Origines multiples de la notion d’arène
La notion d’arène est issue de plusieurs champs de recherche attachés à des disciplines différentes, dont la science politique, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication ou encore l’anthropologie. Cette diversité des origines de la notion rend difficile d’en retracer la généalogie exacte, mais il est possible d’en illustrer les principaux usages et d’en dégager les principales caractéristiques. Globalement, l’arène trouve à s’employer dans le cadre de l’étude d’objets et de problématiques aussi divers que l’espace public, les mobilisations collectives et les problèmes publics et, plus récemment, la démocratie participative.
En science politique, on en trouve trace chez Frederick G. Bailey (1969) pour lequel l’arène renvoie de manière assez vague à des situations d’interaction ou de compétition. Circonscrite au domaine des politiques publiques, elle renvoie ultérieurement de manière plus élaborée à une scène politique d’interactions et de luttes institutionnelles où les ressources des groupes sociaux s’affrontent, « chaque type d’arène correspondant à une combinaison ou une “interaction” typique de ressources » (Dobry, 1986 : 117). Un tel effort de combinaison entre le politics et les policies sera particulièrement étayé dans l’ouvrage Arenas of Power de Theodore J. Lowi (1931-2017 ; 2009) qui défend l’idée selon laquelle chaque type de politique publique détermine une structure de compétition politique.
Mais c’est davantage l’arène publique qui a retenu l’attention des sciences sociales en tant que notion heuristique. Celles-ci partagent un constat identique quant au caractère inopérant du concept d’espace public pour penser la multiplicité des lieux où sont désormais débattues des questions a priori d’intérêt public. Parlements, tribunes dans la presse, débats télévisés ou radiophoniques, blogs, forums et réseaux sociaux constituent autant de lieux qui permettent la confrontation des opinions et exercent des contraintes différenciées sur la dynamique des débats, la structure des échanges et sur les processus décisionnels. Aux arènes institutionnalisées fonctionnant avec des règles bureaucratiques et qui font l’objet d’une reconnaissance légale s’opposent les arènes informelles au sein desquelles peut prendre forme l’opinion publique.
À la suite des travaux portant sur la construction et l’émergence des problèmes publics, et notamment l’article fondateur de Stephen Hilgartner et Charles L. Bosk (1988), Daniel Cefaï (1996) apporte une contribution extensive à la conceptualisation de l’arène publique initialement pensée à partir d’une enquête sur la sociologie des publics et une approche pragmatiste de la publicité. La sociologie de Chicago (avec notamment Robert E. Park [1864-1944], George H. Mead [1863-1931] ou Erving Goffman [1922-1982]), comme la philosophie de John Dewey (1859-1952), sont ainsi convoquées pour repenser le public au-delà des approches de l’espace public tel qu’il a pu être élaboré par Jürgen Habermas ou Hannah Arendt (1906-1975).
À ces derniers, et notamment à J. Habermas, avait déjà été reproché le manque de considération à l’égard des publics moins bourgeois qui ne fréquentaient guère les salons des classes européennes aisées du XVIIIe siècle. En effet, Nancy Fraser identifie à cette période des « contre-publics subalternes » conçus comme « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins » (Fraser, 2005 : 126). Toutefois, ceux-ci – apparemment par défaut de ressources culturelles, discursives et politiques propres – n’accèdent pas, ou ne cherchent pas à accéder, à l’espace public dominant. Il en va autrement des publics qui peuplent l’« espace public oppositionnel », qui disposent d’un potentiel émancipateur leur permettant de construire des formes alternatives de mise en débat des problèmes, à rebours de l’arène officielle investie par des acteurs aux intérêts et positions économiques dominants (Negt, 1972). En tout cas, l’espace public n’est pas un espace unifié, il est traversé de logiques conflictuelles qui donnent à voir différentes subjectivités et différents publics s’affrontant en vue d’imposer un sens dominant à tel ou tel problème ou événement susceptible de recevoir un traitement politique.
En premier lieu, la notion d’arène permet donc de considérer le caractère initialement fragmenté de l’espace public (François, Neveu, 1999). Une telle fragmentation a pu s’accélérer ces dernières années en raison notamment des évolutions médiatiques qui ont conduit à l’ouverture d’espaces à divers degrés de publicité, mais dont le coût d’entrée s’est singulièrement abaissé pour les individus ne maîtrisant pas jusqu’alors les codes de l’expression publique dans les espaces officiels. Parallèlement, pour la sociologie pragmatiste de l’action collective, il s’agit aussi de se défaire d’une approche des dynamiques collectives en termes de marché et de champs. Ainsi, pour D. Cefaï (2016), les mobilisations ne sont sujettes ni aux logiques du profit ni à celles de la domination entre groupes sociaux. Dans une perspective proche, Francis Chateauraynaud (2011) souhaite mettre à distance de tels paradigmes sociologiques en soulignant, d’une part, la variabilité des contraintes qui s’exercent sur les acteurs selon les arènes au sein desquelles ils évoluent et, d’autre part, l’existence de logiques d’interaction entre arènes qui conduisent à faire émerger des problèmes publics.
Matérialité et théâtralité des arènes
En second lieu, afin d’être qualifiée comme telle, l’arène doit présenter un certain nombre de caractéristiques, et celles-ci la distinguent assez radicalement d’un espace public au sens où des individus faisant un usage public de leur raison chercheraient à atteindre un consensus afin de résoudre un problème donné.
De fait, le travail continûment critique à l’égard de l’espace public a ouvert des perspectives pour l’étude des mobilisations collectives autour de controverses scientifiques et de problématiques de santé publique (Barbot, 1999 ; Dodier, 1999). Par exemple, pour Nicolas Dodier (ibid.), une arène se caractérise par des conditions d’accès spécifiques aux locuteurs ainsi qu’aux auditoires, des types d’argumentation et des supports d’inscription permettant de garder trace des discours produits. Aussi un même acteur peut-il développer une identité et une argumentation différentes selon l’arène dans laquelle il se produit : un élu ne mobilisera pas les mêmes registres de discours lors d’un forum économique ou lors d’un passage à la télévision.
Suivant cette logique selon laquelle un argument pourra être considéré comme valable par exemple dans une négociation mais non dans un débat public, F. Chateauraynaud (2011 : 143) met l’accent sur la diversité des arènes et en élabore les formes où les échanges d’arguments ont un rôle majeur, même s’ils n’ont pas la même portée. Ces formes sont caractérisées par quelques critères relativement simples. D’abord, l’arène est soumise à une contrainte dominante, qui agit sur les protagonistes et permet de réguler la discussion. Par exemple, dans la forme du débat public, les discussions doivent être régies par une norme délibérative – dont la conception peut certes être variable, mais qui trace néanmoins les contours des arguments acceptables. Ensuite, chaque type d’arène se réfère à une instance, un arbitre. Par exemple, dans le débat politique, l’électeur jouera ce rôle d’arbitre qui sanctionnera la justesse de tel ou tel argument à travers les procédures en vigueur en démocratie destinées à désigner ses représentants (ultimement, le vote). Enfin, F. Chateauraynaud évoque le motif de clôture des discussions se déroulant dans l’arène. Par exemple, dans la conférence de citoyens comme dans le débat public, la procédure impose elle-même de mettre un terme aux échanges après un laps de temps donné au départ. Enfin, chaque type d’arène dispose d’un prototype qui rassemble les caractéristiques énoncées précédemment. Par exemple, le débat sur la Constitution européenne constitue un prototype de débat politique, alors que l’affaire Sokal constitue un prototype de polémique.
En creux, ces caractéristiques déterminent ce que n’est pas une arène, laquelle doit nécessairement avoir pour objet « la réalisation d’un bien public ou l’évitement d’un mal public » (Cefaï, 2016 : 45). Par ailleurs, et de manière contre-intuitive, toute arène n’est pas nécessairement publique. Certaines doivent demeurer privées ou semi-publiques afin de permettre l’émergence d’une parole politique ou sociale et alternative à celle ayant majoritairement cours dans les arènes médiatiques ou publiques les plus légitimes (Dalibert, Lamy, Quemener, 2016). Un tel constat peut avoir des conséquences méthodologiques lorsqu’il s’agit d’analyser le développement de contre-discours produits par ceux que N. Fraser appelle les contre-publics subalternes. Juliette Rennes souligne ainsi que de tels publics, qui ne peuvent exprimer leurs idées au sein des espaces publics ou médiatiques dominants, doivent être tracés au sein d’une pluralité de supports et de dispositifs existants ou constitués à des fins de recueil de leur parole :
« Archives associatives, policières, judiciaires ou privées, entretiens réalisés avec des activistes dans le cadre de la recherche, observation ethnographique d’espaces d’entre-soi militants où s’échangent des propos métadiscursifs sur ce qui peut être dit, et ce qui doit être tu, en dehors de ces espaces et où s’élaborent des revendications avant qu’elles ne se frayent un chemin vers des publics plus diversifiés » (Rennes, 2016 : 41).
De plus, la matérialité de l’arène joue un rôle décisif sur les formats argumentatifs et les rationalités déployés, le style et la nature des échanges entre participants (Badouard, Mabi, Monnoyer-Smith, 2016). Si les caractéristiques matérielles des espaces de débat conditionnent les prises de parole des acteurs, elles en conditionnent aussi la théâtralité et la dramaturgie. De ce point de vue, le développement de l’internet et des réseaux socionumériques renouvelle la réflexion sur les modes de présentation de soi qui sont au cœur des travaux de la sociologie interactionniste et donnent lieu à des modalités de prise de parole et des formes d’énonciation inédites. Dès lors, qu’elles se déroulent en face-à-face ou en ligne, les divers types d’arènes configurent de manière sensiblement autre les publics qui s’y manifestent et nouent des rapports de force qui peuvent trouver à s’exprimer de manière plus ou moins contenue (Monnoyer-Smith, 2006). Ainsi, à propos du débat organisé en 2009 par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur un centre de traitement des déchets ménagers à Ivry-sur-Seine, Clément Mabi et Laurence Monnoyer-Smith (2013) ont-ils pu montrer que certaines arènes étaient mobilisées par les participants en vue de légitimer leur position et mettre en scène leur mobilisation, alors que d’autres constituaient véritablement des espaces où ils développèrent leur argumentation. Si le maître d’ouvrage préférait largement investir les réunions publiques, les associations ont privilégié les espaces numériques tels que le blog, un système en ligne de question-réponse et un espace de commentaire des comptes rendus des réunions mis à disposition par la CNDP au sein desquels elles ont mis en œuvre un type d’argumentation spécifique.
Asymétrie des expressions publiques
Dans une arène, les acteurs peuvent être animés par divers motifs et ne cherchent pas tous à convaincre leurs audiences ou leurs interlocuteurs. La rationalité argumentative n’est pas le seul mode d’expression dans ces espaces qui peuvent aussi être des occasions pour les individus de manifester l’appartenance à telle ou telle communauté ou une préférence idéologique comme a pu le montrer Guillaume Carbou (2015) à propos des débats en ligne sur l’accident nucléaire de Fukushima.
En tout cas, la notion d’arène permet de dépasser la seule lecture stratégiste des actions des individus pour faire droit aux conflits, aux rapports de force, aux luttes qui balisent ces espaces de discussion. Mais tous les groupes ne disposent pas de ressources identiques pour faire valoir leurs intérêts : Philippe Juhem et Julie Sedel évoquent à ce propos une « distribution asymétrique des possibilités d’expression politique » (2016 : 15). En effet, l’arène est fondamentalement un dispositif asymétrique au sein duquel les capacités d’influencer les processus de définition des problèmes sont inégalement réparties. Dès lors, la question est de déterminer au terme de quelles opérations un discours devient un discours dominant et expulse les autres interprétations d’un fait, d’une situation ou d’un problème de l’espace du dicible.
En outre, les arènes numériques sont susceptibles d’accroître les capacités d’expression de nouveaux acteurs ou de favoriser l’émergence de nouveaux porte-paroles en charge de nouvelles causes (Couldry, 2012). Ainsi la blogosphère et surtout les réseaux socionumériques constituent-ils des terrains d’exercice de contestations qui peinent parfois à s’inscrire fermement sur l’agenda politique, mais dont l’ampleur médiatique rend désormais incontournable leur prise en charge : que l’on songe par exemple, au mouvement coagulé autour du hashtag #BlackLivesMatter contre le racisme systématique à l’encontre des Noirs aux États-Unis ou bien #MeToo contre le harcèlement sexuel partout en Europe et en Amérique du Nord.
Toutefois, les prises de parole dans des arènes numériques ne suffisent pas nécessairement à remettre en cause les hiérarchies existantes dans les espaces dominants. Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier (2015) montrent, à propos de la question de la prostitution, que les arènes numériques dont se sont emparés les collectifs de prostitués et leurs soutiens qui militent pour la reconnaissance et l’institutionnalisation du travail sexuel reproduisent en réalité les hiérarchies mass-médiatiques. De fait, le discours abolitionniste, majoritaire dans les médias traditionnels, est également hégémonique dans les arènes numériques malgré la visibilité importante des activistes prônant l’autodétermination des corps, considérant la sexualité comme un lieu d’émancipation des femmes, y compris dans ses formes vénales.
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Devillard V., Le Saulnier G., 2015, « Le problème public de la prostitution aux marges des arènes publiques numériques », Journal des anthropologues, 142-143 (3), pp. 203-226. Accès : https://doi.org/10.4000/jda.6279.
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