficié d’un niveau de vie élevé, d’une éducation générale et scolaire exceptionnelle et d’un environnement intellectuel inspirant (Bahr, 2010). Cette influence de l’enfance s’est maintenue tout au long de sa vie et a eu un impact particulier sur son habitus. En tant qu’homme subtil et très cultivé, les valeurs humanistes et les manières raffinées lui sont restées, même après l’époque de la barbarie nazie. Toute sa vie, ses sensibilités artistiques et musicales acquises durant l’enfance sont restées prédominantes. Son désir temporaire de devenir musicien ou musicologue (en témoigne son habilitation en philosophie de la musique) fait écho à la trajectoire paternelle. G. Anders fait l’expérience directe de la relation de son père, William Louis Stern (1871-1938), avec la musique. Il l’écoute jouer du piano, l’entend chanter, le voit comme un pédagogue qui fait grandir ses enfants avec la musique (et les instruments). C’est justement par le chant que G. Anders enfant, fait déjà l’expérience du père comme « incarnation de l’impuissance, de la peur, de la mort, mais donc aussi de l’humanité » (Liessmann, 2002 : 16, trad. de l’autrice). L’attachement et la gratitude à l’égard de son père, suivis de la confrontation ultérieure avec lui constituent des moments biographiques forts que l’on comprend dans le poème qu’il écrit à 40 ans et dans lequel il se compare à la figure paternelle (Liessmann, 1992). Le choix de changer son nom, de Stern à Anders, doit être compris, selon Konrad Paul Liessmann (2002 : 15), comme une mise à distance voire un rejet du père.

Portrait numérique de Günther Anders. Source : Léa Dehédin (Crem).

 

G. Anders a établi un lien fort avec la nature grâce à sa mère, Clara Stern (1877-1945), qui qualifiait, dans son ouvrage Erinnerung, Aussage und Lüge in der ersten Kindheit (Stern, Stern, 1909), les interactions des enfants en plein air comme cruciales pour l’évolution cognitive et sentimentale. Ce reflet et cette projection de la mère, chercheuse en psychologie du développement, sur son fils G. Anders ont été révélés au grand public, bien au-delà du monde scientifique, via à la publication par les deux parents Stern d’ouvrages de référence : Die Kindersprache (1907) et Die Psychologie der frühen Kindheit (1914). C. Stern rapporte aussi, dans les notes publiées de son journal intime, des observations et analyses très précises sur G. Anders. Les enfants Stern ont été conscients dès leur enfance de l’attention, voire de la célébrité, qu’ils ont reçue grâce aux publications sur la psychologie de l’enfance. L’intérêt de C. Stern pour la nature se manifeste également dans ses observations très fines de celle-ci dans ses autres écrits scientifiques, notamment dans Die Kindersprache, dans lequel C. et W. Stern mettent en relation le langage des enfants avec le « langage animal » (ibid., 1907 : 313 et sqq.). Dans un de ses essais en français, G. Anders aborde la question de la « liberté de l’homme », marquant ainsi la distinction entre l’homme et l’animal : cette thématique se manifestait ainsi déjà chez sa mère (dans l’œuvre commune avec le père, ibid.) par des observations sur l’évolution de la faculté de parler. Marcel Müller écrit à propos des deux essais en français de G. Anders : « La troisième sphère de l’humain liée à la liberté est l’esthétique. Seul l’homme, en raison de sa distance par rapport au monde, est capable de “rencontrer la nature” et donc de faire l’expérience de la beauté de la nature » (Müller, 2012 : 27, trad. de l’autrice). La mère et le fils ont écrit sur la perception humaine, lui dans la musique, elle dans l’acquisition du langage : la phénoménologie de la chose et la nature véritable se retrouvent dans ces deux cas, car elles sont liées à la physiologie.

En tant qu’écrivains, intellectuels et scientifiques – entre l’introspection et l’auto-observation heuristiques – les parents sont toujours restés un modèle pour G. Anders. Ce n’est que plus tard, lors des débats sur le judaïsme assimilé, que de nombreux désaccords ont conduit à la rupture entre le père et le fils. Dès 1928, G. Stern a lu Mein Kampf (1925) d’Adolf Hitler (1889-1945), à une époque où les milieux cultivés ne considéraient pas le mouvement national-socialiste comme une menace sérieuse. Averti par cette lecture, il était conscient du danger de l’extermination prévue des Juifs et a pu avertir ses parents, qui se sont exilés. G. Anders émigra à Paris en 1933, à l’époque de son premier mariage avec Hannah Arendt (1906-1975), où il vécut jusqu’en 1936 et rédigea ses deux premiers écrits philosophiques qui contenaient in nuce ses idées philosophiques et les thèmes qu’il développera tout au long de sa vie. Dans les entrées allemande et française de Wikipedia, il est clairement indiqué que G. Anders était activiste et théoricien antinucléaire et qu’il peut être considéré comme un critique de la technique. En outre, l’entrée allemande met résolument l’accent sur la philosophie des médias et souligne l’engagement européen de G. Anders. Il était, en effet, partisan de la Société des Nations. Dès 1917, il fonde, avec deux amis de jeunesse, Europa Unita, une alliance pour une Europe unie sans frontières :

« À la lumière des bougies, nous avons repeint les frontières sur une carte de l’Europe avec de la peinture blanche et nous nous sommes entaillés E. U. dans les paumes des mains. Nous saignions comme des cochons et courions chez l’infirmière, une Alsacienne. Celle-ci a tout de suite compris et est devenue le troisième membre. Cette expérience a fait de moi un moraliste » (Greffrath, 2013).

Marqué par ses voyages à Hiroshima et Nagasaki, le mouvement antinucléaire pacifiste ainsi que par son engagement contre la guerre du Vietnam, il devient le (co)initiateur du mouvement antinucléaire en 1954. Il a ainsi acquis une large notoriété médiatique suite aux controverses autour de la violence. Dans les années 1980, sa position sur la légitimité de la violence pour empêcher la fin des temps a déclenché de puissants débats de société. Mis à part ce point de controverse, il n’a pas été perçu comme un intellectuel contestataire autant qu’il l’aurait souhaité et mérité. Il n’a pas eu l’occasion de s’imposer publiquement en tant qu’intellectuel polémiste (Liessmann, 1988). G. Anders est marqué par un sentiment d’errance fondamental – à la fois intellectuel et identitaire – qui se reflète dans son anthropologie teintée de désespoir, ainsi que dans ses exigences morales rigides exprimées dans la rigueur de son style d’écriture et de sa posture. Il est perçu dans le discours public comme un « moraliste notoire » ou un classique de la pensée moderne, mais aussi comme un théoricien des médias avant la lettre.

Une des préoccupations de G. Anders et de son œuvre, tout comme celui du débat public de son temps, est la question du nucléaire en tant que menace pour l’humanité. Entre autres raisons, cela s’explique, par le fait que son père n’a pas su développer une position politique claire sur le monde et a manqué d’esprit critique, en particulier face à la culture allemande. Le fils a tracé son propre destin en opposition à ce qu’il reprochait à son père : être critique, faire entendre sa voix dans les débats publics, ne pas s’installer dans un coin idéologique, mais être un intellectuel sans patrie et déraciné. C’est en particulier cette expérience de déracinement du monde familier qui apparait dans L’Homme sans monde. Écrits sur l’art et la littérature (1984) et dans son ouvrage L’Humain étranger au monde. Une anthropologie philosophique (2018). On constate ici une évolution : « l’homme sans monde » devient plus tard l’aliénation de l’homme au monde (L’Humain étranger au monde, 2018). Ce phénomène s’accentue encore lorsque « l’homme sans monde » devient « le monde sans l’homme », l’idée maîtresse de G. Anders de L’Obsolescence de l’homme (1956 ; 1980).

 

Un philosophe de la technique

Les œuvres de G. Anders sont en prise avec les terribles catastrophes du XXe siècle, de la Grande Guerre au régime nazi et à la persécution des Juifs, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et aux camps de concentration ou d’extermination, en passant par le bombardement atomique et Tchernobyl. G. Anders se qualifiait lui-même d’occasionnaliste, de philosophe par opportunité, et attachait une grande importance à son indépendance intellectuelle et politique. Il ne s’alignait pas sur les modes intellectuelles et philosophiques de son époque. Souvent réduit au simple statut de moraliste, pessimiste culturel et critique de la technique, K. P. Liessmann (1992) plaide plutôt pour voir dans ses écrits une théorie des médias avant la lettre et pour reconnaître sa contribution à la philosophie de la technique, ancrée dans l’anthropologie contemporaine. Sa réflexion philosophique sur la technique l’a conduit à élaborer une ontologie du rapport homme-machine :

« Mais ce mépris du progrès scientifique, d’une part, et du fonctionnement superficiel des technologies avancées, d’autre part, justifie la méthode de sa pensée comme une philosophie : il s’agit pour lui – dans une phénoménologie véritablement concrète – de l’objet lui-même, de son essence et de sa signification pour l’homme. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’apparence ludique et inoffensive des appareils techniques, ni leur fonctionnement technique, mais ce qu’ils sont réellement et ce qu’ils produisent – en un sens critique et emphatique, leur être » (Liessmann, 1992 : 23, trad. de l’autrice).

Pour comprendre G. Anders, il est essentiel de saisir ce que K. P. Liessmann (1992 : 4) qualifie d’« absence fondamentale de patrie » et de « désespoir », qui sont aussi des raisons d’être de sa critique de la technologie. Cette posture est aussi incluse dans les idées fondamentales de L’Obsolescence de l’homme et se trouvent déjà dans ses deux conférences allemandes. En 1934, un an après sa fuite, alors qu’il suit à Paris le séminaire d’Alexandre Kojève (1902-1968) en compagnie d’H. Arendt, il noue des liens avec la revue Recherches philosophiques. Il a pu y publier en deux parties, sous une forme considérablement élargie pour la seconde, deux conférences données en allemand en 1929 et 1930 à Francfort, traduites par le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995). Les deux conférences sont devenues les publications « Une interprétation de l’a posteriori » (1935) et « Pathologie de la liberté » (1936). Plus tard, ces deux écrits ont été retraduits en allemand et publiées sous le titre Die Weltfremdheit des Menschen (L’Étrangeté de l’homme au monde). Cette première phase de l’œuvre de G. Anders relève de l’anthropologie philosophique, qui s’est, plus tard, spécifiée en anthropologie négative. Dans l’un et l’autre cas, son sujet était la philosophie de l’homme, y compris dans la phase où il construisait sa réflexion technico-philosophique. Ses deux ouvrages traitent de nombreux thèmes : l’expérience et l’aliénation au monde ; la comparaison homme-animal ; l’expérience du monde ; la liberté ; l’expérience humaine en théorie, pratique et similitude ; la contingence de l’homme et la réponse de l’homme à cette contingence, soit en tant que nihiliste, soit en tant qu’homme historique, soit – et c’est ce que prône G. Anders – en tant qu’homme agissant volontairement (Müller, 2012). Sept à huit ans après la première conférence en allemand, l’essai français Pathologie de la liberté « porte indubitablement les marques des événements politiques des années trente et de la situation biographique de Günther Anders » (Müller, 2012 : 34). Les terribles années du national-socialisme ont eu de nombreuses conséquences sur sa pensée philosophique. Pour lui, cela devait entrainer une nouvelle réponse philosophique qu’il a apporté, dans un premier temps, dans Pathologie de la liberté. En tant que nihiliste ou en tant qu’homme historique, il répond aux réactions possibles à l’expérience de la contingence de l’homme, introduites dans Une interprétation de l’a posteriori : l’homme agissant volontairement, « qui surmonte pratiquement la contingence par son action, sa tâche, sa constance et sa détermination » (ibid. : 34). C’est ici que transparaît l’interventionnisme de G. Anders qui, en tant qu’intellectuel, s’immisce dans le discours public. M. Müller (ibid.) écrit à ce sujet :

« Anders a finalement dû sentir dans sa propre chair que la question “Qu’est-ce authentiquement qu’un Allemand ?” (Stern, 1936/1937, en ligne) n’exprimait pas seulement un intérêt théorique, mais conduisait, par le biais de la constatation théorique, à l’exclusion et à la marginalisation pratiques. En exil en France, c’est donc l’interrogation anthropologique elle-même qui lui pose question. […] Si la liberté a d’abord été considérée comme la conséquence “pathologique” de l’aliénation au monde, il s’agit maintenant, face aux conditions pratiques, de la défendre contre la théorie anthropologique » (Müller, 2012 : 35 et sqq.).

D’autres effets des circonstances politiques se sont manifestés, dans un second temps, bien plus tard dans l’œuvre de G. Anders. Des déclarations isolées ou des remarques marginales issues de ses deux articles français sont devenues alors plus centrales et plus importantes. Ainsi « l’homme » n’est plus pensé au singulier, mais comme « les hommes », comme les hommes d’une société dans une forme de domination où il y a des dominants et des dominés et où l’on doit pouvoir distinguer entre un monde vrai et un monde faux. La société est cependant déjà évoquée dans Pathologie de la liberté, lorsque G. Anders met en garde contre le nivellement entre le parti nazi et l’État allemand (Müller, 2012 : 132 et sqq.).

Des deux articles en français, on peut déduire l’intérêt de G. Anders pour la philosophie de la technique. Comme le souligne Walter Delabar (1992), la philosophie de la technique est pensée à partir de la contingence du monde et de la possibilité d’intervention de l’homme. L’artificialité de l’homme et la contrainte à la convention en sont des caractéristiques déterminantes. G. Anders rapproche son diagnostic de l’époque, le constat de vivre sous le diktat des médias de masse modernes, à la question classique de l’anthropologie sur la nature de l’homme. Le lien entre technique et société est ainsi mis en avant, l’inscription au sens d’une directive et d’une imprégnation de la technique dans et pour l’homme est soulignée. La fonctionnalité de la technique constitue l’objectif social exclusif. G. Anders juge que la troisième révolution industrielle se termine dans une technocratie totalitaire. La technique devient alors le sujet de l’Histoire et entraîne la soumission des hommes aux machines. Elle a pour conséquence la fonctionnalisation de l’homme dans le monde des appareils : l’homme devient un appareil pour les appareils. Sur ce point, le regard d’autres intellectuels à l’égard de G. Anders diverge. Les uns disent qu’il met en garde contre cet état de soumission de l’homme aux machines, les autres disent qu’il fait la description d’un état actuel, déjà survenu – selon G. Anders.

Les thématiques de sa vie, qui se dessinaient déjà tôt dans ses deux publications en français étaient la liberté de l’homme, sa « dividuation » (par opposition à l’individu), le décalage, l’a postériorité et l’historicité de l’homme. Dans une perspective anthropologique, la société doit aussi être comprise comme l’ensemble de tous les appareils interconnectés. Penser ensemble les êtres humains et les appareils comme une (seule) société ne révèle pas seulement des caractéristiques d’une philosophie des médias. Elle témoigne aussi du fait que G. Anders était en avance par rapport aux autres intellectuels, qui, avec le courant des Social science and technology studies, mettaient cet aspect en exergue. La « machination » universelle établit également un lien entre l’époque nazie, Hiroshima et l’époque actuelle comme il l’écrit dans Nous, fils d’Eichmann. Lettre ouverte à Klaus Eichmann (1964). La problématique de G. Anders consistait à se demander ce que font les hommes avec les objets (techniques, produits et médias) et l’effet que ces objets ont sur les hommes. Il voyait le développement comme marqué par une inversion de l’homme et de la technique, de la réalité et de l’apparence. Le diagnostic de G. Anders conduit à reconnaître le fait que les hommes ne sont pas à la hauteur de la perfection de leurs propres produits, qu’ils produisent plus qu’ils ne savent imaginer et assumer (le décalage). L’homme est convaincu qu’il doit fabriquer tout ce qu’il arrive à créer, qu’il est même forcé à le faire, mais il n’en maîtrise pas les conséquences.

Le fait que la philosophie de la technique soit restée un thème central tout au long de sa vie est également démontré par l’étendue de son œuvre. Son ouvrage philosophique majeur est L’Obsolescence de l’homme, dont le premier volume est paru en allemand en 1956 et sous-titré Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, et le second volume, paru 24 ans plus tard, en 1980 en allemand, est sous-titré Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle. Il y est question de l’obsolescence de l’homme (son éloignement du monde voire son étrangeté au monde, sa liberté, le décalage et la honte prométhéenne), de la fin de l’humanité mise en scène par elle-même et d’une philosophie radicale de la civilisation technique.

Couverture en allemand et couverture en français de l’ouvrage L’Obsolescence de l’homme de G. Anders, 1956.

 

En tant que philosophe de la technique, dans l’Obsolescence de l’homme, G. Anders développe sa première grande thèse reposant sur deux concepts. D’abord, il développe l’idée d’asynchronicité de l’homme avec son monde de produits : « L’asynchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit, l’écart chaque jour plus grand qui les sépare, nous l’appelons le “décalage prométhéen” » (Anders, 1956 : 31). , c’est-à-dire la honte de l’homme face à un monde de machines qui le dépassent en capacités et potentialités. Cette première thèse est une clé pour identifier les continuités dans la pensée de G. Anders tout au long de sa vie. Pour faire face à ce nexus, G. Anders développe une éthique de l’action pour guider les interactions entre l’homme et les machines et les médias. Il observe plusieurs décalages entre « l’action et la représentation », entre « l’acte et le sentiment », entre « la science et la conscience », ainsi que le décalage entre « l’instrument et le corps de l’homme » (Anders, 1956 : 31).

 

Un philosophe des médias

En tant que théoricien des médias et philosophe de la technique, il s’est intéressé aux médias de masse modernes comme la radio et la télévision dans le premier volume de L’Obsolescence de l’homme. Il aborde, plus particulièrement, la télévision dans la partie « Le monde comme fantôme et matrice. Considérations philosophiques sur la radio et la télévision » (Anders, 1956 : 117-241) en en saisissant la dimension philosophico-anthropologique.

Dans son analyse des médias de masse, G. Anders observe une inversion entre la réalité et l’apparence, entre le contenu et la forme, entre la vérité et le mensonge. Cette idée d’inversion constitue la seconde grande thèse de sa pensée. C’est celle-ci qui impose G. Anders commeIl affirme ainsi qu’une aliénation de l’homme se produit via les médias de masse (radio et télévision), qui créent un monde fantomatique. Il définit ce caractère fantomatique comme suit : « Quand [le monde] vient à nous, mais seulement en tant qu’image, il est à la fois présent et absent, c’est-à-dire fantomatique » (Anders, 1956 : 131). En outre, l’inversion de l’être et du paraître est particulièrement importante : lorsqu’un événement n’est socialement pertinent que dans sa forme reproduite, la distinction entre réalité et image est abolie. La télévision, et finalement le monde, est alors d’une « ambiguïté ontologique » (Liessmann 1992 : 12). Il décrit ainsi comment les auditeurs et les téléspectateurs sont « condamnés » à se contenter de « fantômes du monde » au lieu d’en faire l’expérience sensible. G. Anders (1956 : 131) soutient que le monde dit « réel » est déjà modifié et devenu « fantomatique ». En amont, le monde est déjà préparé en vue de sa médiation médiatique ; il est arrangé dans le sens d’une transformation médiatique. Ces fantômes ne sont pas seulement des formes de perception, mais aussi de compréhension, de sentiment, de comportement et d’action. G. Anders appelle ces applications des matrices : des formes techniquement reproduites qui façonnent l’ensemble de la vision du monde et un type d’être humain nourri exclusivement de fantômes et de pièges. Mais, pire encore, on en arrive à une matrice de la reproduction : l’événement original est déterminé par sa reproduction, ce qui signifie que l’original ne sert plus que de modèle à la reproduction. Il relève que l’orientation d’une vision du monde globale par les médias de masse conduit à une modélisation artificielle de celui-ci. G. Anders (1956 : 17) qualifie cela de forme d’« analphabétisme postlittéraire » ; il critique ainsi l’addiction aux images (« iconomanie ») et met en garde contre le danger qu’elles deviennent des « appareils d’abrutissement ». Finalement, le « réel » apparaît comme le reflet de ses images.

Dans les médias de masse, tels que la radio et la télévision, les manifestations du monde des appareils sont les plus prononcées, elles y sont présentes sous leur forme pure, le mensonge s’y est transformé en vérité. G. Anders ajoute à cette inversion que ce ne sont pas les utilisateurs de la radio et de la télévision qui décident, mais ce sont les médias qui ont décidé pour eux, voire la condition d’être moderne et médiatique a été imposée à eux.

 

Réception : une comparaison entre l’Allemagne et la France

Peu des ouvrages de G. Anders ont été traduits en français dès leur première publication en allemand. Les premières traductions ne paraissent qu’à partir des années 2000. De nombreuses traductions depuis les années 2020 témoignent cependant d’un intérêt croissant dans l’étude scientifique de son œuvre complète en français. Ce manque de traduction est d’autant plus étonnant que le nœud de son anthropologie philosophique débute par deux essais français. Ces deux écrits ont été traduits par le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) et publiés dans Recherches philosophiques. Bien que la base de sa réflexion philosophique – une philosophie engagée, voire interventionniste – ait été déployée en France, il n’a connu qu’une réception tardive et marginale. Le premier volume de L’Obsolescence de l’homme n’a été publié en français qu’en 2002, soit 46 ans après sa première parution en allemand.

En Allemagne, G. Anders est surtout reçu comme un philosophe de la technique, un critique de la culture et un lanceur d’alerte sur les dangers de la civilisation moderne. L’Obsolescence de l’homme, ainsi que ses réflexions sur la bombe atomique et l’extermination de masse ont notamment fait de lui une figure importante, bien que souvent marginale, du discours philosophique allemand. La réception de sa pensée est déterminée par le fait que G. Anders était fortement influencé par l’École de Francfort, Martin Heidegger (1889-1976) et Karl Jaspers (1883-1969), mais moins intégré dans la philosophie académique. Le statut de G. Anders démontre qu’il était plutôt considéré comme un outsider ou un critique radical, à l’instar de Theodor W. Adorno (1903-1969) ou de Günter Grass (1927-2015), mais avec moins de reconnaissance institutionnelle. En France, G. Anders est plus rarement reconnu, bien que ses premiers travaux (Pathologie de la liberté, 1936) présentent des liens étroits avec l’existentialisme. Sa critique de la société technique aurait tout à fait pu rejoindre les débats de Jacques Ellul (1912-1994) ou de Paul Virilio (1932-2018), mais elle est restée relativement peu connue. La perception de sa focalisation thématique s’est concentrée sur ses tendances existentialistes précoces, sans atteindre l’influence que Jean-Paul Sartre (1905-1980) ou Albert Camus (1913-1960). Sa critique de la technique et des médias aurait pu s’intégrer dans les discours français, mais elle a été peu utilisée.

On peut retenir que G. Anders a été reconnu en Allemagne comme une figure critique de la technique et des médias, tandis que sa réception en France est restée limitée. S’il s’était davantage rattaché à la pensée existentialiste ou postmoderne, son impact y aurait sans doute été plus important. Néanmoins, sa réception en France ne cesse de s’accroître. Plusieurs facteurs expliquent cette réception différée. D’une part, la critique sociale de L’Obsolescence de l’homme a été initialement perçue comme inférieure aux travaux de l’École de Francfort, bien connue en France. D’autre part, la technophobie attribuée à G. Anders a pu susciter des réticences. La première tentative de traduction de l’œuvre a été rejetée à cause de cette technophobie prétendue. Aussi Jean-Pierre Baudet (2005) souligne-t-il que son évolution, de l’anthropologie négative vers une critique de la technique, a complexifié son positionnement, rendant sa lecture parfois ambiguë. Ce cheminement a eu pour effet que la première n’a cessé de se glisser dans la seconde, de s’y superposer. Toujours selon J.-P. Baudet, G. Anders attribua à l’être humain une caractéristique à la fois positive et problématique : son indétermination, son inadéquation au monde – en d’autres termes, sa « liberté ». Cette idée, plus tard développée par J.-P. Sartre et l’existentialisme, empêcha cependant G. Anders de prendre en compte le rôle fondamental de la médiation proprement humaine, ainsi que les conditions concrètes à partir desquelles une véritable liberté pourrait émerger.

Un aspect central de la réception française réside aussi dans le recours à l’exagération comme méthode philosophique. Roger-Pol Droit (2011) qualifie G. Anders de « Monsieur autrement » et critique ses « exagérations prophétiques » tout en reconnaissant son influence majeure sur la pensée critique contemporaine. Cette approche a cependant été défendue comme une stratégie nécessaire face à l’ampleur des mutations technologiques et médiatiques. Pour sa part, Tanguy Wuillème (2011) met en évidence l’originalité de G. Anders en insistant sur la dimension médiatique et technique de son analyse : la condition humaine est affectée d’un « coefficient d’obsolescence » et la technique devient l’acteur dominant de l’histoire. Cette perspective se prolonge dans la critique de l’industrie culturelle et éclaire la perte de maîtrise des individus sur leur propre monde.

Enfin, la différence avec la réception allemande met en évidence des différences notables. Alors que l’Allemagne insiste sur la philosophie des médias et l’engagement de G. Anders, la France tend à le lire sous l’angle de la critique sociale et de l’exagération conceptuelle. On observe une réception contrastée de G. Anders en France, notamment sur deux points. Premièrement, la reconnaissance de sa contribution à la critique de la modernité. Il est salué pour sa dénonciation précoce des dangers de la technologie et de la société de consommation. Son positionnement comme une figure influente dans les courants de pensée critiques, notamment celui de la décroissance, est remarquable. Deuxièmement, les réserves sur son approche prophétique : certaines analyses pointent une tendance à l’exagération dans ses prédictions, ce qui peut limiter l’adhésion à ses thèses.

Dans l’ensemble, la réception générale de la pensée de G. Anders est déterminée par une conception très philosophique de L’Obsolescence de l’homme :

« Son œuvre est traversée par l’idée d’un “décalage prométhéen”, introduit par l’époque industrielle, entre nos facultés de fabrication et d’imagination. Cette situation fait de nous ce qu’il appelle des “utopistes inversés” qui, au lieu de se représenter un monde qu’ils ne peuvent encore produire, en produisent un qu’ils ne peuvent plus se représenter » (Gruca, 2017).

Ainsi sa pensée suscite-t-elle à la fois admiration pour sa clairvoyance et scepticisme quant à son ton parfois alarmiste. Engagé dans l’Europe par le cœur, philosophe de la technique et des médias par la pensée, G. Anders, décédé en 1992, est à l’heure de l’intelligence artificielle, un intellectuel contestataire d’une grande actualité que le public gagne à connaître.


Bibliographie

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Anders G., 1964, Nous, fils d’Eichmann. Lettre ouverte à Klaus Eichmann, trad. de l’allemand par S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Payot/Rivages, 1999.

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Auteur·e·s

Wagner Hedwig

Institut für Germanistik Europa-Universität Flensburg

Citer la notice

Wagner Hedwig, « Anders (Günther) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 07 avril 2025. Dernière modification le 07 avril 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/anders-gunther.

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