Un éducateur de la cité
Pierre Bourdieu (1984 : 283-284) a présenté Raymond Aron (1905-1983) comme « un grand journaliste universitairement consacré ». Trois ans auparavant, le magazine Lire l’avait placé en deuxième position d’un hit-parade des intellectuels. Pierre Bourdieu avait d’abord été l’assistant de Raymond Aron au Centre de sociologie européenne qu’ils dirigèrent ensemble. La rupture intervint en 1965 peu de temps après la publication des Héritiers. Les étudiants et la culture (Bourdieu, Passeron, 1964 ; Baverez, 1993 : 328-332), parce que Raymond Aron en réprouvait l’orientation moralisatrice et idéologique ; elle fut consommée en Mai 68. Au-delà du règlement de comptes, les remarques de Pierre Bourdieu désignent bien la singularité de Raymond Aron dans l’espace public : à la fois savant – philosophe, sociologue – et commentateur de l’actualité politique.
Si Raymond Aron sociologue n’a pas traité systématiquement des médias, du moins a-t-il développé une théorie de la démocratie à l’époque des sociétés industrielles et pensé son activité de commentateur : contrairement à ce que suggérait Pierre Bourdieu, la consécration universitaire a précédé pour Raymond Aron le succès de l’éditorialiste auprès du public. On partira ici de la philosophie politique de l’auteur conçue dans le contexte de la crise des années Trente pour aborder ensuite son investissement dans le journalisme sous l’effet de « la tentation de la politique ». Quels publics a-t-il visés, touchés, en fonction de son but qui était la défense de la démocratie libérale face aux « tyrannies modernes », autrement dit aux régimes totalitaires ? Quels arguments et quelles stratégies de communication a-t-il utilisés ? En effet, l’approche sous l’angle des publics suppose que l’on s’intéresse, au-delà des idées et de l’homme qui les porte, aux réseaux qui en facilitent la diffusion.
Défendre la liberté face aux tyrannies modernes
Raymond Aron est né et mort à Paris. Fils d’un professeur de droit, d’une famille bourgeoise de l’Est, juif mais agnostique, il a été élevé dans le « patriotisme lorrain » (Aron, 1981) et l’attachement passionné à la République. Il a ensuite le parcours d’un excellent élève, consacré par l’École Normale Supérieure – dans la même promotion que Jean-Paul Sartre, son « petit camarade » (Aron, 1983) – et l’agrégation de philosophie. Sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire (1938), porte sur l’épistémologie de l’histoire. Elle procède directement de la situation historique des années Trente. Lors de son séjour en Allemagne, Raymond Aron est marqué par la montée du nazisme et la chute du régime de Weimar. Attaché à la réconciliation franco-allemande, comprend très vite qu’elle ne sera plus possible avant longtemps, et en tire les conclusions : la France doit se mettre en état de défense. Il délaisse alors les leçons d’Alain pour celles d’Ernest Renan : il faut travailler à la réforme intellectuelle et morale de la France. Raymond Aron s’adresse d’abord aux élites intellectuelles – son milieu. Sa thèse remet en question la quiétude des universitaires français qui voient dans le positivisme un acquis définitif. Léon Brunschvicg (Aron, 1983 : 676) lui reproche de voir dans l’histoire un drame sans unité là où il voit, pour sa part, une unité sans drame. Outre la contestation du positivisme à partir de la sociologie de Max Weber, la thèse est originale parce qu’elle présente un sujet-citoyen, qui n’est pas un individu isolé, mais enraciné dans une cité, solidaire d’une histoire qu’il n’a pas choisie. Son libéralisme se présente ainsi comme civique, non doctrinaire. Jusqu’au printemps 1938, il se définit comme socialiste. En 1946, il commente encore avec une certaine sympathie l’expérience des travaillistes.
Pendant et autour de la Seconde Guerre mondiale, Raymond Aron acquiert une envergure internationale par sa participation à plusieurs réseaux d’inspiration libérale et occidentale. À l’été 1938, il prend part au colloque Walter Lippmann (Audier, 2008) : à l’initiative du philosophe Louis Rougier, des libéraux européens et américains se réunissent autour du livre du journaliste américain Walter Lippmann, La Cité libre (1937). Parfois représenté comme l’acte de naissance du néolibéralisme, ce colloque est d’abord une réaction défensive d’intellectuels qu’inquiéte la montée des totalitarismes. Raymond Aron n’y rencontre pas moins Friedrich A. von Hayek, qu’il revoit pendant la guerre à Londres au Reform Club. En 1947, ce dernier lui propose de rejoindre la Société du Mont-Pèlerin qu’il vient de fonder. Le libéralisme du premier est pourtant avant tout politique. Il approuve l’État-providence. Il quitte la Société en 1955. Tout en respectant Friedrich A. von Hayek comme un grand économiste, il en critique la philosophie dans l’Essai sur les libertés (Aron, 1965).
Rédacteur en chef de La France libre pendant la guerre, Raymond Aron assume la bataille des propagandes. S’il se montre alors très critique à l’égard du général de Gaulle, il s’engage en revanche au début de la Guerre froide dans le mouvement gaulliste dont l’anticommunisme est alors le ferment : il participe aux instances dirigeantes, anime la revue Liberté de l’esprit.
Surtout, Raymond Aron devient alors un éditorialiste de premier plan. À Combat, puis au Figaro (Aron, 1990-1997), il commente au jour le jour l’actualité politique et internationale. Simultanément, il se distingue avec Le Grand Schisme (1948) et Les Guerres en chaîne (1951), essais dans lesquels il analyse les caractéristiques de la Guerre froide. Il dirige la collection « Liberté de l’esprit » chez Calmann-Lévy. Dès 1949, il apparaît aux Américains comme un interlocuteur privilégié en raison de son atlantisme et de son rayonnement intellectuel et éditorial. Il devient ainsi l’un des hommes-clés du Congrès pour la liberté de la culture et l’un des piliers de la revue Preuves qui représente le Congrès à Paris. Cet engagement met Raymond Aron au ban des intellectuels. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir considèrent son passage à droite comme une trahison. La brouille dure jusqu’au début des années 1970. Elle est asymétrique, Jean-Paul Sartre (1961 : 248-249) écrivant : « Un anticommuniste est un chien », ce que Raymond Aron prend pour lui, sans répliquer sur le même ton, car il respecte le génie littéraire et philosophique de son ancien condisciple : il prend ainsi à cœur de lire et de critiquer la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre (Aron, 1973). Le Canard enchaîné le croque en va-t-en-guerre. Plus tard, ses positions favorables à l’indépendance algérienne lui valent des ennemis à droite. Jacques Soustelle (1957) le stigmatise en « Servan-Schreiber du riche », au motif qu’il servirait les intérêts du grand capital contre les pieds-noirs.
Praxéologie : en quête d’une science politique et d’une stratégie
Si le thème des publics est immanent à la pensée et à l’œuvre de Raymond Aron, ce dernier ne le théorise pas en tant que tels. Selon lui, les démocraties sont prises entre les principes contradictoires du consentement des gouvernés et de la recherche du bien commun (Aron, 2005 : 805). Le problème politique par excellence est donc de résoudre une antinomie fondamentale : « Concilier la hiérarchie avec l’égalité, la hiérarchie de pouvoir avec l’égale dignité humaine » (Dix-huit leçons sur la société industrielle, Aron : 2005 : 804). Libérale et non libertaire, sa pensée admet comme une donnée l’existence d’une organisation hiérarchique dans les sociétés industrielles, puisqu’aucune n’y fait exception. Mais elle intègre de même la puissance des aspirations égalitaires dans les démocraties. Raymond Aron (2006 : 461-582) réfléchit aux différences de classe à travers une étude comparative des sociétés moderne : comment définir « le concept de classe » ? Catégories dirigeantes ou classe dirigeante ? Il développe une sociologie des élites et une réflexion sur la circulation des élites. Celle-ci est complétée par une approche des institutions dans lesquelles s’objectivent une société et ses valeurs politiques. L’approche sociologique concerne aussi l’étude des relations internationales (Aron, 1962), puisqu’il s’agit de comprendre celles-ci à travers les systèmes de pensée des élites dirigeantes et des diverses composantes des opinions publiques. Engagé dans le destin de la société dont il est citoyen, le sociologue-commentateur tient compte des deux composantes de l’antinomie du politique : à l’adresse des dirigeants, il esquisse un art politique susceptible d’obtenir le consentement des gouvernés, à l’attention de ces derniers, il déploie une pédagogie par laquelle il s’efforce d’éclairer le bien commun. Cette double démarche le conduit à investir les différents niveaux de l’espace public, aussi bien le grand public – où il distingue en des circonstances données entre les différentes composantes de l’opinion publique – que les élites universitaires ou politiques. Cette approche est répétée à l’échelle internationale, puisque Raymond Aron a l’ambition de participer aux débats stratégiques de son temps, ceux de la Guerre froide.
Raymond Aron s’est efforcé de penser le monde dans un système. De sa formation kantienne, il conserve l’idée d’une possible éducation de l’homme à travers l’histoire. Il n’en retient pas moins les leçons de Nicolas Machiavel : le prince doit préférer le salut de sa cité au salut de son âme. Dans Paix et guerre entre les nations (Aron, 1962), il définit la prudence comme l’aptitude à tenir compte des conjonctures singulières. Il récuse l’opposition simpliste entre idéalisme et réalisme, et tente de parvenir à une praxéologie, c’est-à-dire à une science de l’action diplomatique et stratégique. Ce souci du concret l’inscrit dans la tradition aristotélicienne. Récusant l’hégélianisme, il se moque des « confidents de la providence » (Aron, 1950 : 1) qui prétendent connaître a priori le sens de l’histoire. Le commentaire d’actualité prend ainsi la forme d’une ascèse, parce que c’est une tâche fastidieuse – Raymond Aron se représente en Sisyphe –, mais aussi parce qu’il s’agit d’un exercice rigoureux : analyse de la constellation historique, des intentions avérées ou probables des acteurs et des choix possibles, en tenant compte de leurs conséquences prévisibles. L’attitude du commentateur est donc éminemment éthique, puisqu’il s’agit d’éclairer ses concitoyens en dépassant l’attitude qui était celle d’Alain (Émile-Auguste Chartier) dans Le Citoyen contre les pouvoirs (1926). En effet, le XXe siècle a montré que le principal danger ne venait pas des institutions bureaucratiques que sécrète la démocratie libérale, mais bien davantage des idéologies totalitaires que l’auteur appelle « religions séculières » (Aron, 1990 : 925-948). Il s’agit donc aussi bien d’éclairer la prise de décision des dirigeants que d’associer les citoyens à la délibération, afin d’obtenir leur consentement à des mesures potentiellement douloureuses. C’est le cas, par exemple, dans la conférence « États démocratiques et États totalitaires » où Raymond Aron (2005 : 67), en juin 1939, tente de convaincre un public d’intellectuels de l’imminence des périls, en exhortant les Français à « être capable des mêmes vertus » que les citoyens des États totalitaires. C’est un appel au dévouement civique et à l’abnégation. Il n’est pas étonnant que Raymond Aron se soit tourné à maintes reprises vers Thucydide et l’exemple célèbre de Périclès demandant aux Athéniens de sacrifier leurs biens pour sauver leur cité.
Cette dimension vertueuse, voire héroïque, de la politique n’exclut pas la prise en compte de son versant machiavélien. Raymond Aron a d’abord rejeté avec indignation le machiavélisme des tyrannies modernes. Il a ensuite admis les leçons de Nicolas Machiavel et théorisé l’utilité d’un machiavélisme modéré au service de la liberté politique : l’opinion publique est en effet malléable, et les actions humaines ne procèdent souvent pas des motifs allégués. C’est ainsi qu’il a lu et préfacé le Traité de sociologie générale de Vilfredo Pareto (1968), et qu’il s’est inspiré de Georges Sorel (1847-1922). Lecteur assidu de Karl Marx et théoricien de l’action révolutionnaire, l’auteur des Réflexions sur la violence (1908) a fourni à Raymond Aron la notion de mythe politique. Un mythe politique est une idée inspiratrice susceptible de mobiliser les peuples. Face à la propagande d’idéologies totalitaires, les mythes politiques sont utiles, voire indispensables. Raymond Aron l’utilise notamment à propos de l’Europe. Il a ainsi des formules sévères pour l’idée européenne, « idée d’intellectuels », appliquée au continent divisé par le rideau de fer : « une caricature d’Europe » (Aron, 1951 : 414-415). Mais l’idée européenne a aussi été le moyen de la réconciliation franco-allemande nécessaire pour résister au communisme, notamment pour éviter que l’Allemagne ne bascule dans l’autre camp. Sachant que les Allemands aspirent à la réunification, et que Staline la leur propose en échange de la neutralité, en 1952, Raymond Aron exhorte les étudiants allemands à se mobiliser pour l’unité européenne, qu’en l’occurrence il ne distingue pas de l’alliance occidentale. Plus tard, en 1975, il explique que l’idée européenne est morte en tant que mythe, constatant qu’il ne reste alors plus que des institutions et une bureaucratie, et que l’enthousiasme relatif des années d’après-guerre est retombé.
Le professeur
Tout autant que son activité éditoriale accroît sa notoriété, son enseignement assoit la réputation de Raymond Aron. Il donne des cours à l’École Nationale d’Administration (ENA) dès 1946, enseigne ensuite à Sciences Po avant de revenir à l’Université en 1955, année où il publie L’Opium des intellectuels. Ses cours à la Sorbonne portent sur la sociologie des sociétés industrielles. Il redécouvre Alexis de Tocqueville qu’il réhabilite en tant que précurseur de la sociologie pour confronter ses conceptions au marxisme de… Karl Marx. Contre l’idéologie marxiste-léniniste, il propose, à la suite de Joseph Schumpeter, une reconstruction du cheminement intellectuel de Karl Marx vers l’interprétation des sociétés industrielles et de l’histoire. Son autorité intellectuelle contribue à la renaissance du libéralisme, dont Albert Thibaudet (1934 : 217) a pu écrire : « Le terme libéralisme appartient au passé ». Elle tient notamment au fait que Raymond Aron est devenu, parmi les universitaires, l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Karl Marx. Alors que le gros volume de Paix et guerre entre les nations avait suscité des éloges polis, mais sur fond de scepticisme, l’Essai sur les libertés (1965) et Les Étapes de la pensée sociologique (1967) acquièrent très vite le statut de classiques, le premier comme une nouvelle référence de la pensée libérale, le second comme un bréviaire des étudiants en sciences sociales.
L’Université a véritablement sorti Raymond Aron de l’isolement où l’avait conduit son engagement anticommuniste depuis le début de la Guerre froide. Gwendal Châton (2006) a décrit le rôle essentiel du séminaire, « structure élémentaire de la sociabilité libérale ». Il appelle « nébuleuse » « la forme première, peu structurée », du milieu aronien, et nomme « mouvance » « la forme structurée de ce même milieu », qui suppose « un personnage central et un noyau dur » (ibid. : 83). Il a d’abord animé un séminaire en compagnie Jean-Baptiste Duroselle à Sciences Po dès la fin des années 1950. De 1960 à 1967, son séminaire se tient à la Sorbonne avec, entre autres participants, François Bourricaud, Jean Baechler, Bernard de Fallois, Claude Lefort, Robert Marjolin, Raoul Girardet, Pierre Hassner, Jean-Claude Casanova, Gaston Fessard et Kostas Papaïoannou. Le séminaire suit Raymond Aron à l’École pratique des hautes études en janvier 1968. Il tire parti de la réaction à Mai 68 et de l’élection de son animateur au Collège de France en 1970. Parmi les nouveaux participants, Pierre Manent, Alain Besançon, Annie Kriegel, Dominique Schnapper et Georges Liébert, l’homme-clé de Contrepoint, revue créée après la disparition de Preuves en 1969. Raymond Aron apparaît bien comme une figure centrale du renouveau du courant libéral en France à partir des années 1970. Mais comment évaluer son influence ?
Une influence politique moins évidente que son rayonnement intellectuel
Celle-ci a été limitée dans le cas du « grand débat » sur l’arme atomique et sur la stratégie que devrait suivre la France en ce domaine. Christian Malis (2005 : 75, 760) décrit ainsi un Raymond Aron « au cœur de l’événement, mais en marge de l’action » : il n’influe ni sur les décisions du général de Gaulle, ni sur les relations franco-américaines, en dépit des relations nouées avec plusieurs membres de l’administration, jusqu’à une rencontre avec le président américain. Interlocuteur des plus grands, Raymond Aron n’a jamais été le conseiller du prince : ses relations avec le général de Gaulle ont été médiocres à Londres, elles se sont améliorées dans les premières années du Rassemblement du peuple français (RPF) – selon Claude Mauriac (1970 : 340-341), c’est Raymond Aron qui aurait convaincu de Gaulle, d’abord réticent, d’approuver le Pacte atlantique – avant de se détériorer irrémédiablement sous la Ve République. Georges Pompidou a gardé ses distances vis-à-vis de lui. Même Valéry Giscard d’Estaing, qu’il a constamment soutenu, ne l’a quasiment jamais consulté.
En revanche, il a exercé une influence directe sur certains étudiants du séminaire comme Raoul Girardet et Patrick Devedjian qui, à son contact, ont évolué de l’extrême droite vers la modération (Châton, 2006). Pendant la guerre d’Algérie, il a été pris à partie par les partisans de l’Algérie française dont quelques-uns ont ensuite reconnu qu’il avait vu juste en montrant qu’il s’agissait d’un combat sans issue.
En Mai 68, ses prises de position contre le mouvement font oublier qu’il a été l’un des plus constants partisans d’une réforme de l’Université (Aron, 2016). La Révolution introuvable (1968), où il s’identifie à Alexis de Tocqueville moquant les quarante-huitards, le fait classer parmi les conservateurs. De fait, il reproche à la génération de Mai 68 ses « idées fortes et confuses » (Aron, 2005 : 691) : elle aspirait aux biens matériels de la société de consommation tout en rejetant l’organisation hiérarchique et la compétition caractéristiques de la société industrielle. Deux préoccupations motivaient Raymond Aron : l’une politique, parce que le mouvement, le 29 mai, semblait sur le point de renverser la Ve République, un régime qu’il avait critiqué, mais qui avait rétabli le prestige de la France sur le plan international ; l’autre universitaire, parce qu’il ne pouvait concevoir un « pouvoir étudiant » : il publia en juin une série d’articles dans le Figaro, refusant l’élection des professeurs par des étudiants, la participation de ces derniers aux jurys d’examens, ou le contrôle de la désignation des représentants des enseignants par des assemblées générales où siègeraient des étudiants (Aron, 2016 ; Baverez, 1993 : 396-397). Ces interventions, complétées par le succès de La Révolution introuvable (1968), firent de lui le symbole de la réaction conservatrice au mouvement de Mai, alors même que ses positions n’étaient pas celles d’un conservateur.
Le Plaidoyer pour l’Europe décadente de 1977 – best-seller imprévu selon Pierre Bourdieu (1984 : 277) – démontre sa capacité intacte à conjuguer verve et rigueur intellectuelle : il obtint la consécration du public, au-delà de son lectorat habituel. Déjà, de 1968 à 1972, il avait tenu une chronique régulière sur Europe 1 : Le Point de vue de Raymond Aron. Son départ du Figaro en 1977, à la suite de ses démêlés avec le nouveau propriétaire du journal, Robert Hersant, le conduisit vers de nouvelles tribunes. Sur le plan national, ce fut l’hebdomadaire L’Express, mais il écrivit aussi régulièrement, via l’agence Harmonia Mundi, pour des titres de la presse régionale : Le Midi Libre, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, et Le Progrès de Lyon. Simultanément, il a été un homme de télévision, interlocuteur de Pierre Desgraupes pour présenter ses livres dans Lectures pour tous dès la fin des années 1950, intervenant fréquemment à la radio ou à la télévision. Les dernières années de Raymond Aron correspondent à la mise en place méthodique et couronnée de succès de son autobiographie, exercice auquel il avait été longtemps réticent. Alors qu’il s’était montré distant, presque cassant dans une première Radioscopie en 1969, il fut très à l’aise lorsqu’il revint sept ans plus tard devant Jacques Chancel. En 1981, il enregistra Les Vingt Ans de Raymond Aron avec Anne Sinclair, et la même année furent diffusés les entretiens du « Spectateur engagé » avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton sur Antenne 2. Le succès de l’émission l’incita à écrire ses mémoires. Plusieurs fois invité de Bernard Pivot dans Apostrophes, il reçut une consécration dans une émission spéciale, « Le XXe siècle de Raymond Aron », pour la présentation de ses Mémoires (1983). Au moment de son décès, Raymond Aron, qui avait vécu en première ligne les fractures des opinions publiques française et européenne au XXe siècle, était devenu une figure presque consensuelle, selon la formule de Pierre Manent, un « éducateur de la cité » (Commentaire, 1985 : 168).
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