À l’origine, un mot savant et élitiste
L’artialisation est à aborder en deux phases successives fort différentes dans les approches et usages que l’on en fait. Longtemps, il s’est agi d’une démarche élitiste associant une œuvre d’art, principalement un tableau, et un paysage.
Né sous la plume de Montaigne, le néologisme artialisation est presque contemporain de la naissance du mot paysage, mentionné pour la première fois dans le dictionnaire de Robert Estienne (1549). Tenté par le paysagisme (Desan, 2006), autrement dit la composition littéraire ayant la nature pour thème, l’auteur des Essais donne à sa création une signification spécifique, technique, pointue. Dans une toile, son mot désigne le remplacement du fond bleu ou doré parsemé d’étoiles par des scènes bucoliques ; chez les peintres flamands des XVe et XVIe siècles, la fenêtre qui troue le tableau crée le paysage occidental (Roger, 1997 ; Cauquelin, 1989) ; dans les livres d’heures, la laïcisation spatiale et temporelle invite à égrener autrement les saisons.
L’artialisation fut d’abord un raccourci pratique, poétique et esthétique pour appréhender le paysage né avec les civilisations du jardin (Berque, 1995), à rapprocher de l’évocation de l’Eden dans les religions du Livre. Ce filtre de lecture aide à sélectionner parmi les lignes principales et secondaires des plans successifs et de l’architecture d’une œuvre. Le paysage offre des similitudes avec la théâtralité. Il existe une scène exposée, des coulisses, voire un script prêtant à la mise en récit. Il peut être désiré, sublimé, idéalisé, voire détesté. Le lien artialisation/paysage rappelle que ce dernier est construit par le travail têtu et séculaire du paysan. Sans ce labeur et cet entretien parfois très méticuleux, il s’effondre. Le paysage fut au cœur du premier traité d’agronomie paru en 1600 sous la plume d’Olivier de Serre : Théâtre d’agriculture et mesnage des champs. Le rapprochement effectué entre les deux objets convoque à la fois l’interprétation de l’œuvre et la réalité in situ, par exemple les nombreuses toiles qui dépeignent la butte Montmartre et l’ambiance entretenue sur ce site emblématique de Paris.
Un beau levier d’aménagement et de représentation pour rêver sur les territoires
L’artialisation n’est plus confinée dans son approche savante, confidentielle, limitée pour l’essentiel à la lecture des peintures et à l’admiration des parcs et jardins. Elle s’élargit ou plutôt réalise des allers et retours entre les deux conceptions qui l’animent. D’abord, l’artialisation in situ où l’intervention artistique modifie un lieu. Ainsi, en pays bigouden, les tables d’orientation placées face au coucher de soleil sur l’océan sont-elles décorées de faïences de Quimper et accompagnées de bribes de texte du Cheval d’orgueil (Hélias, 1975). Ensuite, l’artialisation in visu érige le paysage au rang d’œuvre par les références historiques, artistiques, voire touristiques qui en donnent les représentations. Elle se nourrit également des formes d’égo histoire (Nora, 1987). Cette démarche relie une quête scientifique ou artistique et le récit de nos vies, ce qui nous a faits et nous a construits dans nos valeurs. Ce type de posture mobilise les émotions, l’ensemble de nos sens, les représentations liées à notre culture, notre éducation, et encore nos éventuels choix religieux.
En mettant en scène les territoires et en soulignant leur aménité et la poésie qui s’en dégage, l’artialisation entre en force dans nos façons d’habiter la terre (Dardel, 1952). Le poète et le conteur occupent désormais une place importante dans l’animation des lieux. Ils valorisent les formes, ombres, couleurs et éclats qui sont dans la nature, jouent avec la succession des saisons et explorent également les alternances jour/nuit (Gwiazdzinski, Straw, 2018). La poïétique de la création, autrement dit l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée dans le but de déboucher sur une invention artistique neuve, participe à la reconfiguration des paysages. Armand Frémont (2009) a montré la pertinence qu’il y a à tenter une égogéographie éclairant toute la richesse du couple paysage/art à propos de sa Normandie natale où les impressionnistes sont venus chercher l’inspiration dans la fluidité des ciels, la force des vagues, la hauteur des falaises, etc. L’artialisation est un ingrédient pour transformer la nature et ses représentations grâce à la mobilisation de toutes les formes d’art. Sonia Keravel (2015) nous invite à « passer » le paysage par la fréquentation des sentiers d’artistes, avec les sites à lire, à proclamer, réciter, chanter, mettre en musique, etc. Ainsi, le processus d’artialisation s’élargit, insuffle de la vie en ayant pour support toute les échelles des paysages gagnés par l’émotion. Nous ne sommes plus seulement en admiration devant le mont Fuji ou le pays arlésien de Vincent Van Gogh. L’alchimie de l’artialisation gagne des paysages ordinaires mais émouvants parce qu’intimes, avec qui nous partageons nos souvenirs. Marcel Proust (1923 : 692) a été précurseur dans cette démarche en reliant le petit pan de mur jaune de Delft à l’œuvre de Vermeer. L’artialisation nourrit une projection qui intrique espace et culture.
De nos jours, le paysage est également associé au pays, une échelle de territoire pertinente proche de celle du bassin de vie mais dotée d’un supplément de sens par le dénominateur patrimonial et identitaire contenu. Cette conjonction d’éléments est facteur de bien-être (Bailly, 1981) et de facilité pour vivre ensemble, partager, être en proximité avec les lieux que nous habitons. Dans cette démarche, nous ne sommes pas éloignés des quatre raisons qui font le paysage chez Augustin Berque. Il s’agit des représentations linguistiques, littéraires, picturales et jardinières. À croiser ces quatre données le processus d’artialisation naît et prospère. Il prend du souffle, de la puissance, de l’audience en rapprochant paysages, récits et approches festives du territoire. Désormais, il s’agit de mobiliser l’ensemble des sens dans une démarche d’accompagnement du paysage qui dépasse l’utilitaire et le fonctionnel pour se prêter à une approche sensible des lieux afin de souligner l’originalité d’un territoire.
Portée par l’utopie, cette posture encourage les audaces créatrices, les dialogues entre ce qui est vu au musée et ce qui existe sur le terrain. Elle aide également à croiser l’épaisseur du temps et les échelles spatiales. Dans cette alchimie, aménagement et culture sont aboutés, intriqués. Ce façonnement au service des lieux engendre un supplément d’âme (Guinard, 2019) où sont mobilisés le sensible, la culture, l’émotion, via les grilles d’interprétation sensitives (voir, écouter, humer, toucher, etc.). Jean-Marc Besse (2018) ne dit rien d’autre en rappelant que le paysage est essentiel, profond et indispensable, servant à la fois nos aspirations pour habiter le monde, avec nos désirs et envies. À leur niveau de décision, les élus s’engagent à écouter designers, poètes et conteurs (Bachelard, 1957) pour engager des démarches de qualité. Ainsi les enveloppes territoriales s’identifient-elles à une charte graphique, un slogan, voire une expression relevant de la synecdoque quand un objet ou un motif résument à eux seuls le lieu (Debarbieux, 1995). Nos territoires sont à la recherche d’un nom, de signes qui les individualisent, les font vibrer, les rendent attractifs, coquets, voire séducteurs. Dès 1993, la communauté de communes réunie autour de Paimpont s’appelle pays de Brocéliande. En Meurthe-et-Moselle, un graphiste remodèle la curieuse forme départementale pour évoquer la silhouette d’une gitane portant une ample robe étalée où sont énumérées les productions d’art. Sur le drapeau lorrain, le chanteur Charlélie Couture apporte son talent pour reconfigurer des alérions (petits rapaces) stylisés.
Passer par le biais de l’artialisation relève d’une lecture décalée et affective des espaces. Cette posture apporte un supplément de sens aux territoires évoqués de façon transversale, dans différentes échelles et avec la mobilisation de toutes les sensibilités. Ce passage par une approche sensible et poétique des lieux engendre une certaine fierté pour ceux qui voient leur territoire sous un angle neuf, valorisé. Dans cette alchimie, les populations s’impliquent ; au minimum s’interrogent, polémiquent, crient leur refus ou adhèrent à des pratiques artistiques qui se superposent au territoire (Husson, 2017 ; 2018). Ce levier permet d’associer aux élus et techniciens de l’aménagement des artistes, des coloristes, des chanteurs, etc. Le sensoriel devient un matériau pour faire évoluer le terrain. Par exemple, Bernard Lavilliers cria la saga industrielle en chantant la Fensch vallée (1976). Bernd et Hilla Becher photographièrent frontalement, en noir et blanc, le monde minéral des « cathédrales » industrielles sur l’espace Saar-Lor-Lux. Baru a donné de la poésie aux tubulures, aux sheds des usines, aux rangées de cités qu’il représente dans ses bandes dessinées.
L’avalanche d’images dont nous disposons, l’hyper mobilité qui anime la plupart de nos contemporains font que le mot artialisation change, s’est démocratisé. Il est porté par une dimension ludique retenue pour faire découvrir différemment l’espace, par exemple en l’associant au Land art et au Street art. Dans les interstices du couple nature/culture (Bertrand C., Bertrand G., 2014) se logent de nouvelles acceptions de l’artialisation. L’impact des effets de l’anthropocène dans notre quotidien (changement climatique, récurrence des crises de forte intensité) nous inquiète et fait probablement que nous sommes à la recherche de réponses affectives, artistiques à nos interrogations, voire nos peurs. La poétique des lieux est une réponse parmi d’autres à ces questions. Dans ce contexte, l’artialisation est thérapie. Dépasser la contemplation permet de mieux s’ancrer dans le paysage (Jullien, 2014) pour en ressentir le souffle, en « paysagissant » (néologisme utilisé par la cité du paysage de Sion pour synthétiser les dynamiques portées autour des paysages sensibles, www.citédespaysages-meurthe-et-moselle.fr).
L’artialisation s’insinue dans la co-construction de l’espace et de la société. Ce processus aide à dépasser les deuils nés des dysfonctionnements économiques. Il sert même à valoriser les traces et coutures conservées dans les sols sous la forme de palimpsestes. Ce prisme de lecture déformant fait du bien, présente autrement la réalité, qu’elle soit paisible, raturée, désirable ou inexplorée. Mobiliser l’artialisation, c’est nourrir l’imaginaire, porter des processus festifs, faire rêver, encourager l’avancée de l’utopie et, finalement, progresser dans la mise en place de projets ascendants.
Bachelard G., 1957, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France.
Berque A., 1995, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, F. Hazan.
Besse J.-M., 2018, La Nécessité du paysage, Marseille, Parenthèses.
Cauquelin A., 1989, L’Invention du paysage, Paris, Plon.
Dardel É., 1952, L’Homme et la terre, Paris, Éd. du CTHS, 1990.
Debarbieux B., 1995, « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, 24 (2), pp. 97-112. Accès : https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1995_num_24_2_3363.
Desan P., 2006, « Montaigne paysagiste », pp. 39-49, in : Courcelles D. de, dir., Nature et paysage. L’émergence d’une nouvelle subjectivité à la Renaissance, Paris, Publication de l’École nationale des chartes. Accès : https://books.openedition.org/enc/751.
Frémont A., 2009, Normandie sensible. Tableau d’une égo-géographie, Paris, Éd du Cercle d’art.
Guinard P., 2019, Géographies culturelles. Objets, concepts, méthodes, Paris, A. Colin.
Gwiazdzinski L., Straw W., 2018, « Nuits et montagne. Premières explorations d’une double frontière », Revue de géographie alpine, 106 (1). Accès : https://journals.openedition.org/rga/3976.
Hélias P. J., 1975, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon.
Husson J.-P., 2017, « Les Vosges artialisées : processus, images, finalités », Revue de géographie alpine, 105 (2). Accès : https://journals.openedition.org/rga/3699.
Husson J.-P., 2018, « L’artialisation, un levier pour aménager les territoires ». Conférence prononcée à Hayange le 13 mars 2018.
Jullien F., 2014, Vivre de paysage ou L’impensée de la Raison, Paris, Gallimard.
Keravel S., 2015, Passeurs de paysages. Le projet de paysage comme art relationnel, Genève, Métis Presses.
Nora P., dir., 1987, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard.
Proust M., 1923, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1988.
Roger A., 1997, Court traité du paysage, Paris, Gallimard.
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