Arc-en-ciel (drapeau)


 

Emblème LGBT+ mondialement reconnu, le premier drapeau arc-en-ciel flotta dans les airs de San Francisco le 25 juin 1978, lors du Gay Freedom Day [jour de la libération gaye] – qu’on nomme désormais « Pride » [fierté] ou « Marche des fiertés » – qui commémore les émeutes du Stonewall Inn qui ont eu lieu le 28 juin 1969. Depuis, d’innombrables drapeaux arc-en-ciel sont brandis fièrement chaque année lors de manifestations militantes et festives par des manifestant·es issu·es des minorités sexuelles, transgenres et/ou intersexes, ainsi que par leurs allié∙es LGBT-friendly. Pour autant, le drapeau arc-en-ciel ne fait pas l’unanimité et plusieurs modifications ont été portées à son design afin d’y inclure des personnes issues de catégories de genre, de sexe ou de sexualité qui ne se reconnaissent pas ou plus dans ce symbole prétendument universel, de même que les personnes LGBT+ racisées et celles qui se revendiquent d’un militantisme queer plus radical.

Le drapeau arc-en-ciel est-il donc (encore) en capacité d’inclure tous les publics qu’il est censé représenter ? C’est à cette question que tente de répondre cette notice, revenant sur l’histoire de ce symbole important pour les communautés LGBT+, mais qui est depuis quelques années la cible de critiques ayant entraîné plusieurs re-design. Il s’agit en particulier de comprendre ce que l’on reproche à cet arc-en-ciel qui se voulait pourtant au départ inclusif et respectueux des identités de chacun·e, et d’analyser les stratégies employées par les personnes issues de ces communautés mais qui ne se reconnaissent pas ou plus dans ce drapeau pour revendiquer leur existence et leurs revendications, tout en faisant avec son succès mondial et son emploi massif lors des événements LGBT+.

Des manifestant·es brandissant des drapeaux arc-en-ciel lors d’une Marche des fiertés, États-Unis, date inconnue. Source : rawpixel (CC0).

Des manifestant·es brandissant des drapeaux arc-en-ciel lors d’une Marche des fiertés, États-Unis, date inconnue. Source : rawpixel (CC0).

 

Together, we can start living in a Rainbowland : histoire(s) d’un emblème LGBT+

En 1978, l’homme politique américain et militant gay Harvey Milk (1930-1978) exprimait son désir de voir les communautés homosexuelles se doter de leur propre emblème, qui ne soit pas la récupération d’un stigmate mais qui émanerait des premier·ères concerné·es et qui serait étroitement lié à leur force d’agir (Marche, 2005). Jusqu’alors, gays et lesbiennes utilisaient le triangle rose comme emblème, symbole qui toutefois renvoie à une histoire traumatique de l’homosexualité, en plus de ne pas être un emblème initialement créé et/ou choisi par la communauté homosexuelle. Faisant partie du système de catégorisation mis en place par les Nazi·es pour catégoriser les déporté·es considéré·es comme des ennemi·es du Troisième Reich (1933-1945), le triangle rose servait à identifier les hommes homosexuels – seules quelques lesbiennes portèrent le triangle rose (Tamagne, 2006) –, que l’État Nazi pensait nuisibles à l’accroissement de la population en même temps qu’ils sapaient l’autorité (Schlagdenhauffen, 2011).

L’artiste san-franciscain Gilbert Baker (1951-2017), considéré comme le créateur du drapeau arc-en-ciel, explique avoir proposé à H. Milk un drapeau arc-en-ciel à huit bandes horizontales, attribuant à chacune des couleurs un des aspects des identités gayes et lesbiennes : rose pour la sexualité, rouge pour la vie, orange pour la santé, jaune pour la lumière du soleil, vert pour la nature, turquoise pour la magie et l’art, indigo pour l’harmonie, violet pour l’esprit. Toutefois, il semble que le symbole vaille davantage pour sa polychromie, symbolisant à la fois la diversité et l’unité : « Un arc-en-ciel nous va bien. Il vient de la nature. Il nous relie à […] toutes les couleurs, toutes les couleurs de la sexualité » (UCLA Film et Television Archive, 2017). Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que ce phénomène lumineux était associé à l’idée d’union et de diversité, puisque l’Alliance coopérative internationale s’était déjà dotée d’un emblème arc-en-ciel à sept bandes dès 1924 (International co-operative alliance, s. d.). Il semble même que l’arc-en-ciel ait été un signe de reconnaissance pour certaines personnes homosexuelles en France dès le début du XXe siècle : l’écrivain Henry Gauthier-Villars dit Willy (1859-1931 ; 1927 : 135), décrivait ainsi des voyous « arborant foulards arc-en-ciélés » dans la rue de Lappe à Paris.

Version originale du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 8 bandes : rose, rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 1978. Source : wikimedia (domaine public).

Version originale du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 8 bandes : rose, rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 1978. Source : wikimedia (domaine public).

 

En réalité, ce n’est pas un mais deux drapeaux qui furent fabriqués par une trentaine de militant·es gays et lesbiennes au Gay Community Center de San Francisco, avec l’objectif de les hisser sur deux mâts de l’United Nation Plaza lors du Gay Freedom Day. Le premier avait donc les huit bandes de couleur, commençant en haut par le rose ; le second avait les mêmes bandes, mais positionnées dans l’ordre inverse (violet en haut, rose en bas) et, présentait en plus un rectangle de tissu bleu foncé couvert d’étoiles blanches, disposé sur le coin supérieur gauche du drapeau, comme celui des États-Unis (UCLA Film et Television Archive, 2017). L’histoire ne retiendra toutefois que la première version, la seconde étant certainement trop liée aux États-Unis et donc difficilement transposable dans d’autres pays. Elle ne retiendra également qu’un créateur, G. Baker, ce que conteste Lynn Segerblom, artiste teinturière aussi connue sous le nom de Faerie Argyle Rainbow, qui revendique le design des drapeaux tout en rappelant que la réalisation des premiers exemplaires s’est faite collectivement :

« [G. Baker] était un très bon promoteur, et je lui reconnais tout le mérite du monde pour avoir rendu le drapeau arc-en-ciel international. Il a rendu un grand service et c’était un homme très talentueux et créatif, mais il n’aurait jamais pu faire tout le travail à lui tout seul ; personne n’aurait pu le faire » (Bernadicou, Coats, s. d.).

Par la suite, G. Baker voulut produire industriellement le drapeau afin de répondre à la demande qui s’accroissait suite à l’assassinat de H. Milk le 27 novembre 1978. L’arc-en-ciel perdit alors sa bande rose, aucun·e fabricant·e ne disposant de la couleur qui n’était présente sur aucun des drapeaux existant à l’époque (UCLA Film et Television Archive, 2017). Le drapeau subit une nouvelle transformation en 1979, lorsque le comité d’organisation de la Marche des fiertés de San Francisco décida de diviser le drapeau en deux afin de border la route du défilé, ce qui nécessitait donc un nombre pair de bandes : les bandes turquoise et indigo ont alors été remplacées par une unique bande bleue (ibid.).

Seconde version du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 7 bandes : rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 1978. Source : Domaine public.

Seconde version du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 7 bandes : rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 1978. Source : Domaine public.

 

Version originale du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet), 1979. Source : wikimedia (domaine public).

Version originale du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet), 1979. Source : wikimedia (domaine public).

 

Désormais, c’est sous cette forme à six bandes que le drapeau arc-en-ciel est mondialement (re)connu, d’abord comme emblème gay et lesbien, puis, plus largement, comme emblème LGBT+. On doit cette popularisation à G. Baker, qui a assuré la visibilisation du drapeau à l’échelon international, notamment à travers des événements de grande ampleur. Celui de 1994 est peut-être de loin celui qui joua le plus grand rôle dans l’internationalisation du drapeau : pour les 25 ans des émeutes de Stonewall, la ville de San Francisco demanda à G. Baker de créer le drapeau arc-en-ciel le plus long du monde, ce qu’il réalisa après plusieurs mois de travail avec des volontaires. D’une longueur d’un mile (1,6 km) pour une largeur de 30 pieds (9,1 m), le drapeau fut découpé après la Marche des Fiertés en bandes de 30 centimètres de large, qui ont été distribuées et disséminées dans le monde (Hayes, 2010). Le drapeau arc-en-ciel est depuis devenu un emblème massivement employé et un emoji lui est même consacré depuis novembre 2016 : ?️‍? (Davinsen, 2016).

 

Les couleurs manquantes de l’arc-en-ciel : un emblème en quête (de plus) d’inclusivité

Malgré un succès retentissant à l’international, il semble que le drapeau arc-en-ciel ait avec le temps perdu de sa capacité à représenter la diversité des communautés LGBT+, entraînant des transformations dans son design. En 2017, il fut ainsi augmenté de deux bandes noire et marron à l’occasion de la Marche des fiertés de Philadelphie, afin de représenter les personnes racisées issues des communautés noires et latines. En visibilisant les minorités raciales au sein de la communauté LGBT+, ce nouveau drapeau a aussi pour but de visibiliser le racisme dont elles sont victimes et contre lequel la communauté LGBT+ doit aussi lutter (Philadelphia Commission of Human Relation, 2017). Ovationné par les premier·ères concerné·es – et bien au-delà de Philadelphie, puisqu’il flottait aussi sur la Marche des fiertés de Paris dès 2017 –, ce nouveau drapeau fut cependant critiqué par d’autres car il représente des communautés en particulier. Renvoyant à l’expression black and brown people, les deux couleurs ajoutées confèrent en effet à des catégories de race, alors que les autres couleurs furent initialement choisies pour être symboliquement celles des expériences universelles de la vie ; ce serait toutefois nier que le racisme fait partie intégrante de l’expérience de la vie des personnes racisées – y compris en dehors des États-Unis (El-Hage, Edward, 2016 ; Trawalé, 2018).

Version inclusive du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 8 bandes : noir, marron, rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet) par la ville de Philadelphie et l’agence Tierney, 2017. Source : Domaine public.

Version inclusive du drapeau arc-en-ciel LGBT+ (à 8 bandes : noir, marron, rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet) par la ville de Philadelphie et l’agence Tierney, 2017. Source : Domaine public.

 

En juin 2018, Daniel Quasar, designer numérique, proposa une autre variation du drapeau arc-en-ciel : appelé « Progress Pride Flag » [Drapeau des fiertés progressiste], il contient, en plus des 6 bandes du drapeau initial, cinq bandes supplémentaires placées en chevron le long de la hampe, reprenant les bandes noire et marron du drapeau philadelphien, ainsi que trois bandes blanche, bleu clair et rose, issues du drapeau des fiertés transgenres – créé en 1999 par la militante transgenre Monica Helms. Cette version se veut en ce sens plus inclusive encore, puisque représentant explicitement les personnes racisées, les personnes transgenres et non binaires, mais aussi les personnes porteuses du VIH et celles mortes du sida, symboliquement incluses dans la bande noire – qui a donc désormais une double signification (Quasar, 2018). D. Quasar fait ainsi référence au Victory Over AIDS flag, autre variation du drapeau de G. Baker qui aurait été créé par un groupe militant de San Francisco, par ajout d’une bande noire au bas de l’arc-en-ciel à six bandes pour représenter les victimes du VIH/sida (Cage, 2003 : 45).

Progress Pride Flag (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet ; chevron à 5 bandes : noir, marron, bleu clair, rose, blanc) par Daniel Quasar, 2018. Source : wikimedia (domaine public).

Progress Pride Flag (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet ; chevron à 5 bandes : noir, marron, bleu clair, rose, blanc) par Daniel Quasar, 2018. Source : wikimedia (domaine public).

 

En mai 2021, c’est un nouveau chevron jaune orné d’un cercle violet qui a été ajouté par Valentino Vecchietti, militant·e de l’Intersex Equality Rights UK (2021), reprenant ainsi les couleurs du drapeau des fiertés intersexes – créé en 2013 par Morgan Carpenter. Une fois de plus, l’objectif est d’accorder plus de visibilité aux personnes intersexes, qui sont sous- et mal-représentées au sein des communautés LGBT+. L’histoire des personnes intersexes est à la fois commune et distincte des homosexualités et des transidentités, faisant de l’inclusion de l’intersexuation au sein du signe LGBT+ une source de tensions. Plusieurs personnes intersexes craignent ainsi que cette inclusion ne se fasse au détriment des revendications qui leurs sont propres, comme la lutte contre les interventions médicales non-désirées pour rectifier un appareil génital « hors-normes » (Carpenter, 2021). Cependant, pour le sociologue David A. Griffiths (2023), la question n’est pas tant de savoir s’il faut inclure l’intersexuation au sein du sigle LGBT+, mais de « faire face au fait que le “I” [(personnes) intersexes] a toujours fait partie du terrain LGBTQ, mais que ni les politiques d’identité LGBT, ni les théories ou politiques Q [queeres] n’ont rendu justice au “I” » ; ce que cette dernière version du drapeau arc-en-ciel tente de manifester.

Progress Pride Flag (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet ; chevron à 6 bandes : noir, marron, bleu clair, rose, blanc, jaune avec un cercle violet) par Daniel Quasar, 2018. Source : wikimedia (domaine public).

Progress Pride Flag (à 6 bandes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet ; chevron à 6 bandes : noir, marron, bleu clair, rose, blanc, jaune avec un cercle violet) par Daniel Quasar, 2018. Source : wikimedia (domaine public).

 

Somewhere over the rainbow : institutionnalisation et marchandisation du drapeau arc-en-ciel

Outre son manque d’inclusion, on reproche aussi au drapeau arc-en-ciel d’avoir perdu le caractère subversif qu’avaient initialement les mouvements gays et lesbiens auxquels il était associé dans les années 1960 et 1970 (Marche, 2005). Depuis les années 1990, il englobe un public plus large désigné par les sigles LGBT puis LGBT+, qui ont été adoptés suite aux revendications d’inclusion de personnes ne se reconnaissant pas pleinement dans une identité collective définie en termes d’homosexualité – voire d’homosexualité masculine uniquement (ibid.). On reproche notamment à l’actuel mouvement LGBT+ de porter aux agendas institutionnels des revendications qui, dans bien des cas, ne concernent que les gayes et les lesbiennes, reléguant au second plan les problèmes rencontrés par les personnes transgenres ou intersexes (Lorenzi, 2015 : 47). Des militant·es queer·es s’opposent ainsi à ces stratégies politiques qui visent l’obtention des mêmes droits que les personnes hétérosexuelles – tels que le mariage ou l’adoption – plutôt que de remettre en cause les normes hétérosexuelles à l’origine des discriminations LGBT-phobes et de l’exclusion des personnes LGBT+ (Bourcier, 2017). Les luttes queeres contre les normes hétérosexuelles se doublent donc de celles contre l’homonormativité, qui reposent sur la reproduction des normes et des valeurs de l’hétérosexualité au sein même de l’homosexualité : le couple, la famille, mais aussi la conservation des stéréotypes de genre – ce qui inclut le rejet de la folle – à l’apparence et l’attitude efféminées – chez les gays ou de la butch – à l’apparence et l’attitude masculines – chez les lesbiennes (Bourcier, 2002).

Les militant·es queer·es ne se reconnaissent donc pas dans le drapeau arc-en-ciel, ni dans ses variations des années 2010, lui préférant un autre emblème : le rose, couleur fortement associée aux luttes et aux identités queeres (Bideaux, 2021 : 773-775). Le rose s’oppose ainsi à l’arc-en-ciel comme queer s’oppose à LGBT+, le mot « queer » et le sigle « LGBT » ne devant pas être considérés comme des exacts synonymes. Là où LGBT+ est descriptif et englobe les personnes non hétérosexuelles, non cisgenres et non intersexes, « queer », polysémique, a une dimension davantage politique, définissant une position contre la norme hétérosexuelle et qui vise à sa déconstruction (Halperin, 1995 : 62). Le terme s’oppose à straight, que la féministe Monique Wittig (1935-2003) définissait comme une oppression intellectuelle, verbale et physique de toute contestation et de toute alternative à l’hétérosexualité (1980), et qu’on pourrait résumer comme faisant référence à la norme hétérosexuelle. La chercheuse en études culturelles Marie-Émilie Lorenzi (2015 : 184) constate ainsi que « [l]’opposition rainbow flag/rose, loin d’être anodine, soulève des divergences entre deux manières de concevoir le militantisme ». Du côté LGBT+, on a ainsi recours à l’emblème arc-en-ciel qui fait immédiatement signe pour une grande majorité de personnes LGBT+ ; du côté queer, on use plus volontiers du rose, couleur qui évoque la stigmatisation et le rejet des minorités sexuelles. Jouant principalement sur l’incompatibilité conceptuelle et symbolique entre le rose symbole du féminin et de féminité, et le masculin et la masculinité (Bideaux, 2021 : 661-681), le rose fait ainsi référence au triangle rose de la déportation, mais aussi aux caricatures homosexuelles dans la culture populaire – parfois reprises par les concerné·es lors d’événements militants –, ou à l’esthétique revendiquée de certain·es artistes queer·e et/ou drag.

Manifestation pour la défense des retraites, Paris le 7 mars 2023. Source : Jeanne Menjoulet, Flickr (CC BY 2.0).

Manifestation pour la défense des retraites, Paris le 7 mars 2023. Source : Jeanne Menjoulet, Flickr (CC BY 2.0).

 

Trixie Mattel, « Pink Makeup Show & Tell with Darian Darling », 2020. Source : Youtube.

On reproche aussi au drapeau arc-en-ciel son lien assumé avec le consumérisme : No rainbow capitalism [pas d’arc-en-ciel capitaliste] est d’ailleurs un des slogans des groupes queers lors des manifestations LGBT+. Professeur de civilisation américaine, Guillaume Marche (2005) précise en effet que « de symbole militant il est, dans une large mesure, devenu symbole marchand, motif multicolore que l’on retrouve sur toute une gamme de produits de consommation, du T‑shirt au bijou et du porte‑clé au distributeur de savon liquide pour la salle de bains ». Le drapeau arc-en-ciel est même devenu l’avatar du progressisme de grandes entreprises, qui le brandissent chaque année en juin lors du « Mois des fiertés » censé célébrer les identités LGBT+. Critique d’un tel usage marketing de leur emblème, la communauté LGBT+ l’a tourné en dérision sur les réseaux sociaux, dans des mèmes qui se moquent de l’intérêt calendaire de certaines marques pour les problématiques LGBT+, qui se parent en juin des couleurs de l’arc-en-ciel dans le seul but de conquérir ce public, pour s’en débarrasser dès juillet jusqu’à l’année suivante.

Militant·es queer·es lors de la Marche des Fiertés de Dublin, 4 juillet 2016. Source : Aloyisius. Source : Wikimedia commons (CC BY SA 4.0).

Militant·es queer·es lors de la Marche des Fiertés de Dublin, 4 juillet 2016. Source : Aloyisius. Source : Wikimedia commons (CC BY SA 4.0).

 

Mème parodiant l’implication calendaire de certaines entreprises dans le Pride Month. Source : imgflip.com.

Mème parodiant l’implication calendaire de certaines entreprises dans le Pride Month. Source : imgflip.com.

 

Mème parodiant l’implication calendaire de certaines entreprises dans le Pride Month, date inconnue [ca. 2020].

Mème parodiant l’implication calendaire de certaines entreprises dans le Pride Month, date inconnue [ca. 2020].

En effet, si une entreprise veut signifier son support aux communautés LGBT+, le drapeau est un moyen de rendre visible cette volonté, mais insuffisant pour constituer le statut d’alliée. Si de telles campagnes offrent de la visibilité aux personnes LGBT+ et peuvent avoir quelques retombées positives – notamment en termes de tourisme (Ram et al., 2020), mais aussi sur la portée des luttes LGBT+ (Servel, 2016) –, elles vident toutefois aussi leurs luttes, leur discours et leurs expériences de vie minoritaires de leur essence, au profit de groupes économiques qui exploitent leurs histoires collectives et personnelles dans le seul but de générer du profit. De plus, un tel marketing tend à favoriser les plus à même de participer à l’économie de marché, soit les hommes gays blancs cisgenres issus des classes moyennes et supérieures, soulignant de nouveau le manque d’inclusivité de cet arc-en-ciel.

 

Faut-il brûler le drapeau arc-en-ciel ? La force d’un symbole

Son incapacité à rassembler toutes les personnes LGBT+, sa récupération politique homonormative et sa prolifération marketing sont peut-être le signe que le drapeau arc-en-ciel n’est plus en adéquation avec le(s) public(s) LGBT+ qu’il est supposé représenter et rassembler. Quelques temps avant sa mort, G. Baker avait d’ailleurs lui-même ajouté une neuvième bande de couleur mauve symbolisant la diversité au drapeau original, comme un vain aveu de l’incapacité de cet emblème désormais trentenaire à s’adapter aux évolutions de la société en termes de reconnaissance des identités LGBT+. La communauté LGBT+ n’a en effet de cesse de se subdiviser en de nouvelles catégories disposant chacune de leurs particularités – les personnes abrosexuelles (dont l’orientation sexuelle varie dans le temps), bigenres (s’identifiant à deux catégories de genre), gray-sexuelles (à faible libido)… – et de leur drapeau ; il apparaît dès lors difficile, sinon impossible, de trouver un emblème commun, à moins de ne créer un drapeau LGBT+ réunissant tous ces emblèmes, comme le propose avec sérieux Microsoft (2022), ou comme s’en moquent les réseaux sociaux dans des mèmes.

Dernière version du drapeau arc-en-ciel LGBT+ proposée par Gilbert Baker (à 9 bandes : mauve, rose, rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 2017. Source : Domaine public.

Dernière version du drapeau arc-en-ciel LGBT+ proposée par Gilbert Baker (à 9 bandes : mauve, rose, rouge, orange, jaune, vert, turquoise, indigo, violet), 2017. Source : Domaine public.

 

Un des possibles drapeaux LGBT+ réalisable grâce à l’outil de Microsoft, 2022.

Un des possibles drapeaux LGBT+ réalisable grâce à l’outil de Microsoft, 2022.

 

Mème parodiant les ajouts successifs de couleurs au drapeau arc-en-ciel LGBT+, date inconnue [ca. 2021].

Mème parodiant les ajouts successifs de couleurs au drapeau arc-en-ciel LGBT+, date inconnue [ca. 2021].

Pourtant, si le drapeau arc-en-ciel semble obsolète pour certain·es qui cherchent de nouveaux symboles plus inclusifs et/ou plus subversifs, c’est quasi toujours de cet idéal « arc-en-ciélé » de diversité et d’unité qu’ils sont construits. Plus que tous les autres emblèmes LGBT+ et/ou queer, le drapeau arc-en-ciel est l’incarnation d’idéaux de liberté et d’égalité pour tou·tes qu’il convient encore et toujours de protéger. En effet, il est une cible symbolique de choix pour exprimer son homophobie : interdit dans certaines écoles aux États-Unis (Kumamoto, 2023), effacé des produits de consommation en Algérie (Ben Salem, 2023) ou brûlé dans la ville de Fribourg (Schlaepfer, 2023), s’attaquer à l’arc-en-ciel revient à s’en prendre à toutes les personnes LGBT+ qu’il représente, en leur refusant la visibilité plus que nécessaire pour revendiquer leur existence et leurs droits. À l’inverse, résister à ces attaques et maintenir le drapeau dans l’espace public, c’est soutenir ces mêmes personnes : ce fut le cas en 2019, lorsque – face à de nombreuses critiques – la mairie de Paris a rendu définitif l’ajout d’arcs-en-ciel le long des passages piétons du quartier du Marais (Hidalgo, 2019), ou lorsque des joueurs et des membres du public ont porté les couleurs de l’arc-en-ciel dans les stades lors de la coupe du monde de football au Qatar en 2022, dans lesquels elles avaient été initialement bannies par la FIFA (Fédération internationale de football association) pour respecter les mœurs du pays musulman (Sands, Hudson, 2022). Peut-être subira-t-il encore de nombreuses évolutions, mais toujours est-il que le drapeau arc-en-ciel est encore à ce jour le seul à même de signifier dans leur ensemble les minorités LGBT+, qu’on souhaite en célébrer les identités et revendiquer leurs droits, ou qu’on désire, par la destruction, manifester sa haine LGBT-phobe.

Passage piéton arc-en-ciel dans le quartier du Marais, Paris, juillet 2018. Source : Exilexi, via Wikimedia commons (CC BY 4.0).

Passage piéton arc-en-ciel dans le quartier du Marais, Paris, juillet 2018. Source : Exilexi, wikimedia (CC BY 4.0).

 


Bibliographie

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Auteur·e·s

Bideaux Rose K.

Laboratoire d’études de genre et de sexualité Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis Centre français de la couleur

Citer la notice

Bideaux Rose K., « Arc-en-ciel (drapeau) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 01 juin 2023. Dernière modification le 02 juin 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/arc-en-ciel-drapeau.

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