En 2007, Matthias Müller et Christophe Girardet composent une œuvre, Play, en montant des extraits de films hollywoodiens des années 1950 et 1960, permettant de visualiser plusieurs réactions de publics dans un théâtre, une salle de concert, etc., sans que nous voyions la scène qui polarise le public. Les personnages-acteurs applaudissent, se tiennent debout, se rassoient, écoutent, ont des moments d’angoisse, etc., en fonction de ce qui se déroule devant eux. Où l’on voit les spectatrices et spectateurs réagir aux propos ou aux scènes proposées d’une manière personnelle, puis les réactions se combiner ou « s’imiter », on parle même de magnétisme, et le public se mettre à un unisson émotionnel. On comprend rapidement que les applaudissements, sifflets aussi, expressions vocales et faciales appartiennent entièrement à la constitution esthétique du public moderne. Et cela se justifie, puisque la notion classique d’art d’exposition et les pratiques qu’elle induit vivent d’une adresse sensible au spectateur : approbations par applaudissements (applaudere : battre des mains), mais aussi manière de huer – ce terme qui inverse le précédent (explodere : chasser de la scène). La notion esthétique d’émotion l’indique elle aussi : ex motu, ce qui, en sortant de soi, se manifeste aux yeux des autres.
Une étude, moins des manières d’applaudir et de siffler du public artistique et culturel – elles varient en fonction des cultures, y compris à l’intérieur du monde occidental qui a fondé l’esthétique classique –, que des conditions de leur émergence, de leur signification esthétique, de leur mutation en passant du public restreint du xviiie siècle au public de l’époque des industries artistiques et culturelles, permet de cerner certains rapports des artistes à leur célébration par le public, la signification d’un espace public culturel, les magnétismes internes aux publics s’il y a lieu, mais aussi les truquages commerciaux dont la culture n’est pas exempte (les claques), et une infinité d’autres gestes culturels.
Des comportements culturels et historiques
Applause !, c’est le titre d’une comédie musicale américaine, adaptation du film All About Eve (Mankiewiecz, 1951). L’applaudissement est à la fois sanction pour un travail reconnu et constitution d’un collectif (le public) avant sa dissolution. Il indique souvent l’appréciation collective d’une performance, sans rien dire sur sa qualité (d’ailleurs, pour beaucoup, souvent confondue avec la popularité). Cela étant, afin d’en arriver là, il a fallu un long temps d’éducation, prouvant par ailleurs que les émotions et comportements esthétiques ne sont ni des phénomènes biologiques, ni des phénomènes « naturels ». Ni, comme on l’entend en contexte religieux, négatifs, ainsi que l’affirme encore Blaise Pascal : « Ainsi le juste ne prend rien pour soi du monde ni des applaudissements du monde, mais seulement pour ses passions » (Pensées diverses, fragment 11, xviie siècle).
Avant la constitution du public moderne, on va au spectacle, mais on n’écoute pas toujours ce qui s’y dit/fait. On approuve ou réfute les œuvres hiérarchiquement, et si le roi n’applaudit pas, nul n’a le droit d’applaudir, et s’il applaudit, on doit faire de même. On fait la cuisine dans les loges des théâtres, on parle sur la scène au milieu des comédiens, on n’enlève pas son chapeau bouchant la vue aux autres, le silence qui fait droit au spectacle ne s’y constitue pas, etc. Les artistes, les philosophes, les directeurs d’institutions fustigent ces mœurs inadéquates aux œuvres nouvelles et à l’idée inédite d’art. Des œuvres elles-mêmes indiquent comment convertir le « brouhaha » (Molière, Les Précieuses ridicules, 1659) en attitude plus régulée. Il a fallu apprendre que lorsqu’on apprécie certains « beaux endroits », c’est-à-dire les tirades ou monologues qui envoûtent le public, par exemple, on peut se satisfaire de ce que Antoine Furetière définit comme un « bruit sourd et confus qu’on entend dans les assemblées où l’on fait des discours publics et où l’on donne des spectacles, lequel témoigne l’admiration ou l’applaudissement des assistants quand il s’y trouve quelque chose d’éclatant et qui touche l’esprit » (Dictionnaire, 1650). Mais on demeure réticent, vis-à-vis des applaudissements et sifflements durant longtemps encore : « Ils claquent pour Gluck et font plus de bruit que tous les instruments de l’orchestre, que l’on entend plus. […] Quelquefois ces battements de mains vont jusqu’à la frénésie ; on y a joint depuis quelques temps les mots de bravo, bravissimo. On bat aussi des pieds et de la canne ; tintamarre affreux, étourdissant, et qui choque cruellement l’âme raisonnable et sensible qui quelquefois même en est l’objet » (Mercier, 1782 : 16). De même qu’Honoré de Balzac peut insister : « Quand le duo fut terminé, chacun était en proie à des sensations, qui ne s’expriment point par de vulgaires applaudissements » (Béatrix, 1839 : 394).
Le plaisir d’être vu ou entendu
Sans forcer le trait, il est aisé de situer la légitimation pratique des applaudissements et sifflets entre le Jean-Sébastien Bach des églises et le Mozart de la salle d’opéra ou de théâtre. Mais ce n’est pas sans qu’une limite entre en jeu. Ainsi Mozart dans une lettre à son père (non datée) : « Juste au milieu du premier Allegro, il y a tout un pasage [sic] que je savais bien devoir plaire : tous les auditeurs en furent transportés… et il y eut un grand applaudissement [sic]… Comme je savais bien, quand je l’écrivis, quel sorte d’effect [sic] il ferait, je l’avais ramené une seconde fois, à la fin ».
En un mot, s’agissant d’abord des créateurs, sans doute l’artiste fixe-t-il l’éternité de son regard, mais il ne déteste pas pour autant la gloire immédiate. D’une certaine manière, dès lors qu’art et publics sont corrélés, les applaudissements remplissent une fonction de miroir, qui n’est pas nécessairement narcissique. Jean-Jacques Rousseau le reconnaît : « Les applaudissements, les encouragements, les ris m’échauffaient, m’animaient », écrit-il dès le début de Les Confessions (1782 : 28). Projets d’avancement et de gloire ne sont pas insensibles à la réception des applaudissements associés aux dynamiques de l’admiration : « J’imaginais si peu que cela valût la peine d’être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de [mes hôtes], j’allais jeter au feu mes chiffons et n’y plus penser… mais ils m’excitèrent si bien, qu’en six jours mon drame fut écrit » (ibid.).
Pour que la gloire soit complète, néanmoins, il n’est pas nécessaire de chercher pour autant à séduire le public. Auguste de Villiers de l’Isle Adam pousse l’examen de ce trait au plus loin. Dans La Machine à gloire (1893), il raconte comment l’ingénieur Bathybius Bottom invente une machine « destinée à satisfaire ces personnes de l’un ou l’autre sexe, dites Auteurs dramatiques, qui, privées à leur naissance (par une fatalité inconcevable !) de cette faculté, désormais insignifiante, que les derniers littérateurs s’obstinent encore à flétrir du nom de Génie, sont néanmoins jalouses de s’offrir, contre espèces, les myrtes d’un Shakespeare, les acanthes d’un Scribe, les palmes d’un Gœthe et les lauriers d’un Molière » (ibid. : 61), sans introduire le public dans une salle. Elle applaudit mécaniquement dès qu’un acteur entre sur la scène. Plus besoin d’exhibition même, elle peut applaudir sans spectacle pour le seul plaisir individuel de celui qui se met en scène.
L’espace public culturel
Quant au public même, que l’œuvre soit en public ou qu’elle soit le public (Peter Handke, Outrage au public, 1966 ; Jérôme Bel, Cour d’Honneur, 2013), ce qui est « public » indique l’attention potentiellement consacrée à un ensemble de conduites, à des groupements d’individus corrélés à une œuvre. Dès lors les applaudissements et sifflets en font partie. Comme ils participent d’une sociabilité spécifique – « Tout à coup des applaudissements à faire crouler la salle accueillirent l’entrée en scène de la prima donna » (Balzac, 1830 : 1070) – et d’une vie sociale des œuvres. Les plaisirs et déplaisirs esthétiques sont inclus dans le champ de la culture depuis son édification moderne (Robinson : 2015). La beauté, au sens classique du terme, n’exclut pas du tout le plaisir, au contraire. Et la marque du plaisir ou déplaisir collectifs a pris la forme dont nous parlons ici. Entrer dans un exercice esthétique grâce à une œuvre, cela s’accomplit en vue d’une « satisfaction », que celle-ci soit ou non au rendez-vous sur l’axe évaluatif.
Certes, on peut se donner la peine d’en raffiner l’analyse – étude de l’intensité des plaisirs et des applaudissements, de la durée, de la fécondité et de l’étendue (Coudreuse : 1999) –, mais il est non moins intéressant de se pencher sur le cas paradoxal du refus des applaudissements (et des sifflets, justement). Alfred de Musset cultive le théâtre à lire plutôt qu’à aller voir parce que vexé des spectateurs qui ne lui ont pas donné leurs applaudissements, mais des sifflets et des lazzis (échec de La Nuit vénitienne, 1830). Il invente le Spectacle dans un fauteuil (titre d’un recueil de pièces, 1833).
Il convient aussi de dire un mot des silences impressionnants qui peuvent suivre ou poursuivre une œuvre. Après tout, les dictatures, en matière de culture, sont les championnes des applaudissements ciblés ou des silences imposés sur une œuvre. Comme si l’absence d’applaudissements, finalement, pouvait passer pour le signe d’un espace public culturel nié. Les philosophes de la critique de la culture n’ont pas tardé à comprendre que l’intégration dans la culture des manifestations du public était essentielle à la compréhension des politiques de la culture.
Dialectique individu-public
L’audition d’une œuvre d’art in vivo à la radio (concert, théâtre, opéra…) souligne la participation de divers bruits à la réalisation de l’œuvre : accès de toux, applaudissements, etc. Laissons les premiers de côté, et revenons sur les seconds. Le rapport à l’œuvre étant d’abord singulier, il reste que les applaudissements, les acclamations, les silences significatifs ou les sifflets vécus ensemble dans une sphère publique poussent à l’étude des comportements collectifs.
De nombreux chercheurs ont, dès les premiers travaux des sciences historiques, été fascinés par la suggestibilité de masse. Qu’il s’agisse de Gustave Le Bon (1885), Gabriel Tarde (1901), Sigmund Freud (1921), ou d’autres encore, la question, marquée au sceau de son temps – l’irrationalité des comportements de groupe – et de l’histoire des sciences sociales, est de savoir si la masse composant alors le public d’une institution culturelle a perdu la tête en applaudissant ou si ce comportement répond à quelques attentes, si dans le public s’évanouit la personnalité consciente du fait des liens collectifs, car dans un public s’imposeraient et se développeraient la suggestibilité, la fascination, la crédulité, l’exagération, l’intolérance, voire l’autoritarisme si on étend le propos à la foule politique.
Les présupposés de ces analyses – hésitant entre deux perspectives : le public compose « une agglomération d’hommes possédant des caractères nouveaux, fort différents de ceux de chaque individu qui la compose » (Le Bon, 1895 : 66), ou un lien qui « consiste non pas à s’harmoniser par leurs diversités mêmes, par leurs spécialités utiles les unes aux autres, mais à s’entre-refléter, à se confondre par leurs similitudes innées ou acquises en un simple et puissant unisson […] en une communion d’idées et de passions qui laisse d’ailleurs libre jeu à leurs différences individuelles (Tarde, 1901 : 49) » – n’ont cessé d’alimenter des distinctions dont nous sommes revenus : public actif, public passif, public aliéné, consommateur… toutes déterminations qui perpétuent les traditionnels effets du discours sur les passions humaines et les comportements collectifs de masse, et que certains répètent encore lorsqu’il s’agit de parler des masses de spectatrices et spectateurs qui applaudissent telle ou telle vedette dans un stade. La quantité passe alors pour le critère d’une qualité au point de séparer le spectacle pour les masses et le spectacle pour un public !
Mettons de côté le fait que pour guider le public, des grandes salles, depuis le xixe siècle, inventent les « claqueurs ». Des personnes chargées d’applaudir quand il le faut pour que les spectateurs sachent ce qu’ils doivent faire de leurs mains (Dubosc, 1897). Ceux-là, croqués par Gustave Doré par exemple, peuvent soutenir ou faire choir une pièce de théâtre par des manifestations bruyantes : des murmures flatteurs aux vivats en passant par les salves de cris d’enthousiasme.
Mais il s’agit d’autre chose, dans le cas qui nous occupe. Les analystes oublient trop souvent que le rapport esthétique a une légitimité esthétique et plusieurs dimensions : le rapport à l’œuvre, le rapport à soi du spectateur, le rapport constitutif d’un public (momentané) et le rapport interne au public. Autrement dit, la partie ne se joue pas entre individu et masse, elle ne se joue pas non plus comme un cas d’agrégation d’individus atomisés. Elle déploie une multitude de médiations, par lesquelles les participants à un spectacle ont toutes les raisons de s’engager dans la perspective d’une fin momentanément partagée. Le public n’advient pas dans et par l’œuvre sans renvoyer à des choix, à des adhésions à une proposition faite par un artiste ou un écrivain. Les applaudissements ne sont pas les stigmates d’un délire, ni le résultat d’une contagiosité des pulsions, mais la manifestation publique d’une ressource dont le public dispose même si celle-ci se concrétise par un répertoire d’action restreint.
Balzac H. de, 1830, Sarrasine, in : La Comédie humaine, t. VI, Paris, Gallimard, 1977.
Balzac H. de, 1839, Béatrix, in : La Comédie humaine, t. II, Paris, Gallimard, 1976.
Coudreuse A., 1999, Le Goût des larmes au xviiie siècle, Paris, Desjonquières, 2013.
Dubosc G., 1897, La Claque et les claqueurs, Première parution dans le Journal de Rouen du 17 octobre. Texte établi sur l’exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d’histoire et de mœurs normandes, 6e série, publié à Rouen chez Defontaine en 1929.
Freud S., 1921, Psychologie collective et analyse du moi. Accès : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_2_psy_collective/psycho_collective.html.
Genette G., 1997, L’Œuvre de l’art, Paris, Éd. Le Seuil.
Le Bon G., 1895, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, 1988.
Mercier L.-S., 1782, Tableau de Paris, Amsterdam, s.n.
Musset A. de, 1830, La Nuit vénitienne, s.l., s.n.
Musset A. de, 1833, Spectacle dans un fauteuil, in : Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1990.
Pascal B., Pensées diverses, in : Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard.
Robinson J., 2015, Deeper than reason. Emotions and its role in literature, music, and art, Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 113-116 [extrait traduit de l’anglais par A. Gefen, 2015, « Analytique (approche)”, in : Bernard M., Gefen A., Talon-Hugon C., dirs., Arts et émotions. Dictionnaire, Paris, A. Colin].
Rousseau J.-J., 1782, Les Confessions, in : Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1959.
Tarde G., 1901, L’Opinion et la foule, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
Villiers de l’Isle Adam A. de, 1893, La Machine à gloire, Paris, Calmann-Lévy.
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