Lorsqu’il s’envole de Bordeaux pour l’Angleterre dans la matinée du 17 juin, le général de Gaulle (1890-1970) n’est pas une personnalité militaire ou politique de premier plan aux yeux du public français. Sous-secrétaire d’État au ministère de la Défense nationale et de la Guerre dans le cabinet de Paul Reynaud (1878-1966), il s’est illustré au combat en mai 1940 par deux faits d’armes, à Montcornet d’abord, puis quelques jours plus tard devant Abbeville (Roussel, 2002 : 75-87, Lacouture, 1984 : 308-321). Pourtant, l’Appel qu’il lance le lendemain sur les antennes de la BBC le précipite dans l’histoire. Ainsi, comme a pu l’écrire l’historien René Rémond (1918-2007 ; 1995 : 561) : « Sans le drame de 1940, il n’aurait jamais eu l’occasion de révéler ses capacités, de donner sa mesure, ni d’inscrire son nom à l’égal des plus fameux dans le Panthéon de la mémoire collective et de l’imaginaire national ». L’enregistrement du discours n’ayant pas été conservé par la BBC, il ne reste aujourd’hui que le manuscrit de l’Appel – propriété de l’amiral Philippe de Gaulle – composé de quatre feuillets, dont certains passages sont barrés et raturés et diffèrent de la version prononcée par le général de Gaulle.
Un texte court pour un public ciblé
Rédigé par le général de Gaulle le 17 juin, le texte de l’Appel est dactylographié par sa secrétaire Élisabeth de Miribel (1915-2005) le lendemain, avec l’aide de Geoffroy de Courcel (1912-1992), aide de camp du Général, qui lui apporte son concours pour la transcription. Le 18 juin, en fin d’après-midi, le général de Gaulle enregistre son allocution dans le studio 4B de la BBC, avant que celle-ci ne soit diffusée sur les ondes vers 22 heures. Il réitère les termes de son appel les jours qui suivent et parle à la radio de Londres les 19, 22, 24 et 26 juin.
Dans un texte court où chaque terme a minutieusement été choisi, ce dont témoignent les nombreuses corrections présentes sur le manuscrit initial, l’ancien sous-secrétaire d’État à la Guerre du cabinet de P. Reynaud, s’adresse aux Françaises et aux Français susceptibles de l’écouter à cet instant, soit à un public large. Pourtant, dans les faits, le public ciblé par son allocution est bien plus restreint : « Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français, qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi ». En d’autres termes, un militaire s’adresse à un public de militaires et de spécialistes de l’armement. Ce choix délibéré est celui de l’efficacité puisque l’objectif est de constituer une armée susceptible de continuer le combat aux côtés de la Grande-Bretagne. Dans le contexte de juin 1940, le général de Gaulle choisit de s’adresser à un public restreint, puis d’élargir celui-ci lors de ses allocutions ultérieures.
Réception, portée et postérité de l’Appel
La question qui semble essentielle lorsque l’on s’attache à la diffusion de l’Appel est celle du public qui a pu l’entendre. Le Général choisit la radio car, à cette époque, elle est considérée comme un moyen de communication moderne qui permet de toucher un large public. En effet, on compte près de 5 millions de postes de radio à la veille de la Seconde Guerre mondiale en France, ce qui fait que près d’un Français sur deux peut avoir accès à ce vecteur d’informations (Jeanneney, 1999). Par la suite, le Général utilise massivement la radio depuis Londres, d’où son surnom de « Général-micro » dans l’opinion publique, utilisé d’ailleurs à ses dépens par le régime de Vichy pour le dénigrer.
Pourtant, même si la BBC émet dans le nord et l’ouest de la France, il est impossible de donner une estimation du nombre de Françaises et de Français qui ont réellement entendu le général de Gaulle au soir du 18 juin. La plupart des historiens qui ont évoqué la question de la réception de l’Appel dans leurs travaux s’accordent à dire que le public qui l’entendit fut peu nombreux (Roussel, 2002 : 130). Ainsi, Jean-Pierre Rioux (2000 : 50) écrit : « Bien peu entendront là-bas, en France moribonde, ce général inconnu qui renaît lui aussi en appelant toutes les âmes trempées à résister ». En effet, face à la débâcle en métropole, le public potentiel avait sans doute d’autres priorités qu’écouter la BBC, à l’inverse des Français installés en Angleterre qui ont prêté une oreille attentive à l’Appel du 18 juin.
Alors que le général de Gaulle avait choisi l’allocution radiophonique pour se mettre « symboliquement sur un pied d’égalité avec le gouvernement légal » (Leroux, 2006 : 593) et pour augmenter la portée de son message, c’est paradoxalement par voie de presse que le public prend plus largement connaissance de l’Appel. Ainsi, dès le 19 juin, de nombreux quotidiens qui paraissent en zone non envahie reproduisent le texte de l’allocution gaullienne, à l’instar du Petit Provençal, de Marseille-Matin et du Progrès de Lyon. Enfin, il ne faut pas négliger la diffusion de l’Appel au sein du public par le bouche à oreille (Privat, 2017), notamment après le 22 juin 1940, date de la signature de l’armistice par la France, où ce texte sert de référence à ceux qui souhaitent entretenir la flamme de la Résistance.
De fait, l’Appel du 18 juin est à la fois l’acte fondateur de la France libre et de la Résistance, mais peut également être interprété à l’été 1940 comme un signe de mobilisation pour un public déboussolé par la débâcle. Cette allocution serait peut-être restée dans l’oubli si le public n’en avait pas fait a posteriori le point de départ de la résistance à l’occupant et au régime de Vichy. Ainsi, le 18 juin 1944, lorsque le général de Gaulle s’adresse à Alger aux membres de l’Assemblée consultative provisoire, il peut déclarer : « Si l’appel du 18 juin a revêtu sa signification, c’est simplement parce que la nation française a jugé bon de l’écouter et d’y répondre » (Piketty, 2006 : 50).
Point de départ de la Résistance, cette allocution a contribué à donner une légitimité publique à celui qui n’était alors que général de brigade à titre temporaire. Si l’Appel peut être considéré comme une borne témoin de l’histoire politique française, les commémorations publiques de cet événement qui se succèdent depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale témoignent d’une sorte de rencontre entre un public, son histoire et une personnalité publique, qualifiée de « plus illustre des Français » par René Coty (1882-1962) dans le contexte des événements de mai 1958.
Avec l’Appel du 18 juin, le général de Gaulle s’était assigné une mission : faire en sorte que la France soit encore présente dans la guerre et lui assurer une place honorable à la table des vainqueurs. C’est surtout à la Libération et dans les années ultérieures, une fois l’histoire de la Seconde Guerre mondiale passée au crible des travaux des historiens que le public s’est rendu compte de l’acte fondateur de cette allocution pour la Résistance. Comme a pu l’écrire Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1917-2015 ; 1996 : 960), résistant et historien : « La libération de Paris et le sacre populaire du 26 août 1944 qui investit de Gaulle des Champs-Élysées à Notre-Dame achèvent de donner son sens au 18 Juin : L’aventure annoncée est devenue épopée ». Aux yeux du public national et international, le général de Gaulle incarne alors le visage de la victoire et une certaine idée de la France.
Crémieux-Brilhac J.-L., 1996, La France libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard.
Crémieux-Brilhac J.-L., 2010, L’Appel du 18 juin, Paris, A. Colin.
Delpla F., 2000, L’Appel du 18 juin 1940, Paris, Grasset.
Jeanneney J.-N., 1999, L’Écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette.
Lacouture J., 1984, De Gaulle, t. 1, Le Rebelle, Paris, Éd. Le Seuil.
Leroux B., 2006, « 18 juin 1940 : l’Appel du général de Gaulle », pp. 592-593, in : Marcot F., Leroux B., Levisse-Touzé Ch., dirs, Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, R. Laffont.
Oulmont Ph., dir., 2011, Les 18 juin. Combats et commémorations, Bruxelles, A. Versaille.
Piketty G., 2006, « Appel du 18 juin 1940 », pp. 47-51, in : Andrieu Cl., Braud Ph., Piketty G., dirs, Dictionnaire de Gaulle, Paris, R. Laffont.
Privat J.-M., 2017, « Bouche à oreille », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/bouche-a-oreille/.
Rémond R., 1995, « De Gaulle », pp. 561-567, in : Azéma J.-P., Bédarida F., dirs, 1938-1948, les années de tourmente. De Munich à Prague : dictionnaire critique, Paris, Flammarion.
Rioux J.-P., 2000, De Gaulle. La France à vif, Paris, Hachette, 2005.
Roussel É., 2002, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard.
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